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9 février 2014 7 09 /02 /février /2014 13:00

 

Hôtel AubryDans le couloir sombre, le bruit de la pluie s'estompa. Ce fut comme un chuchotement que l'on distinguait à peine à travers les portes closes. Léon avançait presque en aveugle, guidé seulement par la lueur rougeoyante et mystérieuse des lampes à gaz qui paraissaient épuisées d'avoir illuminé les couloirs tout au long de la nuit. Puis il s'enfonça dans l'escalier comme dans une bouche d'ombre. Mais au fur et à mesure de sa descente, les ténèbres reculaient et dans le hall d'entrée de l'hôtel, la lumière resplendissait comme pour chasser les lueurs glauques que l'averse agitait contre les vitres. Derrière le petit comptoir de réception, avec le sourire béat du bienheureux, Fermín rêvait le nez en l'air en bayant à la pluie. Son visage rayonnait, comme de l'intérieur, d'une beauté pure et inaccessible, semblable à l'éclat divin des saints de pierre que Léon admirait dans l'église de son village. Il hésitait à rompre le charme mystérieux qui irradiait de la figure en extase de Fermín et venait s'étendre aux objets et aux meubles qui l'entouraient, comme un vernis lumineux et inaltérable. Léon se demandait ce qui pouvait rendre à ce point palpable le sentiment du bonheur dont l'air était parfumé et presque saturé. Un instant, en aspirant avec délectation, Léon se sentit heureux du bonheur de Fermín. Comme il s'approchait doucement, presque délicatement, une lame du plancher grinça sous son pied et Fermín s'éveilla. De leur vagabondage lointain, ses yeux prirent lentement le chemin du retour et se posèrent sur Léon, un peu titubants, encore secoués d'étincelles de rêve. Face à face, les deux garçons échangèrent un sourire.

« Tiens... Léon, je ne t'avais pas vu approcher ! Tu es là depuis longtemps ?

 - Non, penses-tu, je descendais me dégourdir les jambes et je t'ai aperçu. Tu avais l'air un peu rêveur.

 - C'est vrai ? Par chance c'était toi et pas la patronne sinon qu'est-ce que j'aurais encore pris ! Hier soir, par exemple, ce fut terrible. Elle m'a accusé de tous les maux et, comble de malheur, j'ai brisé une cruche qu'elle avait reçue pour son mariage, je crois. J'ai bien cru ma dernière heure venue. D'ailleurs elle m'a averti : la prochaine fois, je peux faire mes valises. Peut-être que cela vaudrait mieux... Heureusement, hier soir j'ai reçu une aide précieuse, tu ne devineras jamais...

- Voyons, peut-être Rocquencourt, encore que cela me surprendrait beaucoup.

 - Le vieil aristocrate ? Il me méprise, il me prend pour son laquais, il serait bien le dernier à me tirer d'embarras.

- Alors qui donc, doña Angélica ?

- Elle, je l'aime bien mais elle tremble plus que moi devant la vieille. Alors pour me donner un coup de main...

- Ne me dis pas que Porfirio...

- Lui non plus, il ne s'intéresse à personne d'ailleurs, sans doute est-il trop sourd ! Non, non, tu n'y es pas du tout. Mon ange gardien, ou plutôt ma bonne fée devrais-je dire, tu ne le connais pas encore, mais si tu la connaissais, tu comprendrais peut-être ce qui m'arrive. Cette fée merveilleuse, c'est... »

Comme dans un mauvais rêve au cours duquel il aurait enfin découvert avec soulagement – et au moment précis où il se serait réveillé – le visage d'une silhouette qui n'avait cessé de le poursuivre, Léon sut d'une manière aiguë et définitive ce qu'allait lui révéler Fermín et il préféra prononcer lui-même ce nom précieux, mille fois adoré et soigneusement caché :

« Audeline... »

Ce fut un murmure, à peine audible. Pourtant Léon en resta assourdi comme s'il avait hurlé. Dans le silence qui suivit, il crut en entendre l'écho infini emplir tout l'hôtel. Et puis une peur irraisonnée s'empara de lui à l'idée de ce que Fermín allait dire. Ce dernier parut un peu surpris par l'interruption de Léon.

« Tu la connais donc ?

                - Oui, je l'ai déjà aperçue dans l'hôtel.

 

               - C'est curieux car elle sort rarement de sa chambre, sauf parfois pour se mettre au piano. Tu sais, il m'arrive de l'observer en cachette lorsque j'entends le piano jouer en sourdine. Je sais immédiatement que c'est elle, justement parce que les mélodies sont à peine audibles, on dirait presque que le piano murmure... »

 

                   Sa nuque fragile, courbée vers le clavier, des mèches blondes en désordre et ses doigts si fins, si légers, courant sur les touches comme de petits lutins joyeux !

    « … Je me dissimule alors dans les plantes qui entourent le piano et je l'observe. C'est un spectacle merveilleux, la musique la rend encore plus... belle. »

    Ainsi donc n'était-il pas le seul à avoir communié, caché dans la verdure, presque à genoux derrière le piano, dans ces instants de douce mélodie ! Il en ressentit comme du dégoût. Fermín venait de souiller à jamais la pureté de son souvenir. Léon regardait Fermín en souriant dans un immense effort pour ne pas laisser paraître sa déception. Le visage de Fermín brillait de bonheur, et ce bonheur si visible, tellement assuré, le transperçait tout entier de son impitoyable glaive. Voilà pourquoi Fermín affichait cet air de béatitude lorsque Léon l'avait surpris. Il pensait à elle, bien sûr, et cela le rendait infiniment heureux, à un point tel que son visage en rayonnait.

    « Mais jusqu'à hier soir, reprit Fermín ignorant de la souffrance qui tourmentait Léon, elle n'avait jamais prêté attention à moi. Je l'admirais en secret, je rêvais souvent d'elle mais je savais bien qu'elle était inaccessible. Eh bien tu sais, Léon, tu ne vas pas le croire mais je me trompais complètement ! Car hier soir, elle a pris ma défense contre la patronne et surtout, surtout... »

    Léon, ivre de jalousie, tremblait à chaque mot qui venait encore aiguiser le couteau de la souffrance. Et il sentait que le pire était à venir, que Fermín, dans son innocence, maniait les instruments de torture avec l'art consommé du bourreau qui conduit par petites étapes sa victime sur le chemin de plus en plus escarpé de la douleur jusqu'à la crucifixion finale.

    « … Elle m'a regardé avec des yeux, si tu savais, avec des yeux pleins... pleins... d'amour ! »

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