IV - LE TEMPS DES RUMEURS
La campagne et le village restèrent noyés sous la pluie tant de jours et tant de nuits que l'eau était partout à présent. La Cueille était à nouveau dans son lit et sur le panneau d'entrée de la commune, le patronyme historique du village luisait à nouveau lorsqu’un rare rayon de soleil, entre deux averses, venait le faire étinceler. Mais la rivière, une fois de retour, en prit à son aise et se mit à courir dans les champs comme pour punir ceux qui l'avaient si vite oubliée. Elle semblait partie à la reconquête de son royaume et elle faisait payer un cher tribut aux coupables d'une telle trahison. Dans son prêche mémorable, le curé avait fait de la petite rivière la source de toute vie mais en ce printemps 1930, la Cueille montra sa puissance de mort en arrachant des arbres, en noyant des bêtes imprudentes et en venant menacer les hommes jusque dans leur lit. L’hiver, il y avait bien eu quelques journées de froids intenses, sans pluie. La neige même s’était installée quelques jours après Noël mais ce répit ne dura guère. A l’épiphanie, le redoux précoce avait apporté avec lui une immense cohorte de lourds nuages. Sans cesse, on en voyait surgir de l’horizon et les journées entières disparaissaient sous les mille formes que le ciel donne à la pluie. Il y eut des semaines de fin crachin durant lesquelles terre et ciel se confondaient dans un mélange de gris humide et laiteux. Puis quelques jours de pluies tenaces, vigoureuses et régulières firent terriblement monter le niveau des cours d’eau qui débordèrent dans les champs. Ensuite, une succession d’averses violentes, de vrais grains, rythma les jours et les nuits des Montésiens, empêchant les eaux envahissantes de la Cueille de se retirer. C’était mars et ses giboulées sur une campagne en pleine noyade.
Désormais, le village n’avait plus de rues mais des canaux. Toutes les maisons furent envahies d’une eau boueuse et froide, à l’exception du château de La Motte que sa situation légèrement surélevée sauvait des eaux : « un privilège que nos pères les révolutionnaires auront oublié de supprimer », aimait à répéter Gaston Deschamps qui rageait de voir ses vignes transformées en lagune et sa ferme en marécage tandis que le marquis, son ennemi de toujours, avait les pieds bien au sec. Cependant, le vieil aristocrate ne put jouir longtemps de se voir divinement épargné par le ciel car, au début d’avril, il mourut un soir, dans son lit, bien à l’abri de l’inondation et de sa plus belle mort. Sa disparition passa presque inaperçue tant la montée inexorable des eaux occupait tous les esprits.
Au haut du village, l’église ne fut pas non plus envahie par les eaux de la Cueille. On y venait plus fréquemment, et même en dehors des heures de messe, pour profiter de quelques heures au sec. Le curé se réjouissait de voir son église transformée en arche et il lui arrivait même de se croire désigné par le Très Haut pour assumer le lointain héritage de Noé. Même Gaston Deschamps, dont l’anticléricalisme était célèbre au village, se risqua une ou deux fois, à la tombée de la nuit, en équipage discret, à passer quelques moments dans le recoin d’une chapelle, affalé sur un prie-dieu comme un gros chat perché sur un rocher préservé des eaux. Comme au temps des bâtisseurs de cathédrales, la petite église du XIème siècle servait de refuge à ceux qui ne pouvaient même plus rentrer chez eux. Et l’on voyait le curé s’affairer entre les chapelles où des chambres de fortune avaient été aménagées. Il venait dire une parole de réconfort à chacun, distribuer un peu de pain ou même écouter la confession de plus d’un qui se repentait en ces temps de calamité qui semblaient annoncer les derniers jours.
Au centre de La Montée, la place de la Mairie ressemblait à un petit étang fangeux. L’eau avait envahi la boulangerie Sauvegrain mais pas une seule journée, Bérenger ne cessa de faire du pain car le four, surélevé, fut sauvé du désastre. Les Sauvegrain vivaient jour et nuit dans l’humidité et la boue, ils paraissaient marcher sur les eaux. On venait en bottes leur acheter le pain qui n’avait pourtant rien perdu de sa saveur même si on le trouvait moins croustillant. Les sacs de farine étaient désormais entreposés dans la chambre des boulangers, au-dessus de la boutique : « Au moins, essayait de plaisanter Bérenger, les rats ne m’en dérobent plus la moitié ! »
Face à la boulangerie, le café de la Mairie restait ouvert lui aussi, contre vents et marées ou plutôt, comme n’aurait pas manqué de le faire remarquer Bérenger, contre vents et crues. Pendant ces longues semaines de montée des eaux, le café devint même une annexe de la mairie car cette dernière, située du côté le plus bas de la place, n’était plus accessible : au plus eau de la crue, dans la salle du conseil, on ne voyait plus que le buste de la République, comme le rescapé d’un naufrage qui peine à maintenir sa tête hors de l’eau. Les séances du conseil avaient donc lieu au café de la Mairie, les pieds dans l’eau mais les âmes réconfortées par un verre d’absinthe.
Cette terrible et mémorable montée des eaux empêcha les Sauvegrain et leurs partisans de fêter dignement le rétablissement du nom du village dans son intégrité historique. Cependant, Bérenger Sauvegrain sut se montrer bon prince, modeste dans la victoire et soucieux de la bonne marche de son commerce. Le prix du pain et des briochons cueillois baissa avec autant de rapidité que l'eau monta dans les rues du bas de La Montée-sur-Cueille. En outre, Bérenger aimait à penser qu’il perpétuait une tradition de famille en aidant ses concitoyens : certains jours, Noémie Sauvegrain s’en allait distribuer du pain à ceux que le désastre avait chassé de chez eux et qui avaient demandé asile au curé.
Ce ne fut pas le suicide de Fernand Fontanier qui fit surgir les premières rumeurs concernant la Cueille. Car cet homme que la sécheresse avait rendu riche et puissant retomba dans la pauvreté et le mépris dans les mois qui suivirent le retour de l'eau. Pourtant le soir où le village fut débaptisé, tous les conseillers municipaux tenaient pour acquis qu’il fallait élire Fernand Fontanier maire du village. Mais il fut décidé d’attendre un peu et ce soir-là, même le chercheur d’eau fut d’accord tant il était désormais sûr de son pouvoir. Les premières pluies, plutôt faibles, et qui commencèrent de tomber à peine levée la session du conseil, n’apportèrent tout d’abord guère de changements dans l’état d’esprit des Montésiens. Le lendemain, on vit même les Fontanier parader sur la place de la Mairie qu’ils devaient déjà considérer comme leur propriété privée. Noémie Sauvegrain, qui les observait derrière l’alignement impeccable de ses briochons, en était verte de rage. Ce matin-là, d’ailleurs, le cœur n’y était pas chez les Sauvegrain lorsqu’il avait fallu préparer la pâte et l’enfourner. De mémoire de Montésien, jamais on ne mangea plus mauvais pain que ce 25 octobre : il n’avait aucun goût et il était bien trop cuit. Bérenger avait renoncé à accompagner son beau-père Emile Dubuffet, le maire, à la courte et sobre cérémonie où l’on procéda à la mise en place d’un panneau provisoire à l’entrée du village et qui annonçait aux visiteurs et aux passants qu’ils pénétraient désormais sur le territoire de la commune de La Montée. En effet, le conseil avait accepté l’amputation mais refusé d’en passer par la proposition radicale de Fernand Fontanier qui avait suggéré un nom entièrement nouveau : « La Coudrière ». Outre que ce patronyme aurait établi trop brutalement la main mise des chercheurs d’eau sur le village, la plupart des conseillers, et même ceux qui soutenaient les Fontanier, opinèrent que changer le nom de la commune n’avait pas la même portée que de le réduire, que cela ne pouvait manquer d’avoir de sérieuses conséquences dans tous les domaines et qu’une telle décision méritait au moins quelques jours de réflexion. Fontanier, sûr de sa puissance, avait obtempéré.
Or, les jours suivants, les pluies s’installèrent durablement sur le pays et elles s’intensifièrent. Les Fontanier se firent plus discrets. On cessa pour un temps de faire appel aux chercheurs d’eau, le cœur désormais rempli du secret espoir d’en être enfin débarrassés. Les semaines passèrent et la pluie ne cessa plus. L’eau désormais était partout, la Cueille réapparut peu à peu dans son lit puis bien vite s’en affranchit pour envahir les champs, les routes et le village. On abandonna alors peu à peu tous les puits et les chercheurs d'eau disparurent comme emportés par les flots dévastateurs de la Cueille. Le suicide de Fernand Fontanier était presque écrit dans le sermon comminatoire de Monsieur le Curé. Ce fut d'ailleurs dans le puits attenant à l'église que l'on retrouva le corps du chercheur d'eau qui avait voulu se faire maire par le seul pouvoir du coudrier.
« Il a pêché par l'eau, par l'eau la mort l'a pris ». Dans l'assistance, le jour des funérailles où le village entier se pressait moins par commisération que par curiosité et pour certains avec une vraie jubilation, on sentit bien que le curé considérait cette nouvelle mort comme une conséquence naturelle des longs mois d'errance et de pêché que le village venait de vivre. Et chacun se sentit soulagé en pensant qu'ainsi réparation était faite. La mort n'avait pas saisi le moins coupable et, au fond, personne n'avait jamais véritablement pris le parti d'un parvenu qui avait vilement profité du malheur des gens pour se faire une place au soleil. Non, décidément, voilà qui n'était pas un suicide mais bien plutôt l'irréfutable démonstration qu'un bien mal acquis...
Cependant, sur l'instant on ne comprit pas exactement ce que voulut dire Ferdinand Fontanier, le fils, lorsqu'il se dressa face à l'assistance au moment où l'on allait emporter le cercueil de son père. Personne n'osa alors se détourner; chacun sentit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire sans que cela fut clairement explicable. Même le prêtre semblait subir le charme de ce garçon plutôt grand, le regard noir et rempli de tristesse plus que de colère et qui tendait ses deux bras comme pour prendre chacun à témoin de l'importance des paroles qui allaient retentir comme un glas sous la nef romane: « Mon père vous a offert l'eau de la vie, vous la refusez, alors vous mourrez comme lui de l'eau de la Cueille! » Le moment de surprise passé, chacun se détourna en dodelinant tristement de la tête. Le pauvre garçon n'avait plus de père, sa douleur lui faisait perdre l'esprit. Après tout, qui pouvait le rendre responsable des actes de son père? Cependant, longtemps encore, on entendit résonner la sinistre prédiction comme si chaque dimanche elle retentissait de nouveau sous la voûte de la maison de Dieu.
Qui pourrait prétendre savoir comment s'enfla la rumeur? Car les rumeurs sont des maladies insidieuses : on ignore la plupart du temps comment on les attrape mais elles se répandent si vite que bientôt chacun est atteint et malgré les meilleures médecines, il en reste toujours des traces et la guérison n’est jamais assurée. A La Montée-sur-Cueille, on ne disait rien ouvertement, on échangeait simplement des regards lorsque l’on se croisait sur la place ou lorsque l’on assistait aux offices à l'église, personne n'osait en parler mais chacun y pensait. Même à la boulangerie Sauvegrain, on évitait le sujet sauf les jours où Noémie Sauvegrain ne pouvait résister à la tentation de demander soudain son avis à une cliente. Cette dernière prenait alors un air à la fois réprobateur et douloureux, comme pour signifier qu’il ne servait à rien de rouvrir de vieilles plaies qui peinaient déjà à cicatriser, et elle grommelait quelques mots comme par exemple : « Oh ! vous savez, dans tout cela, il y a à boire et à manger ! » ou bien encore : « S’il fallait croire toutes les histoires qui circulent… » Puis, après avoir prestement enfourné son pain dans son panier, elle fuyait l’œil scrutateur de la boulangère. Avec les années, on cessa de se poser la question mais, comme un corps qui s'habitue à la présence sourde de la douleur, le village garda en mémoire cette croyance qu'on ne pouvait vérifier, qu'on préférait ne pas évoquer mais qu'on était loin de croire sans fondement: l'eau de la Cueille était mauvaise et elle était la cause de toutes les morts par suicide, ces suicides qui avaient repris environ une année après la fin de la grande sécheresse. Mais les habitants de La Montée aimaient leur rivière, ils buvaient son eau depuis des générations; en outre, l'on pensait que la rumeur était peut-être l'oeuvre de la famille Fontanier qui espérait secrètement retrouver la gloire perdue des chercheurs d'eau. Dès lors, l'on continua à mettre sur toutes les tables les gros pichets ventrus ou les belles carafes transparentes, remplis de la même bonne eau puisée dans cette Cueille que l'on voyait serpenter familièrement à travers la campagne.
Ce furent des années grises qui menèrent le village jusqu'à la guerre car de ces rumeurs, quand bien même on cherchait à les oublier, il restait comme un goût de cendre. Décidément il y avait quelque chose de pourri dans la commune de La Montée-sur-Cueille, aurait pu s’exclamer le défunt marquis de La Motte qui, toute sa vie, n’avait pas fait mystère de sa passion pour les drames du théâtre anglais. Car les habitants partaient ou se suicidaient. L’horloger Claude Jamin, dont le commerce n’avait fait que péricliter depuis la Grande Guerre, s’était résolu à fermer boutique. Puis sa femme l’avait convaincu de vendre leur maison et ils avaient quitté le village pour rejoindre leur fils dont la notoriété prenait de l’ampleur dans les salons parisiens. On ne trouva personne pour reprendre le fonds de commerce de M. Jamin et pendant de longues années encore, l’Horlogerie Jamin allait opposer aux passants sa vitrine renfrognée, triste emblème d’un village atteint au cœur.
Certaines familles pourtant continuaient de croire en l’avenir de La Montée-sur-Cueille et au premier rang de ces valeureux défenseurs de la cause montésienne, la famille Sauvegrain perpétuait la tradition de la boulange, pouvoir sacré du pain éternel. Ainsi, juste avant l’ouverture des hostilités avec l’ennemi héréditaire d’outre-rhin, le fils de Petite Brioche, Claude Sauvegrain, épousa Gilberte Carpentier, la fille du paysan que son taureau avait écrasé un matin de Noël. D'ailleurs, à La Montée-sur-Cueille, ce fut non seulement le dernier mariage avant l'entrée en guerre mais aussi la dernière union bénie par le curé dans sa petite église du XIème siècle.
Il ne fait aucun doute qu'au village, le suicide de monsieur le curé fut considéré comme un événement d'une plus grande portée que le début de la « drôle de guerre ». Le vénérable prêtre n'était pas loin de prendre sa retraite pour se consacrer à l'herboristerie. C’était là son passe-temps favori qui, comme il aimait à le répéter parfois jusqu'en chaire, lui donnait bien des joies et lui permettait de méditer sur ses prêches dominicaux. C'était d’ailleurs en classant certaines espèces de nénuphars que l'on rencontrait parfois sur la Cueille, dormant bien à plat sur de petits bras tranquilles de la rivière, que le curé avait conçu son sermon historique de l'automne 1929. Or, le lendemain du mariage de Claude et Gilberte, tous les habitants furent réveillés en pleine nuit par la cloche de l'église qui semblait sonner le glas. On pensa tout d’abord à la mauvaise plaisanterie d’un enfant du village. Puis, comme la cloche ne se taisait pas, chacun s’habilla à la hâte et c’est ainsi qu’en pleine nuit, une grande partie des habitants se retrouva en procession sur le raidillon qui conduisait à l’église. Là, on découvrit le vieux prêtre pendu à la corde qui montait au clocher. Il avait, dans sa main gauche, une vieille bible, sa plus fidèle amie dans la solitude et sa dernière compagne dans le désespoir. Les autorités ecclésiastiques étouffèrent le scandale que cela n'aurait pas manqué de provoquer une fois la nouvelle connue dans le diocèse. On parla d'un accident dû au grand âge du prêtre. D’ailleurs, l’Eglise avait pris depuis longtemps l’habitude, à La Montée-sur-Cueille, de permettre les obsèques des suicidés. Car il était patent que l’on ne mourait guère de maladie ou de vieillesse dans ce village récalcitrant et le curé ne pouvait tout de même pas refuser le rituel à toutes ses ouailles. Malgré tout, beaucoup, déjà, commençaient à penser que le village de La Montée-sur-Cueille était sous le coup d'une malédiction divine.
La paroisse resta plusieurs mois sans prêtre, ce qui ne laissa pas d'indigner les anciens du village qui n'avaient jamais connu un tel abandon. Chaque dimanche, le curé du village voisin venait célébrer l'office comme si la drôle de guerre avait déréglé le bon fonctionnement du diocèse. L'on pensait que tous les jeunes prêtres avaient sans doute déjà gagné les frontières de l'Est, comme plusieurs hommes du village. L'on s'habitua donc à voir passer le curé de l'autre bourgade, vieil homme bedonnant qui poussait sa bicyclette le long du raidillon menant à l'église. Pendant presque un an, la messe fut dite par un serviteur de Dieu au visage congestionné par l'effort, le front ruisselant et le souffle rendu court par un calvaire chaque dimanche recommencé. Effort sacerdotal d'autant plus louable que chacune de ces messes ahanantes fut servie dans une église entièrement vide! Les ouailles orphelines de La Montée-sur-Cueille avaient pris la cruelle mais indispensable décision de se mettre en grève de messe pour exprimer leur indignation face à l'inertie des hautes instances ecclésiastiques. L'on priait désormais dans le huis clos des chambres, agenouillés sur le prie-dieu familial ou accoudé sur le lit, sous un christ perdu dans le buis. Cette fronde ne cessa que le jour où le nouveau curé fit son entrée dans le village, précédant les Allemands de quelques heures. La défaite avait remis en ordre les affaires du diocèse.
La Montée-sur-Cueille vécut la guerre comme toutes les communes de la zone occupée, au rythme de l'armée allemande. La kommandantur se trouvait dans la ville voisine et le village n’abritait aucun soldat allemand. Néanmoins, régulièrement, des patrouilles parcouraient la campagne, les fermes et les rues de La Montée. Les habitants s’étaient habitués à ces visites et ces jours-là, chacun vaquait à ses occupations comme si de rien n’était. On trouvait même que les soldats de la Wehrmacht étaient plutôt gentils et courtois. Jusqu’au jour où, peu de temps avant le 6 juin 1944, un officier allemand décida de s’installer à la ferme des Deschamps. Le vieux Gaston ne sortait plus désormais car la vieillesse l’avait rabougri comme un vieux cep de vigne. L’officier avait choisi cette ferme à cause du vin dont il était grand amateur. L’officier, qui n’avait pas les bonnes manières habituelles des soldats qui passaient dans les rues de temps à autre, s’installa dans la grande bâtisse en territoire conquis. Il commença par faire le tour des pièces et s’attribua précisément la chambre de Gaston Deschamps parce qu’elle disposait d’une vue très agréable sur l’ensemble du vignoble. On fut donc obligé de sortir le vieux Gaston de son lit, qu’il ne quittait plus guère, de l’arracher à la contemplation de ses vignes, qui demeurait sa seule occupation de grabataire, et de lui dresser une couche dans la chambre d’un garçon de ferme. Tout le village en bruissa d’indignation, même si le vieux Deschamps n’y avait pas que des amis, surtout depuis qu’il avait installé Ferdinand Fontanier dans les lieux. Fort heureusement pour les Deschamps et pour La Montée-sur-Cueille, l’officier allemand, de nature hargneuse et vindicative, n’avait guère le loisir de maltraiter ses hôtes ou de s’en prendre aux Montésiens car son goût pour le vin local se développa à un rythme effréné et au bout d’un mois, il était régulièrement ivre à dix heures du matin. Certes, la cave de Gaston Deschamps s’en trouva dégarnie mais chacun considéra que le rosé de La Cueille jouait là un rôle patriotique indispensable.
Le soir du baptême de Bérengère Sauvegrain qui était née le jour même du débarquement allié en Normandie, alors que les occupants de la ferme Deschamps se trouvaient tous au village pour les réjouissances et que seul le vieux Gaston était resté cloué dans son lit, l’officier allemand, que l’ivresse ne quittait plus depuis plusieurs jours, eut la mauvaise idée de se suicider. La chance voulut qu’il se tirât une balle en pleine bouche dans sa voiture sous le regard médusé de son ordonnance. Les Deschamps ne furent donc pas soupçonnés d'un acte de résistance que leur pétainisme militant aurait d'ailleurs rendu peu vraisemblable. Cet événement bouleversa le village parce que cette mort n'avait pas d'explication, hormis peut-être la folie d’un homme ravagé par l’alcool.. Or les forces ennemies aimaient par-dessus tout les explications. Ce nouveau suicide ne s'ajoutait pas seulement à l'interminable fatalité qui éprouvait La Montée-sur-Cueille depuis des années mais il avait surtout une portée symbolique que chacun, en ces temps troublés, s'accorda à juger vraiment fâcheuse.
Le lendemain matin, le village fut cerné par une patrouille entière d'occupants. Chaque maison visitée, fouillée et retournée comme un gant. Noémie Sauvegrain raconta par la suite, pendant une dizaine de dimanches consécutifs et entre deux brioches, qu'un bel officier allemand lui avait demandé avec son plus beau sourire d'ouvrir le four à pain, qu'elle n'avait pas manqué de s'exécuter promptement en claquant tellement des dents qu'une semaine après ses gencives en étaient encore douloureuses et qu'à sa grande surprise l'élégant officier s'était engouffré à l'intérieur du four après l'avoir prié de conserver quelques instants sa casquette. Puis il en était ressorti aussi noir qu'un charbonnier et Mme Sauvegrain avait été prise d'un tel fou rire, entrecoupé de larmes de peur et de soulagement et de quelques claquements de dents supplémentaires, que l'officier plus honteux que courroucé s'était presque sauvé, en oubliant sa casquette. Ce couvre-chef pris à l'ennemi trônait maintenant dans la boutique. Peut-être les Sauvegrain y voyaient-ils un véritable trophée de guerre ou un authentique acte de résistance ou bien encore craignaient-ils le retour de l'officier à la recherche de sa fierté perdue.
Le village fut mis sens dessus dessous. Mais en vain. A La Montée-sur-Cueille, on n'avait pas l'âme résistante. Du moins pas encore. Chaque matin, l'on tremblait à la pensée que l'occupant pourrait avoir pris de terribles mesures de représailles. Certaines mauvaises langues prétendirent même que plusieurs lettres anonymes furent envoyées à la Kommandantur de la ville voisine et que plus d'un Montésien en avait profité pour chercher à régler de petites querelles de voisinage qui duraient depuis des années. Noémie Sauvegrain reçut même plusieurs billets l'accusant d'avoir eu un commerce inavouable avec le bel officier à la casquette. La digne boulangère ne s'en émut pas plus que de raison et chaque lettre vint orner les murs de la boutique dans une sorte de florilège au centre duquel le couvre-chef de l'officier servait d'illustration.
Puis elle se mit à beaucoup moins parler avec chacun de ses clients mais elle prit l'habitude de les observer à la dérobée, guettant la moindre rougeur, le plus discret geste de surprise qui auraient ainsi permis de dévoiler l’auteur d'une des lettres affichées derrière le comptoir. Chaque soir, elle accablait son mari, son fils et sa belle-fille d'un interminable compte-rendu de ses observations sans jamais parvenir à aucune certitude. Même lorsque le motif en fut oublié, elle conserva ce goût de l'observation qui lui permettait de reconnaître d'un seul coup sur un visage une crise de foie, une querelle de ménage ou les traces radieuses de l'amour... Elle en fut d'autant plus redoutée dans le village car chacun, en venant chercher son pain ou un briochon, voyait son intimité découverte par une simple question: « pourquoi ne prenez-vous pas du bicarbonate après les repas? », « votre épouse vous en veut-elle encore de ne pas l'avoir emmenée danser au bal de samedi dernier? », « alors? c'est un petit gars du village? »...
Depuis le début de la guerre, elles étaient deux à la boutique car sa belle-fille Gilberte s’était mise à vendre du pain dès le lendemain de son mariage. Les deux femmes, contrairement à ce qui se produit dans la plupart des situations de ce genre, se trouvèrent immédiatement de nombreuses affinités. La curiosité et le goût pour les commérages en faisaient partie. Et c’est ainsi que la mère de Bérengère Sauvegrain se trouva très vite à bonne école. Après la guerre, et tandis que lentement le village perdait peu à peu ses habitants comme la campagne environnante, la boulangerie devint vraiment le cœur de La Montée-sur-Cueille car même le café de la Mairie avait perdu son âme. Son propriétaire, Lucien Perdriaux, s’était pendu dans son cellier, un matin de novembre, au beau milieu de sa réserve de bouteilles qu’il avait brisées en totalité avant sa mort, dans un geste de démence inexplicable. Par la suite, un jeune gars de la ville reprit le commerce et l’on continua à venir prendre le petit blanc chez lui, même si le cœur n’y était plus. Le souvenir du pendu rendait trouble le vin.
Le village se mit donc à vivre au ralenti et seule la boulangerie continuait à animer un peu la vie des Montésiens. Puis Bérenger et Noémie se firent vieux et ils laissèrent peu à peu le métier à leurs enfants. Noémie mourut bientôt d’une sorte de déprime qui l’avait prise un jour de Noël et dont elle ne se releva jamais. Seule sa petite-fille Bérengère, qui allait sur ses dix ans, parvenait à lui arracher un sourire. Son mari voulait lui faire boire du vin pour lui redonner goût à la vie mais elle refusait en disant : « De toute ma vie, je n’ai bu que de la bonne eau de la Cueille, sauf ces maudites années où la Cueille avait disparue. Dis, tu t’en souviens Bérenger ? Alors ce n’est pas à mon âge que tu vas me faire avaler de ton abominable piquette ! L’eau, vois-tu, ça me purifie. » Et elle passait de fait ses journées à boire sans cesse de l’eau, de cette eau qui venait directement de la Cueille, de cette eau dont elle avait oublié combien on disait jadis qu’elle n’était peut-être pas si bonne. Entre-temps, les Sauvegrain père et fils préféraient passer leur temps libre, entre deux fournées, au café de la Mairie à siroter lentement le rosé de la Cueille.
Ainsi passèrent les années et bientôt Bérengère Sauvegrain ne fut plus très loin de ses vingt ans.