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2 février 2014 7 02 /02 /février /2014 17:39

 

Hôtel AubryLéon referma doucement son cahier. Puis il soupira, le menton dans une main en regardant la pluie battre la fenêtre. Son autre main caressait doucement la couverture du cahier. Les premières lignes écrites ! Avant le départ de La Rochelle, il avait serré dans la petite malle en osier ce cahier d'écolier, à la couverture mauve. A côté de quelques livres fidèles, les derniers romans de Jules Verne, des récits de voyage et puis Le Rouge et le Noir. Dans ce cahier, il songeait à noter ses impressions de voyage. Ainsi commencerait cette nouvelle vie, à la découverte d'un monde nouveau. Dans les récits de voyage qu'il avait lus et relus, qu'il allait encore relire sur le bateau, on consignait le voyage dans un journal de bord ; et c'est ainsi que le voyage prenait toute sa dimension, tous son intérêt. Avec la traversée sur le Saint-Malo, il allait vivre ce que décrivaient d'ordinaire les récits de voyage. Il ne doutait pas d'éprouver mille nouvelles sensations qui vaudraient bien la peine qu'il ouvre le cahier à couverture mauve. Et puis le navire avait largué les amarres et la mer, le vent du large, les éblouissements des coursives avaient happé Léon dans un tourbillon de roulis et de tangage. Le cahier était demeuré pages closes, soigneusement rangé au fond de la malle en osier. Les premiers jours, Léon pensait parfois au cahier au cours de la journée ; il se promettait, le soir venu, d'ouvrir la malle et d'écrire quelques lignes sur ce qu'il voyait, ce qu'il admirait, ce qui le surprenait. Mais rentré sans sa cabine, l'esprit noyé d'impressions et de rêves, il se jetait sur sa couchette ignorant la malle en osier et son contenu. Puis avec le temps, il n'eut plus aucune pensée ni pour le cahier mauve ni même pour les livres. Il pouvait rester des heures accoudé au bastingage à laisser son regard courir le long du sillage blanc et mousseux ou se perdre vers l'horizon dans la confusion du ciel et de la mer. A l'occasion, il ne manquait pas de s'intéresser aux conversations d'autres passagers, découvrant des parcelles de vies inconnues, s'emparant au vol de quelques secrets incompréhensibles, bribes à partir desquelles il tissait des heures de rêverie. Il ne remarqua la jeune fille que dans les derniers jours de la traversée alors que la mer devenait mauvaise et qu'il était de plus en plus rare de pouvoir flâner sur le pont. Les rencontres furent espacées, attendues, brèves. Mais elles suffirent à remplir tout l'espace restant de ses émotions et à chasser définitivement le petit cahier mauve de ses pensées.

Au-delà des vitres, à travers le prisme larmoyant des gouttes de pluie, Léon devinait la façade déformée et sombre de la maison d'en face. Il rouvrit le cahier et relut d'une traite les deux pages qu'il venait de remplir. C'était déjà quelque chose ! Bien sûr le style était tout à fait plat, ce la ne ressemblait guère à la manière d'écrire d'un écrivain. Déjà certaines phrases lui déplaisaient et il ne comprenait pas pourquoi il les avait écrites. Il faudrait revoir tout cela un peu plus tard, quand on aurait avancé un peu plus loin dans l'épaisseur du cahier, avec du recul, avec un œil neuf, avec un peu d'oubli. Et puis relire des pages et des pages de Stendhal, peut-être lui emprunter quelques tournures, enfin les adapter simplement, plutôt les relire et attendre pour que cela devienne naturel. Mais après tout, quelle importance ! Personne ne lirait jamais ce cahier, tout cela était pour lui seul, une manière de vivre une seconde fois ces journées qui semblaient tellement pleines. Cela méritait bien un deuxième passage, sinon il ne parviendrait ni à en profiter ni à en garder toute la saveur. Au dehors, la pluie ne cessait pas. Par instant, une rafale de vent venait gifler la fenêtre dans un ruissellement d'eau. Ce temps maussade, qui venait de chasser les premiers beaux jours, plongeait Léon dans une sorte d'engourdissement. Autour de lui le temps paraissait s'engluer et les heures se dissoudre dans l'eau qui dégoulinait le long des vitres. Comme le vent donnait un nouveau coup de boutoir contre le vitrage, cette fois un peu plus violent que les autres, il sortit soudain de son apathie. Il rangea son cahier, sous le matelas de son lit, comme un précieux trésor. Il hésitait. Quelle envie de sortir, de grimper par les ruelles vers les hauts de la ville, de respirer le vent du large ! La pluie, pourtant, le décourageait. Que faisaient donc les autres, ce matin ? Il prêta l'oreille. Peu de bruit montait des profondeurs de l'hôtel. D'ailleurs les sifflements du vent et les crépitements des gouttelettes le rendaient presque sourd. Par ce temps, Audeline ne sortirait certainement pas de l'hôtel. Peut-être s'installerait-elle un peu au piano ? Mais plutôt dans l'après-midi. Que faisait-elle pour l'heure ? Était-elle encore couchée ? A cette pensée, Léon sentit le rouge lui monter aux joues, comme un enfant pris en faute.

"Je vais sortir, cela vaudra mieux, grommela-t-il à son reflet dans la glace qui l'observait d'un air honteux."

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