A ce mot, les deux garçons rougirent, l'un de bonheur, l'autre de rage. Et puis ils furent interrompus par un client venu réclamer la clé de sa chambre. L'homme, un Américain aux abondants favoris blonds et vêtu d'une large veste à carreaux qui paraissait trop grande pour lui, bredouillait avec difficulté quelques mots d'espagnol. Quant il eut enfin obtenu sa clé, il faillit écraser le pied de Léon et, en grommelant une vague excuse, il s'éloigna dans les escaliers d'une démarche pesante. Entre-temps, Léon avait réussi à reprendre ses esprits, à calmer le tremblement persistant de ses genoux, à faire disparaître le rictus crispé qui faisait craquer sa mâchoire.
« Tu sais, reprit Fermín en calant son menton dans ses deux mains, j'ai un peu l'impression d'un rêve : je sais bien qu'elle m'a regardé avec ces yeux mais je me demande parfois si cela a bien eu lieu. Tu comprends, entre elle et moi il y a une telle distance... Par exemple, ce serait plus logique qu'elle s'intéresse à toi... enfin je veux dire si vous vous connaissiez, parce que toi tu es un peu de son monde... Tu n'es pas d'accord, tu as l'air un peu fâché ? Bien sûr, je t'ennuie avec mes rêveries mais pardonne-moi, je suis tellement heureux en ce moment, même si cela ne doit pas durer, je ne peux pas m'empêcher d'en parler et d'en parler encore. Et je n'ai personne à qui en parler...
- Bien sûr, je comprends, ne t'inquiète pas, tu ne m'ennuies pas du tout. Je suis simplement un peu las, sans doute encore la fatigue du voyage. Écoute, je te laisse, je vais faire un tour, cela me fera du bien. »
Il n'attendit même pas la réponse de Fermín et se précipita dans la rue en bousculant une vieille dame qui ouvrait avec lenteur la porte de l'hôtel. La pluie frappa son visage d'une gifle glaciale.
Valparaiso, le 13 août 1906, dans l'après-midi
Je viens de marcher sous la pluie, pendant des heures. C'est en rentrant que je me suis rendu compte qu'il pleuvait, la pluie m'a transpercé de la tête au pied et je n'arrive pas à me réchauffer. Mais pourtant cette marche au grand air m'a fait du bien. En grimpant les collines, j'ai un peu oublié tout ce que m'a dit Fermín. Et maintenant, cela me revient,d'un seul coup, comme un coup de poing. Et dire que je ne lui ai rien répondu, que je suis resté stupidement à l'écouter raconter ses balivernes. La mère Aubry a bien raison sur son compte, c'est un menteur ! Elle serait amoureuse de lui, elle l'a regardé avec des yeux pleins d'amour ! Bien sûr qu'il en rêve mais ça ce n'est pas possible, mon vieux, elle ne peut pas s'intéresser à toi, tu n'es qu'un petit mirliton, enfoui dans tes casseroles ! N'empêche que j'y ai cru dur comme fer pendant un instant ! J'aurais dû lui rire au nez au lieu de crever de rage, en silence ! Et puis c'est vrai que j'ai douté d'elle aussi, je l'ai presque détestée à l'idée qu'elle s'était amourachée de ce vantard. Tout cela est vraiment invraisemblable ! Mais voilà qu'en l'écrivant, je n'en suis plus si sûr, tout vacille à nouveau. Et s'il disait vrai, si elle l'avait vraiment regardé avec ces yeux-là ? Peut-être même est-elle amoureuse de lui depuis bien longtemps, bien avant que je n'arrive à l'hôtel, bien avant que je ne l'aperçoive sur le bateau, bien avant qu'elle ne s'embarque pour l'Europe. Voilà pourquoi elle n'a jamais fait attention à moi, elle ne pense qu'à lui, elle ne voit personne d'autre ! Sans doute se sont-ils déjà parlé alors qu'elle ne m'a jamais dit un mot ? Et si Fermín ne m'avait pas tout dit ? Auraient-ils déjà eu des rendez-vous secrets ? Dans l'hôtel, ce n'est pas facile, la mère Aubry a l’œil mais en dehors, dans une ruelle ou un ascenseur ou le long d'un balcon, face au Pacifique...Décidément, je suis bien naïf d'avoir songé un instant qu'elle pourrait s'intéresser à moi, un inconnu, arrivé depuis à peine trois jours, perdu dans la foule des clients de l'hôtel. Hier encore, j'avais bien des espoirs ? Ah ! si je n'avais pas rencontré Fermín, je serais encore plein d'illusions ! Et maintenant, que puis-je espérer ? Que dois-je faire ?