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16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 13:05

 

Hôtel AubryA ce mot, les deux garçons rougirent, l'un de bonheur, l'autre de rage. Et puis ils furent interrompus par un client venu réclamer la clé de sa chambre. L'homme, un Américain aux abondants favoris blonds et vêtu d'une large veste à carreaux qui paraissait trop grande pour lui, bredouillait avec difficulté quelques mots d'espagnol. Quant il eut enfin obtenu sa clé, il faillit écraser le pied de Léon et, en grommelant une vague excuse, il s'éloigna dans les escaliers d'une démarche pesante. Entre-temps, Léon avait réussi à reprendre ses esprits, à calmer le tremblement persistant de ses genoux, à faire disparaître le rictus crispé qui faisait craquer sa mâchoire.

« Tu sais, reprit Fermín en calant son menton dans ses deux mains, j'ai un peu l'impression d'un rêve : je sais bien qu'elle m'a regardé avec ces yeux mais je me demande parfois si cela a bien eu lieu. Tu comprends, entre elle et moi il y a une telle distance... Par exemple, ce serait plus logique qu'elle s'intéresse à toi... enfin je veux dire si vous vous connaissiez, parce que toi tu es un peu de son monde... Tu n'es pas d'accord, tu as l'air un peu fâché ? Bien sûr, je t'ennuie avec mes rêveries mais pardonne-moi, je suis tellement heureux en ce moment, même si cela ne doit pas durer, je ne peux pas m'empêcher d'en parler et d'en parler encore. Et je n'ai personne à qui en parler...

 - Bien sûr, je comprends, ne t'inquiète pas, tu ne m'ennuies pas du tout. Je suis simplement un peu las, sans doute encore la fatigue du voyage. Écoute, je te laisse, je vais faire un tour, cela me fera du bien. »

               Il n'attendit même pas la réponse de Fermín et se précipita dans la rue en bousculant une vieille dame qui ouvrait avec lenteur la porte de l'hôtel. La pluie frappa son visage d'une gifle glaciale.

 

                                                                                                                      Valparaiso, le 13 août 1906, dans l'après-midi

 

Je viens de marcher sous la pluie, pendant des heures. C'est en rentrant que je me suis rendu compte qu'il pleuvait, la pluie m'a transpercé de la tête au pied et je n'arrive pas à me réchauffer. Mais pourtant cette marche au grand air m'a fait du bien. En grimpant les collines, j'ai un peu oublié tout ce que m'a dit Fermín. Et maintenant, cela me revient,d'un seul coup, comme un coup de poing. Et dire que je ne lui ai rien répondu, que je suis resté stupidement à l'écouter raconter ses balivernes. La mère Aubry a bien raison sur son compte, c'est un menteur ! Elle serait amoureuse de lui, elle l'a regardé avec des yeux pleins d'amour ! Bien sûr qu'il en rêve mais ça ce n'est pas possible, mon vieux, elle ne peut pas s'intéresser à toi, tu n'es qu'un petit mirliton, enfoui dans tes casseroles ! N'empêche que j'y ai cru dur comme fer pendant un instant ! J'aurais dû lui rire au nez au lieu de crever de rage, en silence ! Et puis c'est vrai que j'ai douté d'elle aussi, je l'ai presque détestée à l'idée qu'elle s'était amourachée de ce vantard. Tout cela est vraiment invraisemblable ! Mais voilà qu'en l'écrivant, je n'en suis plus si sûr, tout vacille à nouveau. Et s'il disait vrai, si elle l'avait vraiment regardé avec ces yeux-là ? Peut-être même est-elle amoureuse de lui depuis bien longtemps, bien avant que je n'arrive à l'hôtel, bien avant que je ne l'aperçoive sur le bateau, bien avant qu'elle ne s'embarque pour l'Europe. Voilà pourquoi elle n'a jamais fait attention à moi, elle ne pense qu'à lui, elle ne voit personne d'autre ! Sans doute se sont-ils déjà parlé alors qu'elle ne m'a jamais dit un mot ? Et si Fermín ne m'avait pas tout dit ? Auraient-ils déjà eu des rendez-vous secrets ? Dans l'hôtel, ce n'est pas facile, la mère Aubry a l’œil mais en dehors, dans une ruelle ou un ascenseur ou le long d'un balcon, face au Pacifique...Décidément, je suis bien naïf d'avoir songé un instant qu'elle pourrait s'intéresser à moi, un inconnu, arrivé depuis à peine trois jours, perdu dans la foule des clients de l'hôtel. Hier encore, j'avais bien des espoirs ? Ah ! si je n'avais pas rencontré Fermín, je serais encore plein d'illusions ! Et maintenant, que puis-je espérer ? Que dois-je faire ?

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9 février 2014 7 09 /02 /février /2014 13:00

 

Hôtel AubryDans le couloir sombre, le bruit de la pluie s'estompa. Ce fut comme un chuchotement que l'on distinguait à peine à travers les portes closes. Léon avançait presque en aveugle, guidé seulement par la lueur rougeoyante et mystérieuse des lampes à gaz qui paraissaient épuisées d'avoir illuminé les couloirs tout au long de la nuit. Puis il s'enfonça dans l'escalier comme dans une bouche d'ombre. Mais au fur et à mesure de sa descente, les ténèbres reculaient et dans le hall d'entrée de l'hôtel, la lumière resplendissait comme pour chasser les lueurs glauques que l'averse agitait contre les vitres. Derrière le petit comptoir de réception, avec le sourire béat du bienheureux, Fermín rêvait le nez en l'air en bayant à la pluie. Son visage rayonnait, comme de l'intérieur, d'une beauté pure et inaccessible, semblable à l'éclat divin des saints de pierre que Léon admirait dans l'église de son village. Il hésitait à rompre le charme mystérieux qui irradiait de la figure en extase de Fermín et venait s'étendre aux objets et aux meubles qui l'entouraient, comme un vernis lumineux et inaltérable. Léon se demandait ce qui pouvait rendre à ce point palpable le sentiment du bonheur dont l'air était parfumé et presque saturé. Un instant, en aspirant avec délectation, Léon se sentit heureux du bonheur de Fermín. Comme il s'approchait doucement, presque délicatement, une lame du plancher grinça sous son pied et Fermín s'éveilla. De leur vagabondage lointain, ses yeux prirent lentement le chemin du retour et se posèrent sur Léon, un peu titubants, encore secoués d'étincelles de rêve. Face à face, les deux garçons échangèrent un sourire.

« Tiens... Léon, je ne t'avais pas vu approcher ! Tu es là depuis longtemps ?

 - Non, penses-tu, je descendais me dégourdir les jambes et je t'ai aperçu. Tu avais l'air un peu rêveur.

 - C'est vrai ? Par chance c'était toi et pas la patronne sinon qu'est-ce que j'aurais encore pris ! Hier soir, par exemple, ce fut terrible. Elle m'a accusé de tous les maux et, comble de malheur, j'ai brisé une cruche qu'elle avait reçue pour son mariage, je crois. J'ai bien cru ma dernière heure venue. D'ailleurs elle m'a averti : la prochaine fois, je peux faire mes valises. Peut-être que cela vaudrait mieux... Heureusement, hier soir j'ai reçu une aide précieuse, tu ne devineras jamais...

- Voyons, peut-être Rocquencourt, encore que cela me surprendrait beaucoup.

 - Le vieil aristocrate ? Il me méprise, il me prend pour son laquais, il serait bien le dernier à me tirer d'embarras.

- Alors qui donc, doña Angélica ?

- Elle, je l'aime bien mais elle tremble plus que moi devant la vieille. Alors pour me donner un coup de main...

- Ne me dis pas que Porfirio...

- Lui non plus, il ne s'intéresse à personne d'ailleurs, sans doute est-il trop sourd ! Non, non, tu n'y es pas du tout. Mon ange gardien, ou plutôt ma bonne fée devrais-je dire, tu ne le connais pas encore, mais si tu la connaissais, tu comprendrais peut-être ce qui m'arrive. Cette fée merveilleuse, c'est... »

Comme dans un mauvais rêve au cours duquel il aurait enfin découvert avec soulagement – et au moment précis où il se serait réveillé – le visage d'une silhouette qui n'avait cessé de le poursuivre, Léon sut d'une manière aiguë et définitive ce qu'allait lui révéler Fermín et il préféra prononcer lui-même ce nom précieux, mille fois adoré et soigneusement caché :

« Audeline... »

Ce fut un murmure, à peine audible. Pourtant Léon en resta assourdi comme s'il avait hurlé. Dans le silence qui suivit, il crut en entendre l'écho infini emplir tout l'hôtel. Et puis une peur irraisonnée s'empara de lui à l'idée de ce que Fermín allait dire. Ce dernier parut un peu surpris par l'interruption de Léon.

« Tu la connais donc ?

                - Oui, je l'ai déjà aperçue dans l'hôtel.

 

               - C'est curieux car elle sort rarement de sa chambre, sauf parfois pour se mettre au piano. Tu sais, il m'arrive de l'observer en cachette lorsque j'entends le piano jouer en sourdine. Je sais immédiatement que c'est elle, justement parce que les mélodies sont à peine audibles, on dirait presque que le piano murmure... »

 

                   Sa nuque fragile, courbée vers le clavier, des mèches blondes en désordre et ses doigts si fins, si légers, courant sur les touches comme de petits lutins joyeux !

    « … Je me dissimule alors dans les plantes qui entourent le piano et je l'observe. C'est un spectacle merveilleux, la musique la rend encore plus... belle. »

    Ainsi donc n'était-il pas le seul à avoir communié, caché dans la verdure, presque à genoux derrière le piano, dans ces instants de douce mélodie ! Il en ressentit comme du dégoût. Fermín venait de souiller à jamais la pureté de son souvenir. Léon regardait Fermín en souriant dans un immense effort pour ne pas laisser paraître sa déception. Le visage de Fermín brillait de bonheur, et ce bonheur si visible, tellement assuré, le transperçait tout entier de son impitoyable glaive. Voilà pourquoi Fermín affichait cet air de béatitude lorsque Léon l'avait surpris. Il pensait à elle, bien sûr, et cela le rendait infiniment heureux, à un point tel que son visage en rayonnait.

    « Mais jusqu'à hier soir, reprit Fermín ignorant de la souffrance qui tourmentait Léon, elle n'avait jamais prêté attention à moi. Je l'admirais en secret, je rêvais souvent d'elle mais je savais bien qu'elle était inaccessible. Eh bien tu sais, Léon, tu ne vas pas le croire mais je me trompais complètement ! Car hier soir, elle a pris ma défense contre la patronne et surtout, surtout... »

    Léon, ivre de jalousie, tremblait à chaque mot qui venait encore aiguiser le couteau de la souffrance. Et il sentait que le pire était à venir, que Fermín, dans son innocence, maniait les instruments de torture avec l'art consommé du bourreau qui conduit par petites étapes sa victime sur le chemin de plus en plus escarpé de la douleur jusqu'à la crucifixion finale.

    « … Elle m'a regardé avec des yeux, si tu savais, avec des yeux pleins... pleins... d'amour ! »

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    8 février 2014 6 08 /02 /février /2014 15:59

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    4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 19:26

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    2 février 2014 7 02 /02 /février /2014 17:39

     

    Hôtel AubryLéon referma doucement son cahier. Puis il soupira, le menton dans une main en regardant la pluie battre la fenêtre. Son autre main caressait doucement la couverture du cahier. Les premières lignes écrites ! Avant le départ de La Rochelle, il avait serré dans la petite malle en osier ce cahier d'écolier, à la couverture mauve. A côté de quelques livres fidèles, les derniers romans de Jules Verne, des récits de voyage et puis Le Rouge et le Noir. Dans ce cahier, il songeait à noter ses impressions de voyage. Ainsi commencerait cette nouvelle vie, à la découverte d'un monde nouveau. Dans les récits de voyage qu'il avait lus et relus, qu'il allait encore relire sur le bateau, on consignait le voyage dans un journal de bord ; et c'est ainsi que le voyage prenait toute sa dimension, tous son intérêt. Avec la traversée sur le Saint-Malo, il allait vivre ce que décrivaient d'ordinaire les récits de voyage. Il ne doutait pas d'éprouver mille nouvelles sensations qui vaudraient bien la peine qu'il ouvre le cahier à couverture mauve. Et puis le navire avait largué les amarres et la mer, le vent du large, les éblouissements des coursives avaient happé Léon dans un tourbillon de roulis et de tangage. Le cahier était demeuré pages closes, soigneusement rangé au fond de la malle en osier. Les premiers jours, Léon pensait parfois au cahier au cours de la journée ; il se promettait, le soir venu, d'ouvrir la malle et d'écrire quelques lignes sur ce qu'il voyait, ce qu'il admirait, ce qui le surprenait. Mais rentré sans sa cabine, l'esprit noyé d'impressions et de rêves, il se jetait sur sa couchette ignorant la malle en osier et son contenu. Puis avec le temps, il n'eut plus aucune pensée ni pour le cahier mauve ni même pour les livres. Il pouvait rester des heures accoudé au bastingage à laisser son regard courir le long du sillage blanc et mousseux ou se perdre vers l'horizon dans la confusion du ciel et de la mer. A l'occasion, il ne manquait pas de s'intéresser aux conversations d'autres passagers, découvrant des parcelles de vies inconnues, s'emparant au vol de quelques secrets incompréhensibles, bribes à partir desquelles il tissait des heures de rêverie. Il ne remarqua la jeune fille que dans les derniers jours de la traversée alors que la mer devenait mauvaise et qu'il était de plus en plus rare de pouvoir flâner sur le pont. Les rencontres furent espacées, attendues, brèves. Mais elles suffirent à remplir tout l'espace restant de ses émotions et à chasser définitivement le petit cahier mauve de ses pensées.

    Au-delà des vitres, à travers le prisme larmoyant des gouttes de pluie, Léon devinait la façade déformée et sombre de la maison d'en face. Il rouvrit le cahier et relut d'une traite les deux pages qu'il venait de remplir. C'était déjà quelque chose ! Bien sûr le style était tout à fait plat, ce la ne ressemblait guère à la manière d'écrire d'un écrivain. Déjà certaines phrases lui déplaisaient et il ne comprenait pas pourquoi il les avait écrites. Il faudrait revoir tout cela un peu plus tard, quand on aurait avancé un peu plus loin dans l'épaisseur du cahier, avec du recul, avec un œil neuf, avec un peu d'oubli. Et puis relire des pages et des pages de Stendhal, peut-être lui emprunter quelques tournures, enfin les adapter simplement, plutôt les relire et attendre pour que cela devienne naturel. Mais après tout, quelle importance ! Personne ne lirait jamais ce cahier, tout cela était pour lui seul, une manière de vivre une seconde fois ces journées qui semblaient tellement pleines. Cela méritait bien un deuxième passage, sinon il ne parviendrait ni à en profiter ni à en garder toute la saveur. Au dehors, la pluie ne cessait pas. Par instant, une rafale de vent venait gifler la fenêtre dans un ruissellement d'eau. Ce temps maussade, qui venait de chasser les premiers beaux jours, plongeait Léon dans une sorte d'engourdissement. Autour de lui le temps paraissait s'engluer et les heures se dissoudre dans l'eau qui dégoulinait le long des vitres. Comme le vent donnait un nouveau coup de boutoir contre le vitrage, cette fois un peu plus violent que les autres, il sortit soudain de son apathie. Il rangea son cahier, sous le matelas de son lit, comme un précieux trésor. Il hésitait. Quelle envie de sortir, de grimper par les ruelles vers les hauts de la ville, de respirer le vent du large ! La pluie, pourtant, le décourageait. Que faisaient donc les autres, ce matin ? Il prêta l'oreille. Peu de bruit montait des profondeurs de l'hôtel. D'ailleurs les sifflements du vent et les crépitements des gouttelettes le rendaient presque sourd. Par ce temps, Audeline ne sortirait certainement pas de l'hôtel. Peut-être s'installerait-elle un peu au piano ? Mais plutôt dans l'après-midi. Que faisait-elle pour l'heure ? Était-elle encore couchée ? A cette pensée, Léon sentit le rouge lui monter aux joues, comme un enfant pris en faute.

    "Je vais sortir, cela vaudra mieux, grommela-t-il à son reflet dans la glace qui l'observait d'un air honteux."

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    1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 15:33

     

    Hôtel AubryAvec la brutalité de l'évidence, Marie-Louise comprit qu'elle s'était fourvoyée. Porfirio, vieil homme obstiné, ou peut-être fou ou plus sûrement plein de malice, avait flairé le piège. Il se tenait maintenant sur la défensive, il esquivait, il louvoyait. Marie-Louise fut prise d'un vertige d'impuissance, de l'envie irrésistible de mettre fin à cette scène grotesque, d'avoir le dernier mot. Depuis la disparition de Philippe Aubry, elle n'avait jamais laissé à quiconque la moindre chance d'avoir le dernier mot. En elle, la colère montait en tourbillonnant, lui tordant le ventre, lui raidissant la nuque, lui enflant la gorge. Face à elle, le brin de mimosa devant les yeux, le vieil homme souriait.

    « Peut-être vouliez-vous me parler d'Audeline ? »

    La voix calme de Porfirio avait jeté sur le feu de sa colère une brutale giclée d'eau froide. Une fois encore, le vieil homme la prenait à revers.

    « Dans ce cas, reprit-il avec une voix plus tendue, chère madame Aubry, je crains fort que vous ne soyez montée pour rien. Audeline est un ange, elle est la fille que j'aurais voulu avoir. Audeline est comme le mimosa de Valparaiso : son regard se répand en gouttes d'or sur le passant. Ne venez pas me parler d'Audeline, ne venez pas rompre le charme. Vous voulez la marier ? Ne la jetez pas dans les bras d'un vieillard que vous croyez riche ! Donnez-lui la vie, laissez-lui la beauté et l'espérance de la jeunesse. Audeline mérite le bonheur et moi je mérite de la savoir heureuse. Et maintenant, chère madame, sans vouloir me montrer discourtois, je souhaiterais me reposer un peu... »

    Frappée, giflée, humiliée par chaque mot, Marie-Louise avait reculé, pas à pas, loin de sa colère. La porte dans le dos, elle fixait le plateau du petit déjeuner qu'elle n'irait pas reprendre. Quand Porfirio cessa de parler, pour la première fois, elle sentit le parfum entêtant du mimosa. Et cet arôme lumineux, joyeux, lui chuchotait d'abandonner la lutte. Peut-être aurait-elle encore la force de dire un mot à Porfirio ? Mais déjà il avait reprit sa plume et, cassé en deux, il tournait le dos à Marie-Louise.

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    26 janvier 2014 7 26 /01 /janvier /2014 18:47

    Hôtel Aubry« Vous aimez le mimosa, n'est-ce pas ?

    - Je succombe toujours à son parfum, répondit Porfirio en relevant la tête, avec pour la première fois un sourire sur les lèvres.

    - J'ai pensé que cela vous ferait plaisir, cette belle branche, un peu de couleur dans votre chambre. Je ne me suis pas trompée.

    - C'est vrai, j'ai toujours été très sensible aux fleurs, à leur délicatesse. On dirait de petites jeunes filles élégamment vêtues, souriantes et fragiles. Mais pardonnez-moi, reprit-il en fixant Marie-Louise d'un œil soudain glacial, je trouve tout à fait curieux que vous veniez m'apporter mon petit-déjeuner, justement ce matin alors que cela fait si longtemps que je demeure à l'hôtel. Et encore plus curieux que vous ayez eu la délicate attention de m'offrir des fleurs. Vous ne m'avez pas habitué à de telles faveurs. Mais, continua-t-il en approchant avec volupté le brin de mimosa de ses narines palpitantes, peut-être avez-vous quelque chose à me dire ?

    - Mon cher Porfirio, je ne vous savais pas écrivain, rétorqua Marie-Louise qui préférait pratiquer les attaques frontales plutôt que de les subir. J'étais restée sur l'idée que jadis vous faisiez dans la finance ?

    - Voyons, chère madame, l'un n'empêche pas l'autre ! Comme vous le savez, aujourd'hui je retiré du monde des affaires. Cela me laisse du temps, beaucoup de temps. Mais pardonnez mon insistance malgré tout : j'ai le sentiment que vous avez quelque chose d'important à me dire. Parlez sans crainte, je vous écouterai le plus attentivement qu'il me sera possible.

    - Vous avez raison, Porfirio, je n'ai pas pris l'initiative de vous déranger ce matin pour parler littérature. Vous me connaissez, je crois, j'aime les discussions franches. Aussi vais-je vous parler sans détour... »

    Marie-Louise fit une pause autant pour se donner un instant de réflexion que pour jauger la réaction du vieil homme. Ce dernier resta silencieux, les yeux rivés aux lèvres de Marie-Louise.

    « Vous êtes pensionnaire depuis quelques années déjà, reprit-elle en sourdine...

    - Je vous entends mal, ma chère, seriez-vous assez aimable pour hausser un peu la voix ?

    - Je vous disais donc, mon cher Porfirio, Marie-Louise parlait à peine plus fort, que vous êtes un de nos plus anciens pensionnaires.

    - Sans doute, sans doute.

    - Il me semble que vous vous plaisez avec nous.

    - Je ne me plains pas, chère madame, en aucune manière.

    - Je sais, je sais. Je dirais que vous passez même pour un locataire idéal. Et vous n'ignorez pas l'estime que je vous porte...

    - Estime réciproque, chère madame, soyez en assurée.

    - Bien sûr, bien sûr. Et je ne crains pas de vous avouer que nous vous portons plus que de l'estime... si vous le permettez, j'irai jusqu'à dire de l'affection.

    - Mais certainement, je vous en suis infiniment reconnaissant. »

    Porfirio s'amusait follement, curieux de voir comment Mme Aubry allait en venir au but.

    « Il est même une personne pour qui cette affection prend des proportions considérables...

    - Vous m'effrayez, chère madame, je ne voudrais causer de tort à quiconque.

    - Mais qui parle de tort ? Bien au contraire, Porfirio, je cherche à vous faire comprendre qu'il est une personne que vous ne laissez pas insensible et à qui vous feriez du tort si vous l'ignoriez.

    - J'avoue, madame, que vous devenez de plus en plus mystérieuse et que j'ai quelque mal à vous comprendre, susurra Porfirio en se retenant pour ne pas sourire.

    - Allons, allons, mon ami, ne me dites pas que vous restez insensible aux manifestations d'intérêt de cette personne ! Je ne puis vous croire.

    - Et moi je vous assure que j'ai besoin que vous m'expliquiez plus clairement de quoi il s'agit, car pour le moment, je suis en pleine confusion. »

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    19 janvier 2014 7 19 /01 /janvier /2014 17:39

     

    Hôtel AubryUn pâle rayon de soleil glissa à travers la grisaille du petit jour et vint effleurer d'un doigt timide la théière en argent. Sur le plateau, l'éclat de lumière illumina soudain le diadème d'or d'un brin de mimosa qui reposait sur une serviette blanche et empesée, et donna au petit déjeuner un air royal et champêtre. Marie-Louise avait rajouté le rameau fleuri avant de monter, en le dérobant à un gros bouquet qui remplissait le hall de l'hôtel de son arôme tenace. Valparaiso sombrait d'ailleurs sous l'éclosion des mimosas. Le printemps s'annonçait en parant la ville du velours jaune de leurs fleurs. Parfois, une soudain rafale de vent semait une pluie dorée sur les passants et ces averses fleuries, en entrant par les fenêtres entrouvertes, répandaient dans toutes les maisons le parfum persistant des beaux jours annoncés. Marie-Louise respira profondément l'odeur du rameau de mimosa et se dirigea vers la chambre de Porfirio. Elle frappa deux coups secs et, sans attendre de réponse, elle entra. Assis face à la fenêtre, courbé sur une petite table qui constituait presque l'unique mobilier avec le lit, Porfirio écrivait. Marie-Louise s'avança en fixant le dos du vieil homme, lequel ne semblait pas avoir deviné sa présence ; en glissant le long du lit, elle voyait lentement se modifier son profil puis elle découvrit une main osseuse qui courait avec hâte sur le papier. A côté de la table, aux pieds de Porfirio, une malle grande ouverte laissait voir un désordre indescriptible de feuilles noircies d'une grande écriture anguleuse. Marie-Louise, qui entrait pour la première fois dans la chambre de Porfirio Rubio Moreno, eut l'intuition fugace de violer un sanctuaire et de surprendre un grand prêtre dans l'accomplissement secret de rites mystérieux. Comme elle avait un moment d'hésitation, les yeux plongés dans le coffre, Porfirio parut enfin s'apercevoir de sa présence. Sans manifester la moindre surprise, il posa sa plume en disant : « Tiens, je ne vous ai pas entendu frapper. » Marie-Louise se sentit vaguement troublée par ces quelques mots. Que voulait-il dire par-là ? N'était-il pas sourd ? Il n'y avait rien de surprenant par conséquent à ce qu'il n'eût pas entendu les coups sur la porte. Et puis, il ne montrait pas le moindre signe de surprise à la voir dans sa chambre, où elle n'entrait jamais, le plateau du petit-déjeuner dans les mains, elle qui ne servait jamais les clients même aux tables du restaurant. Tout l'effet qu'elle avait souhaité donner à cette mise en scène tombait à plat. Elle en éprouva une grande irritation. Néanmoins, elle retrouva immédiatement son sang froid et entrant dans le jeu du vieil homme, elle lui demanda d'un ton parfaitement calme s'il prendrait son petit-déjeuner sur la table, en ôtant à sa question tout caractère interrogatif qui aurait pu laisser croire qu'elle ignorait ses habitudes.

              Porfirio reprit sa plume et répondit sèchement en jetant un œil distrait sur le plateau : « Vous êtes bien aimable mais je ne déjeune jamais le matin. » Cette fois, le coup était rude car sous le ton faussement courtois, elle devinait la rebuffade et un peu de mépris. Le plus inouï était l'indifférence du vieil homme qui s'était remis à écrire comme s'il avait eu simplement affaire à une femme de chambre. Marie-Louise sentait la colère gronder en elle comme un animal blessé : jamais le vieux bonhomme n'avait eu ce comportement avec elle ! Comme toutes les femmes de tête, elle savait dompter ses réactions passionnelles quand l'enjeu le lui dictait. Porfirio ne l'entraînerait pas hors du chemin qu'elle s'était tracé ce matin en montant lui apporter son petit-déjeuner. Elle déposa le plateau sur le lit avec un calme ostensible puis elle s'appuya contre le battant de la fenêtre face au vieil homme qui continuait d'écrire avec dédain. Elle laissa glisser son regard sur la surface griffonnée des feuilles qui tapissaient la petite table. Malgré tout, elle se sentait vaguement intimidée par ce débordement d'écriture qui envahissait la table, dégoulinait sur le sol et s'amoncelait dans la malle en bois, comme une exubérante végétation. Elle pensa soudain avec stupeur qu'elle avait peut-être écrit une fois dans sa vie une lettre de plus de deux pages ; et cela lui avait coûté de longues heures d'efforts, de ratures et de feuilles froissées. Devant elle, cet homme écrivait avec entrain ; la plume paraissait bondir entre ses mains, presque livrée à elle-même. Il ne s'arrêtait pas, il n'hésitait pas, il ne biffait pas. Il allait de l'avant, imperturbable et avec une fascinante fluidité. Elle hésitait à l'interrompre, presque honteuse d'avoir à briser ce bel élan. Puis ses yeux tombèrent sur le rameau de mimosa oublié entre la tasse et la théière. Elle le déposa sur la petite table de Porfirio, répandant au passage une poussière d'or sur la feuille que le vieil homme continuait de couvrir de sa grande écriture.

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    7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 18:18

     

    Hôtel Aubry                                                                                                                     Valparaiso, le 13 août 1906, au lever

     

     

               Voilà maintenant plus d'un mois que j'ai quitté La Rochelle et seulement trois jours que je suis arrivé à Valparaiso. Et pourtant il me semble que durant ces trois derniers jours, il s'est passé tant de choses que le voyage n'est plus qu'un souvenir lointain et furtif. Comme s'il n'avait duré que quelques heures, comme ces rêves étranges, agités, douloureux, que l'on fait dans l'instant où l'on s'éveille, si proches et déjà presque oubliés. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi tout a fui si vite. Je revois encore le port de La Rochelle s'estomper dans la brume, et ce point minuscule, que je devinais sur le quai, était devenu ma mère dans ses efforts pathétiques pour m'envoyer ses derniers adieux. Mais le garçon penché sur le bastingage, ce n'est plus moi déjà, je ne le reconnais plus. Je ne vois plus qu'une image de cet instant comme si elle m'était extérieure, dépourvue de tout sentiment. Je ne suis pas triste, je n'ai pas de regrets. Enfin rien si ce n'est une vision fugitive. Peut-être parce que j'ai l'esprit trop encombré de tout ce qui m'entoure maintenant, cette certitude que ma vie est remplie d'événements. Aussi est-ce une bonne raison pour noter au jour le jour tout ce qui va m'arriver, mes impressions et les interrogations. Une sorte de journal de bord, à la manière de ces capitaines de navires comme il y en a dans les romans. Justement pour que les journées que je suis en train de vivre ne disparaissent pas aussi vite que les jours de la traversée sur le Saint-Malo. Peut-être aussi pour mes parents ? Enfin il faudra voir si je leur fais lire plus tard quelques pages, les plus intéressantes. Je ne sais pas vraiment si j'ai envie de leur dévoiler toutes mes pensées... Je ferais sans doute mieux de leur écrire, ce serait plus utile pour eux que de lire – dans des mois... des années ? – ces commentaires qui n'auront alors plus guère d'intérêt pour eux. Allons, c'est promis, ce soir je prends la décision de leur écrire avant la fin de la semaine.Bien sûr, maman doit être si triste... Une lettre de moi lui fera du bien. Ce sera une belle lettre, longue et pleine de détails, où je lui dirai que tout va bien, qu'elle ne doit pas se faire de souci pour moi parce que... voyons... parce que... enfin je verrai comme rédiger cela de façon convaincante. Tiens, j'y pense, ce sera la première fois que je lui enverrai une lettre, que je leur enverrai une lettre ! Bien sûr, c'est aussi la première fois que je suis loin d'eux. Est-ce qu'ils me manquent ? Je ne sais pas encore... Trop tôt pour le dire, on verra plus tard. Et moi, est-ce que je leur manque ? Enfin, songer à écrire cette lettre le plus vite possible.

              Donc, aujourd'hui, 13 août 1906, je commence ce journal de bord dans lequel je consignerai tout ce qui pourra m'arriver d'important, toutes les impressions qui me viendront à l'esprit à propos de ce nouveau pays, de la ville de Valparaiso, de l'hôtel et des gens qui l'habitent. Il me semble déjà que pas un jour ne passera sans que je n'aie quelque fait curieux ou quelque sensation nouvelle à noter. Si je n'avais pas tenté une telle aventure, ce journal n'aurait jamais vu le jour, car la vie que j'ai menée jusqu'à présent ne méritait guère de commentaires. Il ne se passait rien, chaque jour ressemblait au précédent et au jour suivant. Certes, je n'étais pas vraiment malheureux. Etais-je heureux ? Je ne saurais pas le dire car je me contentais d'exister, d'éprouver jour après jour de petits bonheurs furtifs, presque insoupçonnables, si ténus qu'au moment de les coucher sur du papier je n'aurais déjà plus eu matière. D'ailleurs, je n'ai jamais eu l'idée d'écrire un journal. Moi, Léon Jamin, je commence donc une nouvelle vie en ouvrant ce carnet, c'est en quelque sorte mon nouvel acte de baptême. Il y aura l'époque d'avant le journal et puis le temps du journal. Je crois qu'écrire les moments forts de ma nouvelle existence, cela m'aidera à comprendre pourquoi j'ai commis cette folie de tout abandonner presque sans raison, presque sur un coup de tête. Cela me donnera peut-être les clés de mon passé, si proche et que pourtant je sens disparaître si vite. A chaque fois qu'il m'en viendra l'envie, en relisant toutes les annotations du journal, je serai en mesure d'apprécier vraiment le passage du temps et je serai capable, en quelque sorte, de l'immobiliser, d'en retenir l'essentiel. Sans cela, je vois bien que tout disparaîtrait, comme avant.

               Et puis je parlerai d'elle. J'ose à peine dire son nom, alors l'écrire... Mais ce carnet, je ne le montrerai à personne, il sera mon ami le plus intime. Il ne me trahira pas. Alors si je lui confie son nom, ce sera comme si je le pensais seulement. Je lui parlerai donc d'Audeline. Pour me consoler de ne pas l'avoir vue aujourd'hui, pour n'avoir pas osé lui parler hier, pour atténuer mes regrets de ne pas l'avoir abordée pendant la traversée sur le Saint-Malo. Elle ne sait même pas qui je suis, elle ignore même que j'existe, que je vis et que je respire si près d'elle. Oh ! comme je voudrais à nouveau l'entendre jouer du piano, au milieu des fleurs, juste pour moi, pour moi seul. Je serais assis à côté d'elle et je regarderais ses doigts si blancs, si fragiles, effleurer les touches d'ivoire. Et de temps à autre, elle me sourirait et me demanderait si j'aime sa façon de jouer. Et je lui répondrais que bien sûr je la trouve merveilleuse, même si je ne connais rien à la musique, et que je le trouve bien doux cet air qu'elle me joue avec ce visage si grave, comme l'autre jour. Peut-être trouvait -elle aussi cette musique émouvante, comme moi peut-être en avait-elle les larmes aux yeux ? Comme j'aurais aimé la sentir auprès de moi, hier au cours de la promenade, au-dessus du port, face à la mer, si belle, si étincelante ! Comme il aurait été agréable qu'elle me serrât le bras pendant le trajet en voiture plutôt que doña Angélica ! Aujourd'hui, je vais la revoir...

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    1 décembre 2013 7 01 /12 /décembre /2013 12:44

    Hôtel Aubry          Pour toute réponse, Fermín inclina le front en signe de soumission, heureux d'en avoir terminé avec la tourmente. Comme il relevait prudemment les yeux, il vit soudain le visage de la vieille dame s'illuminer de bonté dans un sourire comme il ne lui en avait jamais vu. Frappé de stupeur à la vue d'un tel changement, il se retourna sans discrétion, presque oublieux de la récente algarade. Dans l'encadrement de la porte, un poing frêle sur la hanche, son autre main pâle sur la poignée, Audeline, silencieuse et grave, fixait sa grand-mère avec le regard implorant d'une vestale quémandant la bienveillance d'une divinité courroucée. La jeune fille restait immobile, les mains jointes mais par instants l'on voyait ses doigts se décroiser, se crisper et se tordre. Son visage, quoique pâle, demeurait calme. Fermín ne pouvait détacher les yeux des belles mains blanches, parcourues de ces crises nerveuses intermittentes. Lorsqu'elles revenaient en position jointe, il se prenait à guetter avec anxiété la crispation suivante. Ces quelques secondes de silence entre les trois occupants de la cuisine paraissaient avoir suspendu le temps comme si plus rien ne pouvait avoir lieu. Le regard d'Audeline, en se détachant de sa grand-mère et en venant doucement se poser sur Fermín, brisa cette éternité du moment. Comme dans ce conte de Grimm où un baiser rend instantanément la vie aux habitants du château, lesquels reprennent naturellement leur besogne ordinaire après des siècles de sommeil, l'attention de Marie-Louise Aubry, qui avait paru un instant se détourner de Fermín, retomba sur lui avec autant de hargne :

              «  Je suis à toi dans un instant ma chérie, commença-t-elle d'une voix presque tendre, le temps de régler un petit problème d'intendance. Quant à toi, continua-t-elle en grondant dans la direction du jeune garçon, je veux que tu t'emploies à ce que la cuisine brille comme jamais ce soir. Tes mensonges, ton impertinence, sans parler de ta maladresse, m'ont excédée. Te voilà donc de corvée de grand ménage, en plus, bien entendu, de l'ordinaire. Et gare à toi si le travail n'est pas impeccable, je saurai bien m'en rendre compte ! »

    Puis elle cessa complètement de s'intéresser à lui et traversa la cuisine d'un pas allègre pour venir prendre sa petite-fille dans ses bras. Fermín, tremblant et assommé, n'osait guère relever la tête mais en louchant désespérément vers la porte, il parvint à entrevoir l'accolade, contre nature, du loup et de l'agneau. Et avant de disparaître, emportée par l'étreinte exigeante de Marie-Louise Aubry, la jeune fille lança à Fermín un regard rapide et profond où il crut deviner un message de connivence. Puis elle disparut. Il avait reçu ce regard comme une offrande, il en restait ébloui. De longues minutes s'écoulèrent sans qu'il songeât même à bouger. Seul vibrait encore ce regard comme un dard planté dans son âme. Certains instants de notre vie prennent parfois une consistance particulière, une épaisseur presque moelleuse qui les isolent et nous les rendent uniques. Fermín n'en finissait pas de savourer l'un de ces moments rares. Et la confrontation avec Mme Aubry était déjà si loin, comme si elle n'avait pas eu lieu, comme si le temps avait eu un hoquet. Le crépitement de la pluie contre la fenêtre de la cuisine le tira de sa torpeur. Il faisait maintenant aussi sombre qu'en pleine nuit alors qu'il devait bien rester deux ou trois heures de jour. Mais à la violence des gouttes d'eau, l'on devinait que le ciel bas et lourd devait étirer sur la ville un voile épais. En traînant des pieds, Fermín reprit son travail, le cœur encore douloureux mais pourtant léger, sautillant. Il pleuvait sur la ville mais un rayon de soleil inonderait pour longtemps sont âme solitaire.

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    Quatrième De Couverture

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