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10 novembre 2012 6 10 /11 /novembre /2012 12:20

Hôtel Aubry          Le soleil entrait déjà abondamment dans la chambre Bleu-Faïence quand Léon fut tiré de ses songes par trois coups secs frappés à sa porte. Il bondit de son lit en passant rapidement les doigts dans ses cheveux, témoin indiscret des désordres du sommeil. La porte s'ouvrit brusquement et le vicomte de Rocquencourt apparut sur le seuil dans un costume d'un blanc impeccable et le visage barré d'un large sourire.

          « Comment, mon jeune ami, encore à paresser au lit à une heure si tardive ? Regardez plutôt la magnifique journée qui s'annonce ! Je vous propose une petite promenade matinale dans cette ville que vous ne connaissez pas encore. Qu'en dites-vous ?

          - Je pensais justement sortir, monsieur, aussi vous accompagnerai-je volontiers, bredouilla Léon en rougissant jusqu'aux deux oreilles.

          - Mais voyons, laissons tomber les formalités et abandonnez-moi ce « Monsieur » terriblement guindé. Balthazar me ferait vraiment plaisir, mon cher Léon.

          - Comme vous voudrez, Balthazar...

          - Alors c'est dit ! Je vous laisse cinq minutes pour vos ablutions et je vous attends au salon. »

          Et la porte se referma aussi brutalement qu'elle ne s'était ouverte.

          « Drôle de personnage, songeait Léon, un peu indiscret à ce qu'il paraît. Enfin voyons, se reprit-il, ce monsieur cherche tout simplement à se montrer aimable envers moi. Il me propose son aide, ce n'est pas le moment de faire la fine bouche. » Tout en hâtant sa toilette, il pensait que décidément le vicomte était un peu trop aimable. Il se passa un peu d'eau par le visage et décida de ne pas se raser, sa barbe rare n'en ayant d'ailleurs nullement besoin. En s'épongeant, deux questions lui vinrent à l'esprit : aurait-il l'occasion de revoir bientôt la jeune fille au piano ? Et allait-il rester longtemps à l'Hotel Aubry ? La réponse à la première interrogation était hasardeuse et ne dépendait pas de lui ; la réponse à la seconde dépendait bien de lui et des possibilités qu'il aurait de trouver rapidement un logement indépendant dans Valparaiso mais il se rendit compte immédiatement qu'elle n'était pas sans lien avec la première question. S'il quittait l'hôtel, aurait-il une chance de revoir un jour la jeune fille ? Cette réflexion en amena rapidement une autre : il n'avait pas envie de ne plus revoir cette jeune fille. Il ne connaissait rien d'elle, ils n'avaient échangé aucun mot, aucun signe qui eût pu laisser croire à quelques affinités, mais Léon sentait comme un bien-être particulier à la seule pensée de revoir son visage. « Est-ce cela l'amour ? » Léon avait si peu d'expérience en ce domaine qu'il était enclin à interpréter toute sorte de sentiment nouveau comme les prémices d'une passion amoureuse. Mais rester à l'Hotel Aubry signifiait une dépense exorbitante par rapport au viatique que son père lui avait fourni. Il lui fallait trouver rapidement un travail, voilà la solution ! Mais quel travail ? Il ignorait tout de la langue et il ne savait que réparer des montres. Dans ce pays, les gens ne portaient d'ailleurs peut-être pas de montres ! Il se promit, en se brossant les cheveux, de demander conseil au vicomte. Après tout, il valait mieux profiter des bonnes dispositions de ce compatriote que le destin avait sans aucun doute placé sur son chemin pour le guider. Le cœur résolu et la mine fraîche, Léon Jamin dévala les escaliers menant au hall d'entrée.

          Un calme profond régnait dans le salon de l'hôtel lorsque Léon y pénétra à la recherche du vicomte. A travers l'immobilité des feuilles de palmiers, il distingua néanmoins deux silhouettes qui se faisaient face : l'une, plutôt lourde, s'inclinait légèrement comme dans une position de respectueuse adoration pour l'autre, sèche et droite ; Léon reconnut le vicomte et devina Mme Aubry. Il se sentit soudainement intimidé à l'idée d'affronter le regard de la propriétaire de l'hôtel : l'attitude de Balthazar de Rocquencourt faisait resurgir en lui l'image de la première rencontre la veille au soir. De la silhouette rigide se dégageait la sensation d'une impitoyable volonté et d'une rudesse que ne venait en rien atténuer la douceur verdoyante et tamisée du jardin d'hiver. Après une profonde inspiration, Léon s'approcha avec la lenteur que lui dictait l'espoir de voir entre-temps s'éloigner Mme Aubry. Mais à chaque pas, pour mesuré qu'il fût, la rencontre devenait de plus en plus inéluctable et au fur et à mesure que s'éloignait l'espérance de l'éviter, la silhouette de Mme Aubry devenait plus précise et plus redoutable : une robe de velours noir, au col blanc et strict fermé comme un collet sur une gorge maigre ; une vaste crinoline donnant une assise inébranlable, un chignon d'une indéfinissable couleur et si serré qu'il donnait l'impression de distendre le visage en un éternel rictus. Puis Léon entra dans le champ de vision de la vieille dame et, tout en poursuivant sa conversation mezza voce avec le vicomte, elle parut lancer son regard sombre et étincelant en direction du jeune homme comme ces sauriens dont la mobilité de l’œil est telle qu'ils repèrent une proie dans leur dos sans avoir à tourner la tête. Léon se sentit pris au piège de ces yeux impitoyables et réclama le secours du vicomte en un petit raclement de gorge.

          « Mon jeune ami, vous voilà enfin ! Figurez-vous que nous parlions justement de vous avec notre chère hôtesse... »

          « Je parie qu'il ment », se dit Léon tout en esquissant un timide sourire qui ne s'adressa ni au vicomte ni à Mme Aubry, mais plutôt aux plantes qui se trouvaient à quelques pas derrière eux ; l'expression gênée de Rocquencourt et le rictus glacial de la vieille dame signifiaient pour le moins que son arrivée interrompait une conversation dont l'intérêt, pour les deux interlocuteurs, devait se situer bien au-delà de sa simple personne. Mais Léon n'eut guère le temps d'affiner ses réflexions car déjà Mme Aubry l'apostrophait :

          « Monsieur Jamin, me permettez-vous une question indiscrète ? Quelles affaires vous amènent-elles au Chili ?

          - C'est-à-dire... je crains de vous décevoir, madame, enfin il ne s'agit pas vraiment d'affaires, souffla Léon en sentant ses joues devenir aussi cramoisies que la cravate flamboyante du vicomte.

          - Fort bien, fort bien ! De quoi s'agit-il donc alors ?

          - En vérité... il m'est difficile de vous répondre, bredouilla-t-il en cherchant désespérément une aide du côté de Rocquencourt. »

 

 

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7 novembre 2012 3 07 /11 /novembre /2012 21:15

Mensonge de Dieu          La violence est partout, de toutes les époques, de tous les pays, bref elle est universelle! Et elle est surtout algérienne tout au long des 700 pages de l'épais roman de Mohamed Benchicou, journaliste algérien, intitulé Le mensonge de Dieu.

          A tel point d'ailleurs qu'elle en sature le récit. Qu'elle déborde des phrases, qu'elle enfle les paragraphes et que, par endroits, elle rend obèse la narration. C'est l'histoire d'une famille berbère, au nom symbolique ("les paroles"), dont l'ancêtre s'engage dans l'armée prusienne en 1870 et qui va entraîner toute sa descendance dans les tourmentes guerrières du XXème siècle. Et bien des fois, l'engagement dans la violence se fait au nom de Dieu à qui l'on fait dire bien des mensonges: bien évidemment, cette mise en perspective n'est qu'un prétexte pour dénoncer la violence endémique de l'Algérie contemporaine et son impasse politique.

          Bien des passages du livre sont prenants, sincères et plutôt lyriques. Mais aussi que de complications (qui peut s'y retrouver dans l'arbre généalogique de cette famille!) et de lourdeurs! Le lecteur finit par avoir le sentiment que des pages entières de l'histoire européennes du XXème siècle ont été plaquées sur le récit: par endroits, on "voit" véritablement les "fils blancs" qui cousent la narration. Plus on avance dans l'implication de cette famille dans les épisodes les plus sombres de notre histoire récente et plus cette permanente "fatalité" paraît artificielle et "surjouée". A côté des Imeslayène (tel est le nom de cette famille maudite), le sort des Atrides (vous savez, la famille dézinguée d'Antigone poursuivie par la malédiction des Dieux pendant des générations!) paraît presque enviable!

          Et Dieu dans tout ça?

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4 novembre 2012 7 04 /11 /novembre /2012 10:57

Hôtel Aubry          A vingt ans, si Léon Jamin rêvait toujours de terres lointaines, il continuait chaque jour à se pencher sur les mécanismes souffrants des montres à gousset. Ses rêveries le consolaient encore mais à aucun moment, il n'avait considéré la possibilité de partir ; d'une part, voyager relevait d'un autre univers mental que celui dans lequel il vivait – ses parents n'avaient peut-être pas fait plus de deux ou trois longs voyages loin de leur village, dont le plus récent à l'occasion de l'Exposition Universelle – d'autre part, chaque jour qui passait n'était que la douce répétition, confortable et rassurante, du jour précédent et cette routine occupait insidieusement tout l'espace de sa pensée. Ainsi, chaque fois qu'il se prenait à réfléchir sur la vie qu'il menait et sur les possibilités que lui offrait un autre genre de vie, comme entreprendre un long voyage par exemple, une sorte d'inertie de l'esprit s'emparait-elle de lui et lui faisait nonchalamment repousser toute décision à plus tard. A vingt ans, le temps était à sa disposition et l'horizon de sa vie lui paraissait aussi infini que les ondulations éternelles de l'océan. Aussi de voyage n'aurait-on jamais parlé sans ce genre de coups de dés dont le hasard est friand et qui rendent bien inutile toute forme de réflexion. En effet, quelques années après le voyage de l'Exposition Universelle, Léon quitta pour la seconde fois de sa vie la petite ville de province pour se rendre chez sa grand-mère à la Rochelle. La vieille dame, souffrante, avait réclamé la présence de sa fille à son chevet et comme il n'était guère envisageable que Mme Jamin accomplît seule un si long déplacement, M. Jamin s'était résolu à se priver de l'aide de Léon pour quelques jours. On voyagea tout d'abord en voiture à cheval ; puis l'on prit le train et cela dura deux longues journées. Mme Jamin, préoccupée par l'idée de ne pas arriver à temps, ne cessa de soupirer tout le long du chemin. Léon ne l'écoutait guère : il regardait et regardait encore les paysages défiler, les arbres s'approcher et s'enfuir, découvrant tantôt des champs couverts de fleurs, tantôt une ferme isolée, tantôt un village assoupi sous un clocher. Jamais il ne s'était déplacé aussi vite et à chaque heure, il voyait le monde changer. Aux arrêts en gare, tandis que sa mère restait peureusement assise dans le compartiment, Léon partait sur le quai respirer l'air nouveau d'un village inconnu dont quelques minutes auparavant il ignorait encore l'existence.

          Lorsque enfin ils arrivèrent à La Rochelle, Mme Jamin était minée par l'inquiétude, Léon émerveillé par le voyage et avide de voir la mer. Le ciel pur et bleu, qui semblait un simple prolongement des rideaux de la chambre Bleu-Faïence, rappelait à Léon l'immense étendue d'eau et de ciel mêlés qui l'avait suffoqué à son arrivée sur le port de La Rochelle. Il avait laissé sa mère au chevet de sa grand-mère – laquelle avait finalement attendu l'arrivée de sa fille avant de mourir – et il avait couru jusqu'au port. Jamais sa vue n'avait porté aussi loin ; pourtant en l'absence de toute silhouette d'arbre ou de maison, l'horizon paraissait presque à portée de sa main comme si les distances se diluaient dans l'immensité gris-bleu. Le vent aussi était différent, comme liquide. Et ce vent de mer ébranla davantage encore les idées de Léon sur la vie qu'il avait menée jusque-là et ouvrit un peu plus les passages secrets qui menaient vers un autre monde. A cet instant, l'envie de partir l'aveugla en même temps qu'un rayon de soleil, libéré par une déchirure dans les nuages de plomb, inondait violemment la surface des flots et brouillait son regard d'une tache d'argent insoutenable. Il regagna la maison de sa grand-mère presque en titubant. Hébété par cette révélation, il dut se laisser guider par son instinct pour retrouver son chemin et certains passants se retournaient sur son passage tant son pas était chancelant et son regard fixe. Parvenu au seuil de la maison, il s'assit un instant sur le perron de pierre et tenta de récupérer ses esprits. La raison lui revint peu à peu comme la terre émerge de la brume sous l’œil vigilant du marin. Dès l'entrée, plongée dans une austère pénombre, il entendit les murmures qu'échangeaient les deux femmes. Il s'approcha du lit de sa grand-mère et le visage de celle-ci, tout empli de douceur et de mélancolie, cherchant à voiler avec pudeur une souffrance profonde, se tourna vers lui en un vivant reproche de ce désir nouveau que la mer venait de semer en lui. Il s'abandonna à un violent frisson, sursaut de son corps à une lutte plus intime, qu'en son âme, se livraient la raison et le sentiment. Sa mère interpréta ce brusque soubresaut comme l'expression d'une vive douleur qu'aurait ressentie son fils au spectacle désolant qu'offrait l'aïeule. Cette dernière, déjà obsédée par l'approche de la mort, y vit la confirmation que son heure arrivait. Toutes les deux se mirent à sangloter tandis que Léon se détournait pour cacher ses larmes. Ces trois êtres avaient sombré à l'unisson dans le chagrin mais pour des raisons bien différentes. Le malentendu, que Léon perçut d'instinct, renforça son sentiment de culpabilité et exacerba l'affrontement qui opposait son cœur à son esprit.

          Les jours suivants, et tandis que sa grand-mère déclinait avec la lenteur d'un crépuscule d'été infini, il retourna chaque matin sur le port malgré le serment qu'il prenait chaque soir de passer la journée auprès de la moribonde. Face à l'océan, il lui arrivait de pleurer de rage tant son envie de partir croissait au fur et à mesure que déclinait sa grand-mère. Chaque soir, il repoussait avec lâcheté le moment où il s'ouvrirait à sa mère de ce désir impérieux de partir. Chaque soir, pourtant, s'affirmait en lui la résolution de ne pas manquer la chance qui s'offrait. La nuit venue, tandis qu'au rez-de chaussée sa mère veillait avec dévotion la vieille dame dont la vie s'enfuyait avec la lenteur d'un sablier, Léon enfouissait son visage dans l'oreiller pour hurler son impuissance et sa honte. Il finissait par sombrer dans un sommeil sans songes, soulagé presque de ne plus avoir à penser. Puis il s'éveillait et la même idée obsédante retrouvait d'un bond la place qu'elle occupait la veille dans son cerveau affaibli, vilain génie qui refusait de regagner l'intérieur de la lampe d'où une main imprudente l'avait tiré. Et puis, un soir, il se confia à sa mère : le visage de cette dernière, déjà marqué par l'inquiétude et le chagrin que lui causait l'état extrême de la grand-mère, s'emplit seulement d'un peu plus de larmes encore. Et Léon pleura dans les bras de sa mère moins à cause de la peine qu'il avait de la quitter qu'en raison du remords qui le tenaillait déjà de sentir que la douleur maternelle n'entamait en rien son désir de partir. Non sans amertume, Léon se souvint alors des jours qui avaient suivi. Sa mère avait redoublé de tendresse avec lui ; ses sourires brouillés de larmes donnaient à son visage une douceur angélique. Parfois, elle lui prenait la main et l'entraînait doucement au chevet de sa grand-mère. Et les deux femmes, dans une complicité que le chagrin et l'approche de la mort avaient renouvelée, posaient sur le lui le même regard implorant. La mauvaise conscience le rongeait mais il avait persisté dans son idée de prendre un navire en partance de La Rochelle. Il savait bien qu'en cédant à sa mère et en revenant dans sa ville natale, il perdrait une grande partie du courage et de la volonté qui le poussaient à emprunter un nouveau chemin. Alors sa mère comprit qu'elle perdait peu à peu l'influence qu'elle avait toujours eue sur lui ; elle sut que Léon n'était plus un enfant lorsqu'elle le sentit se raidir sous ses baisers. Sa raison lui soufflait de laisser son fils choisir son destin librement mais cet égoïsme universel qui couve sous l'amour maternel la poussait à s'acharner à le retenir par tous les moyens. Elle écrivit au père de Léon et, pour la première fois, elle le supplia de se montrer sévère vis-à-vis de son fils et d'opposer un refus définitif à la folie que Léon voulait commettre. Ce dernier ne lui en voulait de recourir à cet argument ultime. Il en fut presque soulagé car sa mère retrouva le sourire, sûre qu'elle était désormais de sa victoire. Mais à la plus grande surprise de Léon et au désespoir de sa mère, la réponse de son père, qui arriva quelques jours plus tard, n'était pas celle que chacun attendait : il ne jugeait pas raisonnable la décision de Léon mais il n'avait pas l'intention de s'y opposer. Il souhaitait bonne chance à son fils et mettait des fonds à disposition dans une banque de La Rochelle. Avant de partir, Léon écrivit pour la première fois de sa vie à son père : en termes maladroits, il le remerciait et l'assurait de sa tendresse filiale.

          Léon embarqua sur le Saint-Malo alors que sa grand-mère continuait de lutter contre la mort car il n'y avait pas d'autre bateau en partance pour l'Amérique du Sud avant plusieurs mois. Sur le quai, tandis que le navire s'éloignait lentement, la frêle silhouette de sa mère s'arc-boutait contre le vent de mer comme les dernières amarres qui le rattachaient à son enfance.

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3 novembre 2012 6 03 /11 /novembre /2012 11:05

Hôtel Aubry          Le soleil matinal frôlait maintenant le bord du lit et Léon sentait déjà un peu de sa chaleur lui caresser les pieds ; de loin en loin, les bruits de l'hôtel s'interposaient au milieu de ses rêveries ; d'une oreille distraite, Léon cherchait à reconnaître des pas ou identifier des voix. Enfermé dans cette chambre inconnue, il ne parvenait pas encore à se sentir partie de la vie de l'hôtel ni du destin de la ville. Aucun bruit, aucune rumeur ne lui étaient encore familiers et n'importe laquelle des milliers de villes du vaste monde aurait pu lui produire à cet instant la même sensation d'étrangeté et d'indifférence. Car dans une ville que l'on connaît, il est aisé de transporter son esprit de part et d'autres des rues ; dans une ville familière, l'on est comme naturellement doué d'une sorte de don d'ubiquité très rassurant. Dans sa chambre d'hôtel solitaire, quelque part dans une Valparaiso hermétique, Léon était privé d'antennes et son esprit se heurtait sans cesse aux murailles angoissantes de l'inconnu. Alors, pour se rassurer, ses yeux revinrent bien vite du plafond vers les amples rideaux bleu pâle et ses pensées s'éparpillèrent à nouveau et partirent s'égarer vers le passé.

          L’Exposition achevée et de retour dans la petite ville de province, envahie par la léthargie d'un été écrasant, la vie monotone de Léon Jamin avait changé. Tout d'abord, il n'en eut pas conscience car elle ne paraissait pas moins monotone, elle restait empruntée de cette langueur mêlée d'énergie à fleur de peau qui caractérise les premiers instants de la vie d'adulte ; il continuait son travail appliqué dans la boutique d'horlogerie de son père, alignant le rythme de ses pensées sur le va-et-vient régulier des pendules et des montres qui encombraient les étagères. A vrai dire, Léon pensait que sa vie ne changerait guère, peut-être même n'en éprouvait-il pas le besoin ; cette vie régulière, calme, entourée de bons sentiments familiaux, semblait devoir se poursuivre très longtemps, sans heurts, comme le débit régulier d'un fleuve paisible dans une plaine. Léon se sentait vaguement heureux et les rares fois où il se demandait : « Suis-je heureux ? », ses réflexions le conduisaient invariablement à l'idée qu'il n'était sûrement pas malheureux, ce qui somme toute le rassurait. Autour de lui, personne ne paraissait se poser la question du bonheur et il n'aurait jamais osé interroger ses parents sur un sujet aussi « intime ». Avec ses amis qui n'étaient pas nombreux mais qu'il voyait avec une certaine régularité au cours de soirées passées dans l'estaminet attenant à la boutique d'horlogerie, les conversations ne s'éloignaient jamais bien longtemps de la préoccupation première, universelle et inépuisable de cet âge et de bien d'autres : les femmes. Léon tenait convenablement son rôle dans ces conversations d'hommes mais il se demandait souvent à quel moment il lui faudrait passer de ces propos badins entre amis à la fréquentation de ces jeunes filles dont ils parlaient tous avec délice et assurance mais que lui avait rarement l'occasion d'aborder. Le bonheur avait-il même un quelconque rapport avec ces lointaines jeunes filles ? Quoi qu'il en soit, tout en scrutant le mécanisme complexe des montres à gousset en réparation, il songeait qu'il avait bien le temps de voir quel cours les événements de sa vie allaient prendre et que le bonheur c'était sans doute cette calme assurance que tout se déroulait conformément aux règles établies.

          Malgré tout, les idées de Léon sur la vie avaient subtilement évolué depuis l'Exposition Universelle. Le voyage à Paris avait rompu la vie quotidienne l'espace de quelques jours et depuis son retour, il ne portait plus exactement le même regard sur son existence : le séjour parisien était comme un rocher au milieu du fleuve. Auparavant, quand Léon songeait aux années passées, il n'allait jamais plus loin que les dernières semaines qui ne lui semblaient qu'une répétition des semaines précédentes ; bien sûr, certains événements surgissaient du passé, comme un mariage dans la famille, la visite d'un parent éloigné ou une bagarre sanglante au lycée. Mais toutes ces petites péripéties venaient naturellement se fondre dans ce qui constituait, à ses yeux, le déroulement normal de la vie d'un adolescent, sans doute comme l'avait été la vie de son père ou de sa mère et comme l'était la vie de ses amis. Depuis l'Exposition Universelle, en revanche, lorsqu'il réfléchissait au passé, son esprit semblait se précipiter vers les quelques jours vécus à Paris qui brillaient d'un feu singulier au milieu de la grisaille habituelle des semaines écoulées. Et ce voyage ne parvenait pas à s'effacer sous la patine des jours oubliés, il ne prenait pas cette teinte sans reflet des événements familiers ; il refusait de faire partie de son passé et se dressait immobile et étincelant comme un appel. Buttant sans cesse contre l'écueil de ce souvenir obsédant, les pensées de Léon sur la vie en général et sur le bonheur en particulier ne parvenait plus à suivre avec autant de facilité leur va-et-vient régulier et rassurant. Comme les montres qu'il réparait et qui prenaient à chaque heure cinq minutes de retard en raison du mouvement irrégulier de leur mécanisme, son esprit s'attardait chaque jour davantage sur l'idée que l'Exposition Universelle représentait non seulement un moment nouveau et différent dans sa vie mais sans doute la possibilité d'une vie nouvelle, complètement ignorée de sa famille , de ses amis et en général de tous les habitants de sa ville, une vie aux couleurs différentes, une vie qu'il suffisait peut-être de concevoir et d'accepter pour en connaître toutes les saveurs, une vie que ne lui offrait pas le temps passé dans la boutique d'horlogerie mais qui semblait sortir directement, par quelque passage secret, des récits d'aventures dans lesquels son adolescence s'était perdue.

          Au bout de plusieurs mois, il rouvrit l'atlas acheté à Paris et ses yeux tombèrent cette fois immédiatement sur la bande étroite et jaune pâle du Chili. Il passa à nouveau des heures interminables, tombant de fatigue, à égrener sous son doigt le chapelet magique des noms de lieux, aux sonorités étranges, secouées de « o » et de « a » multicolores : « Coquimbo, Copiapo, Santiago, Curico, Valparaiso... » Les souvenirs de l'Exposition Universelle se superposant à ses rêveries sur le Chili, Léon imaginait des forêts profondes et luxuriantes, des bruissements d'animaux superbes, les chants joyeux d'oiseaux somptueux dont les rouges et les ors venaient rayer d'éclairs incessants les cieux purs entre des feuillages épais. Irrésistiblement attiré par sa vision africaine et colorée, il ne chercha pas à en savoir plus sur cette terre lointaine ; eût-il la possibilité de consulter des ouvrages sur le Chili que la véritable source du désir qui le poussait peu à peu à vouloir connaître ces horizons inaccessibles n'en aurait pas moins continué de s'alimenter des images alléchantes dérobées aux pavillons de l'Exposition Universelle, images qui ressemblaient davantage à des chemins longtemps restés secrets, brusquement découverts et qui menaient peut-être à la vraie vie.

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2 novembre 2012 5 02 /11 /novembre /2012 15:06

Hôtel AubryIII

 

 

 

          Les chambres de l'Hotel Aubry n'étaient pas ordinaires. Certes, pour le passant qui laissait errer sur la façade de l'hôtel le même regard indifférent que sur les autres bâtisses qui s'alignaient identiques sur toute la longueur de la rue, ces chambres, cachées derrière leurs fenêtres anonymes, pouvaient apparaître comme les cellules toutes semblables d'une ruche ; mais en fait, elles étaient aussi différentes les unes des autres que peuvent l'être les membres d'une même famille dont les traits communs révèlent d'autant plus les dissemblances. C'était par la grâce de M. Aubry que chaque chambre avait une âme, c'est-à-dire une couleur, une odeur, une saveur reconnaissable entre mille autres. D'une pièce à l'autre, on ne pouvait confondre aucun meuble, aucun tissu, aucun voilage.En outre, ces chambres sans numéro portaient des noms de couleurs sortis de l'imagination de M. Aubry comme de la palette d'un peintre. Car, à parcourir les moindre recoins de l'hôtel, l'on ressentait que chaque détail appartenait à une seule et même composition comme la fleur qui vaut pour sa beauté propre mais sait aussi se fondre dans l'harmonie indistincte d'un bouquet ; chaque chambre, et dans chaque chambre, chaque objet brillait d'un reflet qui, certes, lui était personnel et lui donnait un cachet unique mais qui, en même temps, rattachait cette chambre et cet objet à l'harmonie générale de l'hôtel. En véritable artiste, Philippe Aubry avait mis dans le particulier autant et parfois plus d'éclat que dans l'ensemble. La véritable beauté de l'Hotel Aubry se cachait donc dans l'écrin de ses chambres. Cette étrange harmonie, qui résidait avant tout dans la disparité, n'attirait guère l'attention des clients de passage mais, sans le savoir, ils l'appréciaient tout de même à sa juste mesure lorsqu'ils s'amusaient de cette idée qu'avait eu M. Aubry de donner à ses chambres un nom et un ton plutôt qu'un numéro. Rocquencourt, au contraire, voyait dans cette curiosité une des raisons essentielles – qu'il n'avait pas vraiment dévoilée à Léon – qui l'avaient poussé à établir ses quartiers à l'Hotel Aubry. Sans doute partageait-il ainsi une certaine vision esthétique de l'existence avec Philippe Aubry.

          Parmi toutes ces œuvres d'art – car c'est ainsi que le vicomte parlait parfois des chambres de l'Hotel Aubry – on avait attribué à Léon la chambre Bleu-Faïence dont toute la décoration s'harmonisait autour d'une fort belle assiette de faïence bordée d'un liseré bleu comme un ciel de printemps et qui ornait le mur principal de la pièce comme un œil clair et bienveillant. Depuis son lit, Léon pouvait contempler inlassablement l'immobilité bleutée de cette ancienne faïence : il imaginait que, jadis, elle avait accueilli des fruits mûrs sur le buffet d'une ferme de France. Léon avait senti sourdre en lui une tendresse particulière pour cette assiette qui lui rappelait les faïences que sa mère accumulait comme autant de pièces rares d'un trésor domestique. Le reste de la chambre s'illuminait de différentes touches de bleu, aussi riche, profond et soyeux que celui des tissus drapant certains tableaux de Vermeer. Et l'armoire de merisier, comme le bois du lit bateau, brillait de reflets azuréens qui rendaient ces meubles vivants et familiers, comme dans ces intérieurs paisibles peints par les maîtres hollandais, où des petites filles en sabots vernis aident leur mère à empiler du linge blanc dans une armoire profonde. Le premier soir, Léon n'avait jeté qu'un vague coup d’œil à sa chambre, lui préférant les rues de la ville. Mais au matin du second jour en terre chilienne, il resta un moment à rêver dans son lit, le regard errant sur les murs et les meubles comme pour les caresser et les apprivoiser doucement. Il était temps aussi de faire une pause après ce voyage éprouvant qui avait semblé durer plus que les trois semaines de traversée. Son regard se perdait maintenant dans le ciel laiteux de l'aube. La France était loin déjà, les embrassades sans fin de sa mère aussi. Ses parents, bien sûr... Que faisaient-ils là-bas ? Sans doute pensaient-ils à lui, leur tristesse... par sa faute...

          Lorsqu'il avait à peu près quinze ans, Léon avait ressenti l'impérieuse nécessité de quitter sa famille, sa ville, son pays. L'envie ne datait sans doute pas de sa quinzième année ; elle avait mûri lentement, tout au long de son adolescence, entre les pages de Pierre Loti et sur les traces des personnages de Jules Verne. Mais ce cheminement secret, ce désir inavoué d'horizons lointains avaient mué en une éblouissante évidence à la suite d'un voyage que toute la famille Jamin avait fait jusqu'à Paris pour l'Exposition Universelle de 1900. Pour la première fois, Léon quittait la province mais il n'avait pas vu la capitale ; au sortir de son village natal, il était entré de plain-pied dans le monde des colonies et des pays exotiques qui s'étalait au pied de ce monstre de fer que son père lui désigna en déclarant : « Voici la tour de M. Eiffel du haut de laquelle on peut voir les montagnes. » Comme sa mère craignait d'avoir le vertige, ils n'étaient pas montés au sommet de ce grand mât en fer, mais Léon n'en avait conçu aucun regret car ses yeux s'étaient remplis à l'envi des trésors contenus dans les pavillons des pays d'Afrique et d'autres horizons que son père lui désignait chaque soir sur un grand planisphère acheté pour l'occasion. Dans la modeste chambre d'hôtel, sous le halo d'une mauvaise lampe, comme ce jeune garçon que Vermeer a peint penché sur une carte d'un beau jaune mordoré, son doigt suivait les côtes de l'Afrique, le long d'une mer bleu très pâle et passait d'un pays vert à un pays jaune puis à un pays rose. Et à chaque nom étrange s'associaient les images entrevues dans la journée : les masques d'ébène, les lances et les poignards, les costumes bigarrés et les fruits aux formes étranges. Au tout début, il n'avait pas prêté attention au Chili car sur la carte, il se confondait presque avec le Pacifique, cette gigantesque tache bleue qui occupait toute une page centrale du livre et dont le nom s'étalait des côtes d'Asie aux rives d'Amérique. Puis, un soir qu'il rêvait en descendant le long du Pérou, il sursauta en apercevant une petite bande jaune pâle, pas plus large que son ongle ; il dut changer le livre de position pour réussir à distinguer les cinq lettres du nom du pays qui occupaient de loin en loin tout l'espace laissé entre les montagnes des Andes et la mer : « C », puis « H », puis « I », puis « L », puis encore « I ». Ce nom court, cette sonorité aiguë et pimpante l'étonnèrent, l'amusèrent : le lendemain, il se surprit à répéter ce nom comme une petite musique obsédante. Il en oublia bien vite les pavillons africains de l'Exposition Universelle.

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1 novembre 2012 4 01 /11 /novembre /2012 16:49
Hôtel Aubry          Léon se demanda en outre ce que Rocquencourt entendait par-là, d'autant qu'il avait subitement baissé la voix et que son regard s'était chargé de lourds sous-entendus dont l'importance fut souligné par un clin d’œil appuyé puis par un raclement de gorge sonore. Léon lui adressa un petit sourire vague, hésitant entre une expression de complicité, un signe de bon entendement de la situation et une réaction de courtoise attention, sourire qui se transforma malgré lui et à cause de cette situation en une grimace comique. Les contorsions et les mimiques du vicomte le mettaient mal à l'aise car il n'avait encore jamais rencontré quelqu'un de semblable. Jusqu'à présent, Léon n'avait connu que des êtres tous semblables à ses parents, des personnes toutes plus ou moins ressemblantes les unes aux autres. Des gens dont on anticipait aisément le comportement, qui agissaient toujours de la même façon dans les mêmes situations. Des gens qui vous saluaient courtoisement au sortir de la messe, le dimanche matin ; des gens qui s'amusaient discrètement lors d'une noce et qui versaient quelques larmes indispensables mais de bon ton lors d'un enterrement. Des gens qui s'habillaient toujours dans des tons de gris, qui habitaient de modestes maisons le long des rues tranquilles et ombragées du village et qui se connaissaient tous, s'appréciaient quelques fois et se détestaient cordialement le plus souvent. Balthazar de Rocquencourt était différent. Il riait aux éclats, parfois au moment le plus inattendu. Il mangeait avec envie et sans mesure. Son gilet était parsemée de fleurs aux teintes violentes et il parlait à Léon comme jamais personne ne lui avait adressé la parole. Sans arrêt, il remuait, il gesticulait, il roucoulait, il gloussait, il louchait, il éructait... Mais sans jamais perdre un certain air hautain, cet air avec lequel il avait accueilli Léon à sa table. Et puis, surtout, il avait des comportements inattendus, des attitudes surprenantes, des réactions imprévisibles. Léon avait du mal à déchiffrer ce langage nouveau car il ignorait encore tout du code secret qu'utilisait Rocquencourt. Alors il souriait maladroitement, faute de mieux et sans se douter que ces sourires gauches plaisaient infiniment à son interlocuteur.
          « Ah ! Constata le vicomte, je vois que vous n'appréciez pas la crème anglaise. C'est un tort, mon jeune ami, car c'est une grande réussite dont je félicite régulièrement Mme Aubry et le petit cuisinier de l'hôtel, le jeune Fermín... Tiens, j'y pense, il doit avoir votre âge... un garçon charmant bien qu'un brin fantasque dans sa cuisine. Mais je m'égare... »
          Après avoir lapé les dernières traces de crème anglaise qui dessinaient de curieuses arabesques sur le fond de son assiette, Balthazar de Rocquencourt leva les yeux au plafond, étirant son double menton où la trace de crème avait séché en un long sillon jaunâtre. Léon eut un frisson de dégoût au spectacle de cet homme bouffi et vorace, au menton sali. Autour d'eux, la salle s'était peu à peu vidée ; Léon se demanda combien de temps allait encore durer le récit du vicomte ; ce dernier fixait maintenant d'un œil morne la bouteille de vin vide. Puis il jeta un rapide coup d’œil vers l'entrée de la salle à manger et se leva brusquement :
          « Venez, mon cher Léon, passons au salon où nous poursuivrons plus à notre aise cette intéressante discussion... »
          Léon pensa : ce monologue plutôt !
          « … d'autant que je dois vous avertir que Mme Aubry n'aime pas que le dîner se prolonge démesurément. Enfin, pour des raisons de personnel, je crois. »
          Et il entraîna Léon vers le salon en s'appuyant sur lui comme sur un bâton. Puis, installé à la renverse dans un profond fauteuil, son impressionnante bedaine bien dégagée, tandis que Léon étouffait un bâillement discret, il alluma un immense cigare avant de reprendre son interminable récit au milieu des volutes de fumée et d'une insupportable puanteur :
          « Comme je vous le disais il y a un instant, la soirée d'inauguration de l'Hotel Aubry fut absolument magnifique et l'on y dansa dans le hall et le salon jusqu'à fort tard dans la nuit. Dès le lendemain, je quittais l'hôtel*** pour venir m'installer dans la chambre Rose-Pompadour que j'occupe depuis ce jour... »
          Comme il tirait une profonde bouffée de son havane, Léon glissa une timide question :
          « Permettez-moi, Balthazar, mais... euh... pourquoi donc logez-vous à l'hôtel ?
         - Disons que je ne souhaite pas m'installer définitivement dans ce pays. Hum ! Vous comprenez... J'ai toujours dans l'idée de rentrer un jour en France. Et puis la vie dans un hôtel a plus de charme que vous ne pouvez l'imaginer... »
          A voir la rougeur qui avait envahi son front et à entendre la subtile hésitation de sa voix, Léon comprit que sa question embarrassait le vicomte et que ce dernier s'en était tiré par une pirouette.
          « Mais alors, qu'est-ce qui vous empêche de retourner en France ? »
          A sa grande surprise, le vicomte partit d'un strident éclat de rire qui lui fit monter les larmes aux yeux.
          « Rien, en effet. »
          La réponse tomba sèchement. Il n'en dirait pas plus désormais et Léon se sentit vaguement mal à l'aise. Une fois encore, Rocquencourt campait un personnage inattendu, aux facettes multiples. En quelques instants, il avait arboré tour à tour le masque du trouble puis de l'ironie et enfin celui du dédain. Devant la gêne de Léon, il gardait maintenant le silence en tirant de petites bouffées sur son cigare et en vrillant ses yeux vifs sur lui. Léon regrettait amèrement son impertinence et pour se donner une contenance, il détourna les yeux et parcourut les quelques fauteuils qu'il apercevait à travers les plantes du salon. Il reconnut certaines des personnes qui avaient dîné en même temps qu'eux. Deux hommes, enfermés dans la raideur sombre de leur redingote, conversaient à voix basse, côte à côte, comme deux conspirateurs. Un peu plus loin, une grosse femme aux cheveux rouges pouffait à intervalle régulier en s'éventant ostensiblement ; un jeune homme pâle, qui portait sur le visage des reflets violacés semblables à la couleur délavée de la robe de sa forte compagne, lui murmurait à l'oreille toutes sortes de sottises qui déclenchaient son rire hystérique. Le jeune homme pouvait avoir le même âge que Léon : ce dernier, pourtant, ne parvenait pas à s'imaginer qu'un jour il pourrait ainsi enfouir sa bouche dans les boucles rouges d'une matrone aussi répugnante. Quelle sorte de rapports pouvaient donc entretenir deux êtres aussi différents ? Y-avait-il entre eux quelque chose qui ressemblât à de l'amour ? Son regard glissa ensuite vers deux vieux messieurs tirant alternativement sur leur pipe, avec une régularité et un accord parfaits ; chacun d'eux tenait sur ses genoux un journal dont ils tournaient les pages avec la même régularité et le même accord, mais à un rythme qui ne suivait pas exactement celui des pipes. Leurs visages immobiles ne montraient d'ailleurs aucun signe de vie et sans les mouvements des pipes et des journaux, on aurait pu croire à deux bonhommes de cire. Puis le regard de Léon revint se poser sur le vicomte : Balthazar de Rocquencourt, une main sur l'estomac, le cigare encore fumant entre ses doigts boudinés, un filet de salive coulant sur le gilet, dormait la bouche ouverte. Alors il se saisit délicatement du cigare qu'il laissa dans un cendrier puis il quitta le salon, heureux de ce dénouement. Sous ses pieds, il sentait encore tanguer le Saint-Malo tandis qu'une vague de sommeil s'emparait de lui.
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29 octobre 2012 1 29 /10 /octobre /2012 07:34

Hôtel Aubry            Le vicomte accompagnait ses mots de gestes de plus en plus expressifs qui menacèrent bientôt le bon ordonnancement de la table que Léon tentait de préserver d'un désastre annoncé ; afin d'endiguer l'exaltation de Balthazar de Rocquencourt, il n'hésita pas à l'arrêter brutalement dans son envolée :

            « Cher vicomte, un peu de cet excellent vin ?

     Dresser, étayer... ah ! cher enfant, comme c'est aimable à vous ! Bien volontiers, c'est en effet un de ces excellents breuvages que la généreuse terre chilienne nous offre en abondance. Merci, merci. Mais voyons, où en étais-je donc... ?

      Les talents d'architecte et de maçon de M. Aubry...

     Tout à fait juste... architecte, maçon... grand-maître, en quelque sorte, et grand ordonnateur de ces travaux pharaoniques qui agitèrent ce quartier de Valparaiso le temps d'un été. Mais sachez que Mme Aubry n'était pas en reste, abattant plus que sa part de la besogne et je lève à nouveau mon verre en hommage au courage et à l'abnégation de cette digne représentante du sexe dit... hum ! Faible... »

Et après s'être assuré d'un rapide coup d’œil que ladite représentante n'était pas à portée de voix, le vicomte porta son verre à ses lèvres avec un gloussement de plaisir. En relevant la tête, la gorge s'enfla comme pour mieux accueillir le généreux breuvage. Dans toute la rondeur de ce double menton qui s'offrait impudiquement à son regard, Léon devina une gourmandise qu'il voyait maintenant consacrée aux plaisirs de la table mais qui, dans l'existence du vicomte, avait pris la même importance que l'ouïe ou la vue. Elle se prolongeait dans le mouvement des lèvres charnues qui semblaient caresser le verre pour mieux lui dérober les dernières gouttes de vin comme autant de précieux rubis. Et le visage rond et brillant du vicomte reposait sur un col immaculé tel un beau fruit à la peau veloutée sur le damassé d'une nappe de festin.

« Diantre, quel vin, quel nectar ! Mais je vous vois hésiter, mon cher Léon, n'ayez aucune crainte, buvez et buvez encore, car ce vin ne tourne pas la tête ! Bien au contraire, il vous ouvre l'esprit, il vous inspire et vous rend plus sage... »

Pour faire plaisir au vicomte, Léon trempa une nouvelle fois ses lèvres dans son verre et sentit la terrible chaleur de ce vin gorgé de soleil l'envahir comme une lave sucrée et parfumée. Il sentait ses joues s'enflammer et, à sa grande honte, il ne pouvait retenir un sourire béat à l'adresse du vicomte qui poursuivait inexorablement son récit :

« Rapidement donc, l'hôtel sortait de terre et prenait peu à peu cette allure familière qui nous lui connaissons aujourd'hui. Chaque jour, je passais devant le chantier et je m'émerveillais toujours des progrès de l'ouvrage. A cette époque, je logeais à l'hôtel *** que vous pouvez apercevoir sur le chemin qui mène au port. Je ne me souviens plus vraiment combien de temps dura la construction mais guère plus d'un an et les travaux ne furent même pas ralentis par les pluies abondantes de cet hiver-là. Le jour de l'ouverture fut un jour de fête pour la ville de Valparaiso. La naissance d'un hôtel sur les ruines du bombardement de 1866 était comme le signal de la guérison et de l'oubli pour une communauté meurtrie par cet affrontement. La rumeur courut que le Président en personne avait été invité mais qu'il avait fait savoir que des affaires urgentes le retenaient à Santiago. Si vous voulez mon avis, la nouvelle était certainement sans fondement mais cela vous donne, mon cher Léon, une bonne idée du climat dans lequel l'Hotel Aubry vit le jour... »

Comme dans un ballet à la chorégraphie parfaitement réglée, au moment où le récit atteignait une sorte d'apogée, l'on vint servir le dessert. Avant de reprendre la parole, le vicomte plongea avec gourmandise une cuillère vigoureuse dans la crème anglaise, d'un jaune tendre et onctueux ; son visage s'agita brièvement d'une onde de plaisir et quelques gouttes de crème dessinèrent sur son menton une petite trace irrégulière. Cette virgule blanchâtre et obscène ne cessa plus, jusqu'au terme du récit, d'attirer le regard de Léon, à la fois amusé et vaguement écœuré.

            « Je me souviens bien de cette belle journée de printemps. On voyait encore quelques ouvriers s'affairer dans les étages pour achever les dernières finitions. Une foule énorme et joyeuse remplissait le hall d'entrée ainsi que le salon et la salle à manger où nous sommes actuellement. Sans cesse, l'on voyait des gens entrer ou sortir dans un va-et-vient qui se propageait à toute la rue et, au-delà, à tout le quartier. Quelle émotion et quelle fierté pour M. et Mme Aubry ! On les voyait passer d'un groupe à l'autre, M. Aubry le visage rouge et exalté, Mme Aubry l'air digne et modestement triomphant. Les plus hautes autorités de la ville avaient été parmi les premières personnes à venir les féliciter et M. Aubry les avait emmenées faire le tour du propriétaire dans les étages avant de leur faire servir des rafraîchissements dans une partie de la salle à manger qui avait été isolée de la foule. En tant qu'ami de la famille, n'est-ce pas, j'accompagnais tout ce beau monde et je fus donc parmi les premiers à découvrir avec quelle beauté et quel goût chaque chambre avait été décorée et meublée. J'avoue que je tombai d'emblée sous le charme de cet hôtel et la chambre que j'occupais à l'hôtel *** me sembla désormais bien fade et presque sinistre. Ce jour-là, je décidai de devenir le premier locataire de l'Hotel Aubry.  D'ailleurs, rajouta le vicomte avec une présomption que Léon jugea inconvenante à la lumière du reste du récit, les Aubry me devaient bien cela car je ne leur avais pas ménagé mon soutien. »

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21 octobre 2012 7 21 /10 /octobre /2012 11:24

Hôtel Aubry          Alors que l'on desservait le potage, le vicomte poursuivit son récit tout en jetant de furtifs coups d’œil vers le fond de la salle, comme s'il craignait le retour de Mme Aubry et qu'il se préparait à la nouvelle tourmente qui ne manquerait pas de s'abattre sur lui :

          « Loin de se résigner, les Aubry semblèrent revigorés par l'incendie de leur taverne, comme si le feu avait détruit un vieil arbre malade et purifié le sol pour donner naissance à de nouveaux rameaux autrement plus vigoureux. Les journées ne leur suffisaient plus pour faire disparaître les traces du sinistre et préparer le terrain à quelque nouvelle construction dont on sentait la gestation fiévreuse dans les yeux de M. Aubry ; il restait des nuits entières à l'intérieur d'un petit cabanon qu'il avait fait dresser presque au bord de la rue. A la lueur d'une chandelle, on pouvait l'apercevoir penché sur de grandes feuilles où lentement prenait forme l'oeuvre nouvelle. Sans un mot et sans une plainte, Mme Aubry veillait sur lui comme sur un enfant, le protégeant et défendant sa tranquillité.

« Par exemple, plusieurs fois je vins leur rendre visite, par amitié et puis, bien sûr, par curiosité. Sans avoir l'air de rien, je demandais à M. Aubry quels étaient ses projets. J 'avoue aussi que je lorgnais discrètement sur la pile des feuilles mystérieuses. Et bien, vous ne me croirez pas si je vous dis que chaque fois, il m'opposait un silence poli mais inébranlable tandis que Mme Aubry prenait ostensiblement l'air outragé d'une dame respectable à laquelle j'aurais demandé son âge.

          « Le secret fut si bien et si longtemps gardé qu'une année après l'incendie, chacun s'était accoutumé à la vue du terrain désolé qui, dans son enchevêtrement d'herbes folles, donnait à la rue Esmeralda un petit air de campagne : chiens et chats errants de Valparaiso venaient y batifoler et la végétation, livrée à elle-même, commençait à dissimuler à la vue des passants le petit cabanon des Aubry. On prenait de moins en moins la peine de faire le détour pour s'enquérir de la situation du couple et ce n'était qu'à de bien rares occasions qu'on se souvenait des repas délicieux que la hautaine Mme Aubry servait dans l'ancienne taverne. D'autres lieux occupaient désormais les esprits, les endroits où la bonne société aimait à passer ses soirées. Moi-même, j'avais fini par me lasser des refus de M. Aubry et des airs réprobateurs de son épouse et je ne passais plus que de loin en loin faire mes civilités aux occupants du cabanon, davantage par compassion pour ces compatriotes malchanceux que par plaisir de leur commerce.

          « Pourtant M. Aubry n'avait pas renoncé. Le printemps suivant venait de rendre à la ville ses fleurs, ses parfums et sa tiédeur lorsque se répandit la rumeur qu'une énorme cargaison de bois était arrivée du Sud par bateau et qu'on l'avait déchargée sur le port en attendant que son propriétaire en prît possession. La foule se rua vers les quais pour admirer ces arbres magnifiques, amoncelés en sombres collines fumant sous le soleil et qui répandaient la forte odeur des profondes forêts australes, relents de sève, de mousse et de feuilles pourries. L'excitation envahissait le peuple amassé sur les quais car à l'intérêt du spectacle, rare sous ces latitudes, de ces cadavres de grands arbres, venaient s'ajouter la curiosité et l'envie de connaître la destination d'une telle quantité de bois. Le même jour, l'on sut que M. Aubry avait fait venir une armée de peones pour nettoyer le terrain où jadis avait brûlé sa taverne. C'est ainsi que débuta la construction du magnifique hôtel où nous avons le plaisir de dîner ensemble ce soir, cher ami... »

          A cet instant de son récit, le vicomte s'interrompit pour célébrer le service d'un splendide rôti qu'il avait manifestement l'intention d'honorer au plus vite. Léon en profita pour jeter un regard circulaire dans la salle avec l'espoir d'apercevoir la jeune fille qu'il avait surprise au piano mais ce fut peine perdue. Peut-être soupait-elle dans sa chambre ou bien alors, pensée plus douloureuse, n'habitait-elle pas l'hôtel ? Malgré le léger brouhaha des conversations autour de lui, il croyait encore entendre la petite mélodie qui avait surgi d'entre les éventails des palmiers. Elle représentait le premier parfum familier de sa nouvelle existence et comme un air de bienvenue à Valparaiso. Puis il fut tiré de sa rêverie par la voix du vicomte qui avait repris son récit après avoir avalé avec délectation la moitié d'une magnifique tranche de rôti :

          « Bien entendu, la nouvelle que M. Aubry avait fait venir du Sud ces énormes quantités de bois pour bâtir un hôtel se répandit comme une traînée de poudre à travers la ville et le chantier qui ne tarda pas à s'ouvrir devint le lieu de promenade favori des habitants de Valparaiso. Chaque jour, en fin d'après-midi, l'on voyait descendre des collines des familles entières qui venaient grossir la foule des badauds qui occupait déjà toute la largeur de la rue, interrompant la circulation des voitures et des calèches et provoquant le désespoir du voisinage qui ne pouvait plus entrer ni sortir de chez soi. Seuls les cabaretiers se réjouissaient, car leurs tables étaient sans cesse prises d'assaut et ils faisaient circuler dans la foule des bouteilles de vin et des cruches de chicha, sorte de cidre aigrelet auquel vous ne manquerez pas de goûter, accompagnées de ces délicieux beignets que l'on appelle les empanadas. Et le lieu devint même le rendez-vous le plus mondain de la ville : il était de bon ton d'y être vu et les bourgeois, l'espace d'une soirée, y trinquaient avec les ouvriers et échangeaient des coquetteries avec des blanchisseuses ou les petites bonnes descendues des étages alentour pour se donner un peu de bon temps. J'avoue avoir passé quelques soirées dans cette joyeuse atmosphère de kermesse et, ma foi, y avoir pris quelque plaisir...

          « Seuls les Aubry ne se laissaient en rien distraire par cette animation provoquée par la construction de leur hôtel. Par le sang de mes ancêtres, jamais je n'ai vu deux êtres humains déployer une telle activité ; M. Aubry avait dessiné les plans de son hôtel et il en fut le maçon : il était partout à la fois sur le chantier, aidant à terrasser le terrain, à transporter les billes de bois, à couper, trancher, scier, assembler, dresser, étayer... »

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20 octobre 2012 6 20 /10 /octobre /2012 14:50

Hôtel Aubry          Ce même soir, alors que Léon se délectait de son potage à la tortue – qui apportait à son palais les mêmes sensations nouvelles que les rues de Valparaiso à son désir exacerbé de découverte – , le dîner fut interrompu par la courte visite que la propriétaire de l'hôtel rendait à ses clients selon un rituel immuable, rituel qui allait devenir familier à Léon les jours suivants. Précédée par le souffle d'un silence respectueux qui faisait vaciller les conversations, Mme Aubry contournait les tables suivant un itinéraire inattendu qui ressemblait aux manœuvres d'un voilier en pleine régate, tirant des bords et déployant toute l'ampleur de la sombre voilure d'une robe de velours noir. A en croire le vicomte, Mme Aubry n'avait pas un seul jour quitté cette austérité vestimentaire depuis la disparition de son époux.

          « Mme Aubry, murmura Balthazar, affecte de porter le deuil de son époux – à supposer que Philippe Aubry soit mort, bien évidemment – d'autres une décoration de guerre. ! Ce souvenir, ostensiblement affiché, lui sert d'autorité et je dirais même de titre de propriété sur l'hôtel. »

          Léon n'avait rien compris à cette remarque du vicomte sur le deuil supposé de cette femme et sur son époux disparu, peut-être mort ou peut-être vivant... Il aurait bien aimé en savoir plus, mais Rocquencourt lui posa vivement la main sur le bras et lui chuchota :

          « Mais la voici qui s'avance vers nous, hauts les cœurs et tenons-nous sur nos gardes... »

          Le vicomte, dans un mouvement aussi inattendu que violent, se dressa et franchit en un éclair la distance qui le séparait de l'auguste dame pour s'incliner avec une raideur aristocratique et une sorte de sauvagerie retenue vers la main nerveuse et gantée qui s'avançait sur lui dans un geste courroucé d'autorité royale :

          « Mme Aubry, mes respects...

          - M. de Rocquencourt, je vois que vous ne dînez pas seul ce soir... »

          Et Léon sentit tomber sur lui un regard pesant dont il ne sut dire si la fixité exprimait de l'amusement ou de l'irritation. Les yeux flamboyants de Mme Aubry se détournèrent d'ailleurs presque immédiatement du jeune homme pour s'abattre sur ceux du vicomte dans la quête impérieuse d'une explication.

          « Madame, on ne peut rien vous cacher et votre sagacité vous honore. J'ai en effet l'avantage de dîner en compagnie d'un jeune compatriote qui débarque fraîchement du Saint-Malo et qui nous a fait l'honneur de descendre à l'Hotel Aubry.

           - Bienvenue parmi nous, M. Jamin, puisse l'Hotel Aubry répondre à l'honneur que vous nous faîtes. »

          Sèche et faussement ironique, la répartie se figea dans le silence attentif des tables. Mme Aubry poursuivit son chemin sans un regard de plus pour le vicomte, courbé de soumission ou d'étonnement ; en quelques mots, Léon avait découvert ce que chacune des rencontres suivantes lui confirmerait par la suite : Mme Aubry n'ignorait aucune des allées et venues de ses clients et sa question au vicomte n'avait eu en fait qu'une valeur protocolaire. Le vieil aristocrate aurait dû s'en souvenir mais, comme Léon n'allait pas tarder à s'en rendre compte, il ne résistait jamais au plaisir d'exhiber la fausse humilité et la trompeuse courtoisie que des générations de courtisans avaient déposées dans son sang et son éducation. Surpris par l'animosité de la vieille dame, Léon s'était levé de table pour la saluer mais déjà Mme Aubry regagnait les profondeurs de l'hôtel en contournant les dernières tables. Cette silhouette noire qui s'éloignait lui sembla soudain familière et il eut à faire un effort tant ses genoux se mirent à trembler. Combien de fois n'avait-il pas vu sa grand-mère quitter la maison pour regagner La Rochelle ? Après un séjour si doux, leur séparation était chaque fois cruelle. Car sa grand-mère seule avait toujours compris combien il étouffait dans la maison de ses parents, combien il était torturé par les contradictions qui l'écartelaient. Il aimait ses parents, en un certain sens, mais il n'était pas un jour où in ne songeât au bonheur de les quitter pour découvrir qui il était véritablement. Et sa grand-mère lui racontait bien souvent le départ des grands navires du port de La Rochelle... Léon regardait s'éloigner la sévère Mme Aubry ; le trouble et la confusion s'emparaient de lui dans cette superposition d'images, sa grand-mère si bonne et le visage hostile de cette vieille dame... Au bout d'un instant et avec un petit sourire gêné, le vicomte regagna sa place et Léon, soulagé, fit de même. Il souhaitait maintenant que Rocquencourt se remît à parler pour chasser les sombres pensées que le passage de Mme Aubry avait accumulées en lui. Car il sentait bien que le visage de sa mère n'était pas loin de lui apparaître encore une fois. Autour d'eux, le silence s'estompait peu à peu et le conversations reprenaient leur cours.

          « Voilà, mon jeune ami, c'est fait, vous connaissez maintenant la personne la plus importante de l'Hotel Aubry, son âme et sa gardienne. Une femme étonnante, c'est vrai, c'est certainement le terme qui convient à la situation, une femme étonnante... »

          Puis comme s'il se reprenait soudain et parvenait enfin à se défaire d'une pensée qui le contrariait :

          « … mais j'aurai l'occasion de vous en reparler. Au fait, comment trouvez-vous ce délicieux potage à la tortue ? Quelque peu exotique, n'est-il pas vrai ? »

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14 octobre 2012 7 14 /10 /octobre /2012 18:35
Hôtel AubryII
 
 
          L'Hotel Aubry était avant tout fréquenté par des étrangers, des voyageurs d'un jour, amenés par les navires de commerce pour traiter le négoce de blé ou du cuivre, parfois poussés par le désir de tenter leur chance dans un pays neuf. Ils en imaginaient les richesses aussi abondantes que les neiges éternelles des Andes, aussi accessibles que les milliers de coquillages que le Pacifique déposait sur ses rivages. L'Hotel Aubry était comme un raccourci de l'histoire du pays, on y croisait autant d'Anglais, d'Allemands ou de Français que dans les avenues de Santiago ou de Valparaiso ; des fortunes s'y faisaient et s'y défaisaient , on y arrivait le cœur rempli d'espoir, on y entendait les sanglots étouffés de la déception, les femmes les plus raffinées et les plus élégantes y côtoyaient des demoiselles au maquillage vulgaire et au cœur généreux. Dans cet univers mouvant, parcouru de brusques frénésies et par autant d'abattements profonds, des amitiés pouvaient se nouer en une heure et des haines germer dans le cœur des hommes pour le restant de leur vie. Havre de paix pour les voyageurs au long cours, antichambre de l'enfer quand les jours s'égrenaient, l'HotelAubryrépudiait aussi promptement qu'il les avait accueillis généreusement les clients malchanceux qu'un destin contraire poursuivait jusque sur ces terres du sud lointain.
          Certes, Léon Jamin n'avait pas la moindre idée de tout cela lorsque, ce premier soir, dans la grande salle du restaurant attenante au salon verdoyant, on l'avait installé à la table d'un vieux monsieur au costume de lin fripé comme un parchemin, à la moustache terne et aux manières raffinées comme un courtisan amendé par une existence de royales fréquentations. Il l'avait salué le plus poliment possible, ne sachant pas vraiment comment se comporter en pareille circonstance. Le vieil homme lui avait tout juste rendu son salut et ne s'était plus intéressé à lui. A vrai dire, il semblait davantage impatient de voir débuter le service que de lier conversation. S'interdisant de prendre la parole le premier mais gêné par l'insupportable silence, Léon hésitait entre parcourir la salle d'un regard profondément intéressé par l'assistance ou se concentrer avec une curiosité d'expert sur le service en argent qui entourait son assiette. Incapable de choisir entre ces deux contenances, il gardait les yeux fixés sur le gilet immaculé du vieux monsieur, attitude qui pouvait passer au pire pour de la grossièreté et au mieux pour de la sournoiserie. Enfin, l'on commença de servir. Un potage de tortue à l'agréable fumet venait à peine de remplir onctueusement les assiettes de porcelaine blanche que le personnage tout de lin vêtu prit aussitôt la parole, comme si l'insupportable attente avait jusque-là mobilisé toutes ses facultés y compris celle du langage :
          « Mon jeune ami, permettez-moi cette familiarité peut-être un peu excessive mais que mon âge autorise et qu'une sympathie naturelle que je sens naître peut légitimer, mon jeune ami donc, j'ai toujours grand plaisir à converser avec un compatriote... oui, vous voyez, on ne peut rien me cacher ! Je me permets de me présenter : vicomte Balthazar de Rocquencourt, gentilhomme français parti à la découverte du Nouveau Monde, amateur de voyages, d'impressions fortes et de bon vin bien sûr. Pour le vin, je vous assure dès maintenant mon cher...
          - Léon Jamin, parvint à articuler Léon, un peu abasourdi par cette entrée en matière...
          - Mon cher Léon, le vin de ce pays est sublime, véritablement sublime, fort comme ses montagnes, lourd comme son soleil, capiteux comme ses femmes... Mais je vous en prie, goûtez-moi ce potage de tortue, une spécialité locale d'une grande finesse certes, mais dont je me suis un peu lassé à vrai dire. Car autant que vous le sachiez, je suis en quelque sorte un fidèle de cet hôtel dont j'occupe une des chambres depuis plus de dix ans maintenant... »
          Le vieil homme se renversa dans son fauteuil : il laissa filtrer entre ses paupières à demi closes le regard satisfait du maître des lieux tandis que sa bouche gourmande émit un petit grognement de contentement. Avec le temps, Léon comprendrait que, si le vicomte de Rocquencourt constituait une exception dans la clientèle habituelle de l'Hotel Aubry, il en était aussi comme le gardien du temple, témoin de toutes les allées et venues, relais indispensable de tous les commérages, fin connaisseur de la clientèle, dispensateur vénéré de mirifiques pourboires au personnel, figure légendaire, inamovible et redoutée du cosmopolitisme de Valparaiso.
          « Sachez, mon cher Léon, que ce magnifique hôtel est l’œuvre d'un Français, un de nos compatriotes qui choisit l'exil à une époque où les tourments de la révolution secouaient la France. Non pas la première, celle qui fut fatale à l'harmonie de notre beau pays, mais l'un de ses soubresauts, celle qui permit à Napoléon-le-Petit d'occuper plus tard une place dans l'Histoire. Les Aubry et moi, nous sommes arrivés presque en même temps à Valparaiso. »
          Le vicomte continuait tout en lapant avec gourmandise son potage à la tortue :
          « Vous connaîtrez un jour mon histoire, quoiqu'elle ne vaille guère la peine d'être racontée, mais sachez donc que j'ai mis le pied en terre chilienne peu avant M. et Mme Aubry. Le plus remarquable dans cette aventure – car croyez-moi, cela en était une en vérité – était l'état d'esprit dans lequel je vis ce jeune couple débarquer à Valparaiso. Dans leurs yeux, dans leurs gestes et dans leurs mots brillait comme un esprit de conquête ; le jeune homme que j'étais à l'époque passait bien souvent par de longues périodes de nostalgie et encore aujourd'hui, je vous le confesse sans honte, j'ai le regret de la France rivé au cœur. Les Aubry, eux, donnèrent l'impression d'oublier la mère patrie dès l'instant où ils aperçurent les collines de Valparaiso ! »
          Léon apprit ainsi que le jeune couple avait commencé par ouvrir une petite taverne à l'endroit même où se dressait aujourd'hui l'hôtel. La cuisine française de Mme Aubry fit rapidement des adeptes et au bout de quelques années, on se battait presque pour y aller dîner d'un lapin à la moutarde ou d'un navarin d'agneau. C'est alors qu'éclata la guerre avec l'Espagne et qu'en mars 1866, Valparaiso fut bombardée par une escadre espagnole, ce qui déclencha un terrible incendie qui ravagea le centre ville et fit disparaître en fumée le premier rêve chilien de M. et Mme Aubry. Mais ce fut peut-être la main du destin car sur les ruines de la petite taverne, devenue exiguë, se dressa bientôt, tel le phénix, l’œuvre nouvelle des Aubry : un hôtel moderne et confortable offrant également une cuisine française de qualité. Sa construction fut la grande affaire de Valparaiso en ces années de renaissance de la ville.
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Quatrième De Couverture

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"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

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