Le soleil entrait déjà abondamment dans la chambre Bleu-Faïence quand Léon fut tiré de ses songes par trois coups secs frappés à sa porte. Il bondit de son lit en passant rapidement les doigts dans ses cheveux, témoin indiscret des désordres du sommeil. La porte s'ouvrit brusquement et le vicomte de Rocquencourt apparut sur le seuil dans un costume d'un blanc impeccable et le visage barré d'un large sourire.
« Comment, mon jeune ami, encore à paresser au lit à une heure si tardive ? Regardez plutôt la magnifique journée qui s'annonce ! Je vous propose une petite promenade matinale dans cette ville que vous ne connaissez pas encore. Qu'en dites-vous ?
- Je pensais justement sortir, monsieur, aussi vous accompagnerai-je volontiers, bredouilla Léon en rougissant jusqu'aux deux oreilles.
- Mais voyons, laissons tomber les formalités et abandonnez-moi ce « Monsieur » terriblement guindé. Balthazar me ferait vraiment plaisir, mon cher Léon.
- Comme vous voudrez, Balthazar...
- Alors c'est dit ! Je vous laisse cinq minutes pour vos ablutions et je vous attends au salon. »
Et la porte se referma aussi brutalement qu'elle ne s'était ouverte.
« Drôle de personnage, songeait Léon, un peu indiscret à ce qu'il paraît. Enfin voyons, se reprit-il, ce monsieur cherche tout simplement à se montrer aimable envers moi. Il me propose son aide, ce n'est pas le moment de faire la fine bouche. » Tout en hâtant sa toilette, il pensait que décidément le vicomte était un peu trop aimable. Il se passa un peu d'eau par le visage et décida de ne pas se raser, sa barbe rare n'en ayant d'ailleurs nullement besoin. En s'épongeant, deux questions lui vinrent à l'esprit : aurait-il l'occasion de revoir bientôt la jeune fille au piano ? Et allait-il rester longtemps à l'Hotel Aubry ? La réponse à la première interrogation était hasardeuse et ne dépendait pas de lui ; la réponse à la seconde dépendait bien de lui et des possibilités qu'il aurait de trouver rapidement un logement indépendant dans Valparaiso mais il se rendit compte immédiatement qu'elle n'était pas sans lien avec la première question. S'il quittait l'hôtel, aurait-il une chance de revoir un jour la jeune fille ? Cette réflexion en amena rapidement une autre : il n'avait pas envie de ne plus revoir cette jeune fille. Il ne connaissait rien d'elle, ils n'avaient échangé aucun mot, aucun signe qui eût pu laisser croire à quelques affinités, mais Léon sentait comme un bien-être particulier à la seule pensée de revoir son visage. « Est-ce cela l'amour ? » Léon avait si peu d'expérience en ce domaine qu'il était enclin à interpréter toute sorte de sentiment nouveau comme les prémices d'une passion amoureuse. Mais rester à l'Hotel Aubry signifiait une dépense exorbitante par rapport au viatique que son père lui avait fourni. Il lui fallait trouver rapidement un travail, voilà la solution ! Mais quel travail ? Il ignorait tout de la langue et il ne savait que réparer des montres. Dans ce pays, les gens ne portaient d'ailleurs peut-être pas de montres ! Il se promit, en se brossant les cheveux, de demander conseil au vicomte. Après tout, il valait mieux profiter des bonnes dispositions de ce compatriote que le destin avait sans aucun doute placé sur son chemin pour le guider. Le cœur résolu et la mine fraîche, Léon Jamin dévala les escaliers menant au hall d'entrée.
Un calme profond régnait dans le salon de l'hôtel lorsque Léon y pénétra à la recherche du vicomte. A travers l'immobilité des feuilles de palmiers, il distingua néanmoins deux silhouettes qui se faisaient face : l'une, plutôt lourde, s'inclinait légèrement comme dans une position de respectueuse adoration pour l'autre, sèche et droite ; Léon reconnut le vicomte et devina Mme Aubry. Il se sentit soudainement intimidé à l'idée d'affronter le regard de la propriétaire de l'hôtel : l'attitude de Balthazar de Rocquencourt faisait resurgir en lui l'image de la première rencontre la veille au soir. De la silhouette rigide se dégageait la sensation d'une impitoyable volonté et d'une rudesse que ne venait en rien atténuer la douceur verdoyante et tamisée du jardin d'hiver. Après une profonde inspiration, Léon s'approcha avec la lenteur que lui dictait l'espoir de voir entre-temps s'éloigner Mme Aubry. Mais à chaque pas, pour mesuré qu'il fût, la rencontre devenait de plus en plus inéluctable et au fur et à mesure que s'éloignait l'espérance de l'éviter, la silhouette de Mme Aubry devenait plus précise et plus redoutable : une robe de velours noir, au col blanc et strict fermé comme un collet sur une gorge maigre ; une vaste crinoline donnant une assise inébranlable, un chignon d'une indéfinissable couleur et si serré qu'il donnait l'impression de distendre le visage en un éternel rictus. Puis Léon entra dans le champ de vision de la vieille dame et, tout en poursuivant sa conversation mezza voce avec le vicomte, elle parut lancer son regard sombre et étincelant en direction du jeune homme comme ces sauriens dont la mobilité de l’œil est telle qu'ils repèrent une proie dans leur dos sans avoir à tourner la tête. Léon se sentit pris au piège de ces yeux impitoyables et réclama le secours du vicomte en un petit raclement de gorge.
« Mon jeune ami, vous voilà enfin ! Figurez-vous que nous parlions justement de vous avec notre chère hôtesse... »
« Je parie qu'il ment », se dit Léon tout en esquissant un timide sourire qui ne s'adressa ni au vicomte ni à Mme Aubry, mais plutôt aux plantes qui se trouvaient à quelques pas derrière eux ; l'expression gênée de Rocquencourt et le rictus glacial de la vieille dame signifiaient pour le moins que son arrivée interrompait une conversation dont l'intérêt, pour les deux interlocuteurs, devait se situer bien au-delà de sa simple personne. Mais Léon n'eut guère le temps d'affiner ses réflexions car déjà Mme Aubry l'apostrophait :
« Monsieur Jamin, me permettez-vous une question indiscrète ? Quelles affaires vous amènent-elles au Chili ?
- C'est-à-dire... je crains de vous décevoir, madame, enfin il ne s'agit pas vraiment d'affaires, souffla Léon en sentant ses joues devenir aussi cramoisies que la cravate flamboyante du vicomte.
- Fort bien, fort bien ! De quoi s'agit-il donc alors ?
- En vérité... il m'est difficile de vous répondre, bredouilla-t-il en cherchant désespérément une aide du côté de Rocquencourt. »