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27 novembre 2010 6 27 /11 /novembre /2010 15:56

 IV - LE TEMPS DES RUMEURS

 

 

 

          La campagne et le village restèrent noyés sous la pluie tant de jours et tant de nuits que l'eau était partout à présent. La Cueille était à nouveau dans son lit et sur le panneau d'entrée de la commune, le patronyme historique du village luisait à nouveau lorsqu’un rare rayon de soleil, entre deux averses, venait le faire étinceler. Mais la rivière, une fois de retour, en prit à son aise et se mit à courir dans les champs comme pour punir ceux qui l'avaient si vite oubliée. Elle semblait partie à la reconquête de son royaume et elle faisait payer un cher tribut aux coupables d'une telle trahison. Dans son prêche mémorable, le curé avait fait de la petite rivière la source de toute vie mais en ce printemps 1930, la Cueille montra sa puissance de mort en arrachant des arbres, en noyant des bêtes imprudentes et en venant menacer les hommes jusque dans leur lit. L’hiver, il y avait bien eu quelques journées de froids intenses, sans pluie. La neige même s’était installée quelques jours après Noël mais ce répit ne dura guère. A l’épiphanie, le redoux précoce avait apporté avec lui une immense cohorte de lourds nuages. Sans cesse, on en voyait surgir de l’horizon et les journées entières disparaissaient sous les mille formes que le ciel donne à la pluie. Il y eut des semaines de fin crachin durant lesquelles terre et ciel se confondaient dans un mélange de gris humide et laiteux. Puis quelques jours de pluies tenaces, vigoureuses et régulières firent terriblement monter le niveau des cours d’eau qui débordèrent dans les champs. Ensuite, une succession d’averses violentes, de vrais grains, rythma les jours et les nuits des Montésiens, empêchant les eaux envahissantes de la Cueille de se retirer. C’était mars et ses giboulées sur une campagne en pleine noyade.

          Désormais, le village n’avait plus de rues mais des canaux. Toutes les maisons furent envahies d’une eau boueuse et froide, à l’exception du château de La Motte que sa situation légèrement surélevée sauvait des eaux : « un privilège que nos pères les révolutionnaires auront oublié de supprimer », aimait à répéter Gaston Deschamps qui rageait de voir ses vignes transformées en lagune et sa ferme en marécage tandis que le marquis, son ennemi de toujours, avait les pieds bien au sec. Cependant, le vieil aristocrate ne put jouir longtemps de se voir divinement épargné par le ciel car, au début d’avril, il mourut un soir, dans son lit, bien à l’abri de l’inondation et de sa plus belle mort. Sa disparition passa presque inaperçue tant la montée inexorable des eaux occupait tous les esprits.

           Au haut du village, l’église ne fut pas non plus envahie par les eaux de la Cueille. On y venait plus fréquemment, et même en dehors des heures de messe, pour profiter de quelques heures au sec. Le curé se réjouissait de voir son église transformée en arche et il lui arrivait même de se croire désigné par le Très Haut pour assumer le lointain héritage de Noé. Même Gaston Deschamps, dont l’anticléricalisme était célèbre au village, se risqua une ou deux fois, à la tombée de la nuit, en équipage discret, à passer quelques moments dans le recoin d’une chapelle, affalé sur un prie-dieu comme un gros chat perché sur un rocher préservé des eaux. Comme au temps des bâtisseurs de cathédrales, la petite église du XIème siècle servait de refuge à ceux qui ne pouvaient même plus rentrer chez eux. Et l’on voyait le curé s’affairer entre les chapelles où des chambres de fortune avaient été aménagées. Il venait dire une parole de réconfort à chacun, distribuer un peu de pain ou même écouter la confession de plus d’un qui se repentait en ces temps de calamité qui semblaient annoncer les derniers jours.

          Au centre de La Montée, la place de la Mairie ressemblait à un petit étang fangeux. L’eau avait envahi la boulangerie Sauvegrain mais pas une seule journée, Bérenger ne cessa de faire du pain car le four, surélevé, fut sauvé du désastre. Les Sauvegrain vivaient jour et nuit dans l’humidité et la boue, ils paraissaient marcher sur les eaux. On venait en bottes leur acheter le pain qui n’avait pourtant rien perdu de sa saveur même si on le trouvait moins croustillant. Les sacs de farine étaient désormais entreposés dans la chambre des boulangers, au-dessus de la boutique : « Au moins, essayait de plaisanter Bérenger, les rats ne m’en dérobent plus la moitié ! »

          Face à la boulangerie, le café de la Mairie restait ouvert lui aussi, contre vents et marées ou plutôt, comme n’aurait pas manqué de le faire remarquer Bérenger, contre vents et crues. Pendant ces longues semaines de montée des eaux, le café devint même une annexe de la mairie car cette dernière, située du côté le plus bas de la place, n’était plus accessible : au plus eau de la crue, dans la salle du conseil, on ne voyait plus que le buste de la République, comme le rescapé d’un naufrage qui peine à maintenir sa tête hors de l’eau. Les séances du conseil avaient donc lieu au café de la Mairie, les pieds dans l’eau mais les âmes réconfortées par un verre d’absinthe.

Cette terrible et mémorable montée des eaux empêcha les Sauvegrain et leurs partisans de fêter dignement le rétablissement du nom du village dans son intégrité historique. Cependant, Bérenger Sauvegrain sut se montrer bon prince, modeste dans la victoire et soucieux de la bonne marche de son commerce. Le prix du pain et des briochons cueillois baissa avec autant de rapidité que l'eau monta dans les rues du bas de La Montée-sur-Cueille. En outre, Bérenger aimait à penser qu’il perpétuait une tradition de famille en aidant ses concitoyens : certains jours, Noémie Sauvegrain s’en allait distribuer du pain à ceux que le désastre avait chassé de chez eux et qui avaient demandé asile au curé.

          Ce ne fut pas le suicide de Fernand Fontanier qui fit surgir les premières rumeurs concernant la Cueille. Car cet homme que la sécheresse avait rendu riche et puissant retomba dans la pauvreté et le mépris dans les mois qui suivirent le retour de l'eau. Pourtant le soir où le village fut débaptisé, tous les conseillers municipaux tenaient pour acquis qu’il fallait élire Fernand Fontanier maire du village. Mais il fut décidé d’attendre un peu et ce soir-là, même le chercheur d’eau fut d’accord tant il était désormais sûr de son pouvoir. Les premières pluies, plutôt faibles, et qui commencèrent de tomber à peine levée la session du conseil, n’apportèrent tout d’abord guère de changements dans l’état d’esprit des Montésiens. Le lendemain, on vit même les Fontanier parader sur la place de la Mairie qu’ils devaient déjà considérer comme leur propriété privée. Noémie Sauvegrain, qui les observait derrière l’alignement impeccable de ses briochons, en était verte de rage. Ce matin-là, d’ailleurs, le cœur n’y était pas chez les Sauvegrain lorsqu’il avait fallu préparer la pâte et l’enfourner. De mémoire de Montésien, jamais on ne mangea plus mauvais pain que ce 25 octobre : il n’avait aucun goût et il était bien trop cuit. Bérenger avait renoncé à accompagner son beau-père Emile Dubuffet, le maire, à la courte et sobre cérémonie où l’on procéda à la mise en place d’un panneau provisoire à l’entrée du village et qui annonçait aux visiteurs et aux passants qu’ils pénétraient désormais sur le territoire de la commune de La Montée. En effet, le conseil avait accepté l’amputation mais refusé d’en passer par la proposition radicale de Fernand Fontanier qui avait suggéré un nom entièrement nouveau : « La Coudrière ». Outre que ce patronyme aurait établi trop brutalement la main mise des chercheurs d’eau sur le village, la plupart des conseillers, et même ceux qui soutenaient les Fontanier, opinèrent que changer le nom de la commune n’avait pas la même portée que de le réduire, que cela ne pouvait manquer d’avoir de sérieuses conséquences dans tous les domaines et qu’une telle décision méritait au moins quelques jours de réflexion. Fontanier, sûr de sa puissance, avait obtempéré.

Or, les jours suivants, les pluies s’installèrent durablement sur le pays et elles s’intensifièrent. Les Fontanier se firent plus discrets. On cessa pour un temps de faire appel aux chercheurs d’eau, le cœur désormais rempli du secret espoir d’en être enfin débarrassés. Les semaines passèrent et la pluie ne cessa plus. L’eau désormais était partout, la Cueille réapparut peu à peu dans son lit puis bien vite s’en affranchit pour envahir les champs, les routes et le village. On abandonna alors peu à peu tous les puits et les chercheurs d'eau disparurent comme emportés par les flots dévastateurs de la Cueille. Le suicide de Fernand Fontanier était presque écrit dans le sermon comminatoire de Monsieur le Curé. Ce fut d'ailleurs dans le puits attenant à l'église que l'on retrouva le corps du chercheur d'eau qui avait voulu se faire maire par le seul pouvoir du coudrier.

          « Il a pêché par l'eau, par l'eau la mort l'a pris ». Dans l'assistance, le jour des funérailles où le village entier se pressait moins par commisération que par curiosité et pour certains avec une vraie jubilation, on sentit bien que le curé considérait cette nouvelle mort comme une conséquence naturelle des longs mois d'errance et de pêché que le village venait de vivre. Et chacun se sentit soulagé en pensant qu'ainsi réparation était faite. La mort n'avait pas saisi le moins coupable et, au fond, personne n'avait jamais véritablement pris le parti d'un parvenu qui avait vilement profité du malheur des gens pour se faire une place au soleil. Non, décidément, voilà qui n'était pas un suicide mais bien plutôt l'irréfutable démonstration qu'un bien mal acquis...

          Cependant, sur l'instant on ne comprit pas exactement ce que voulut dire Ferdinand Fontanier, le fils, lorsqu'il se dressa face à l'assistance au moment où l'on allait emporter le cercueil de son père. Personne n'osa alors se détourner; chacun sentit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire sans que cela fut clairement explicable. Même le prêtre semblait subir le charme de ce garçon plutôt grand, le regard noir et rempli de tristesse plus que de colère et qui tendait ses deux bras comme pour prendre chacun à témoin de l'importance des paroles qui allaient retentir comme un glas sous la nef romane: « Mon père vous a offert l'eau de la vie, vous la refusez, alors vous mourrez comme lui de l'eau de la Cueille! » Le moment de surprise passé, chacun se détourna en dodelinant tristement de la tête. Le pauvre garçon n'avait plus de père, sa douleur lui faisait perdre l'esprit. Après tout, qui pouvait le rendre responsable des actes de son père? Cependant, longtemps encore, on entendit résonner la sinistre prédiction comme si chaque dimanche elle retentissait de nouveau sous la voûte de la maison de Dieu.

          Qui pourrait prétendre savoir comment s'enfla la rumeur? Car les rumeurs sont des maladies insidieuses : on ignore la plupart du temps comment on les attrape mais elles se répandent si vite que bientôt chacun est atteint et malgré les meilleures médecines, il en reste toujours des traces et la guérison n’est jamais assurée. A La Montée-sur-Cueille, on ne disait rien ouvertement, on échangeait simplement des regards lorsque l’on se croisait sur la place ou lorsque l’on assistait aux offices à l'église, personne n'osait en parler mais chacun y pensait. Même à la boulangerie Sauvegrain, on évitait le sujet sauf les jours où Noémie Sauvegrain ne pouvait résister à la tentation de demander soudain son avis à une cliente. Cette dernière prenait alors un air à la fois réprobateur et douloureux, comme pour signifier qu’il ne servait à rien de rouvrir de vieilles plaies qui peinaient déjà à cicatriser, et elle grommelait quelques mots comme par exemple : « Oh ! vous savez, dans tout cela, il y a à boire et à manger ! » ou bien encore : « S’il fallait croire toutes les histoires qui circulent… » Puis, après avoir prestement enfourné son pain dans son panier, elle fuyait l’œil scrutateur de la boulangère. Avec les années, on cessa de se poser la question mais, comme un corps qui s'habitue à la présence sourde de la douleur, le village garda en mémoire cette croyance qu'on ne pouvait vérifier, qu'on préférait ne pas évoquer mais qu'on était loin de croire sans fondement: l'eau de la Cueille était mauvaise et elle était la cause de toutes les morts par suicide, ces suicides qui avaient repris environ une année après la fin de la grande sécheresse. Mais les habitants de La Montée aimaient leur rivière, ils buvaient son eau depuis des générations; en outre, l'on pensait que la rumeur était peut-être l'oeuvre de la famille Fontanier qui espérait secrètement retrouver la gloire perdue des chercheurs d'eau. Dès lors, l'on continua à mettre sur toutes les tables les gros pichets ventrus ou les belles carafes transparentes, remplis de la même bonne eau puisée dans cette Cueille que l'on voyait serpenter familièrement à travers la campagne.

          Ce furent des années grises qui menèrent le village jusqu'à la guerre car de ces rumeurs, quand bien même on cherchait à les oublier, il restait comme un goût de cendre. Décidément il y avait quelque chose de pourri dans la commune de La Montée-sur-Cueille, aurait pu s’exclamer le défunt marquis de La Motte qui, toute sa vie, n’avait pas fait mystère de sa passion pour les drames du théâtre anglais. Car les habitants partaient ou se suicidaient. L’horloger Claude Jamin, dont le commerce n’avait fait que péricliter depuis la Grande Guerre, s’était résolu à fermer boutique. Puis sa femme l’avait convaincu de vendre leur maison et ils avaient quitté le village pour rejoindre leur fils dont la notoriété prenait de l’ampleur dans les salons parisiens. On ne trouva personne pour reprendre le fonds de commerce de M. Jamin et pendant de longues années encore, l’Horlogerie Jamin allait opposer aux passants sa vitrine renfrognée, triste emblème d’un village atteint au cœur.

Certaines familles pourtant continuaient de croire en l’avenir de La Montée-sur-Cueille et au premier rang de ces valeureux défenseurs de la cause montésienne, la famille Sauvegrain perpétuait la tradition de la boulange, pouvoir sacré du pain éternel. Ainsi, juste avant l’ouverture des hostilités avec l’ennemi héréditaire d’outre-rhin, le fils de Petite Brioche, Claude Sauvegrain, épousa Gilberte Carpentier, la fille du paysan que son taureau avait écrasé un matin de Noël. D'ailleurs, à La Montée-sur-Cueille, ce fut non seulement le dernier mariage avant l'entrée en guerre mais aussi la dernière union bénie par le curé dans sa petite église du XIème siècle.

          Il ne fait aucun doute qu'au village, le suicide de monsieur le curé fut considéré comme un événement d'une plus grande portée que le début de la « drôle de guerre ». Le vénérable prêtre n'était pas loin de prendre sa retraite pour se consacrer à l'herboristerie. C’était là son passe-temps favori qui, comme il aimait à le répéter parfois jusqu'en chaire, lui donnait bien des joies et lui permettait de méditer sur ses prêches dominicaux. C'était d’ailleurs en classant certaines espèces de nénuphars que l'on rencontrait parfois sur la Cueille, dormant bien à plat sur de petits bras tranquilles de la rivière, que le curé avait conçu son sermon historique de l'automne 1929. Or, le lendemain du mariage de Claude et Gilberte, tous les habitants furent réveillés en pleine nuit par la cloche de l'église qui semblait sonner le glas. On pensa tout d’abord à la mauvaise plaisanterie d’un enfant du village. Puis, comme la cloche ne se taisait pas, chacun s’habilla à la hâte et c’est ainsi qu’en pleine nuit, une grande partie des habitants se retrouva en procession sur le raidillon qui conduisait à l’église. Là, on découvrit le vieux prêtre pendu à la corde qui montait au clocher. Il avait, dans sa main gauche, une vieille bible, sa plus fidèle amie dans la solitude et sa dernière compagne dans le désespoir. Les autorités ecclésiastiques étouffèrent le scandale que cela n'aurait pas manqué de provoquer une fois la nouvelle connue dans le diocèse. On parla d'un accident dû au grand âge du prêtre. D’ailleurs, l’Eglise avait pris depuis longtemps l’habitude, à La Montée-sur-Cueille, de permettre les obsèques des suicidés. Car il était patent que l’on ne mourait guère de maladie ou de vieillesse dans ce village récalcitrant et le curé ne pouvait tout de même pas refuser le rituel à toutes ses ouailles. Malgré tout, beaucoup, déjà, commençaient à penser que le village de La Montée-sur-Cueille était sous le coup d'une malédiction divine.

          La paroisse resta plusieurs mois sans prêtre, ce qui ne laissa pas d'indigner les anciens du village qui n'avaient jamais connu un tel abandon. Chaque dimanche, le curé du village voisin venait célébrer l'office comme si la drôle de guerre avait déréglé le bon fonctionnement du diocèse. L'on pensait que tous les jeunes prêtres avaient sans doute déjà gagné les frontières de l'Est, comme plusieurs hommes du village. L'on s'habitua donc à voir passer le curé de l'autre bourgade, vieil homme bedonnant qui poussait sa bicyclette le long du raidillon menant à l'église. Pendant presque un an, la messe fut dite par un serviteur de Dieu au visage congestionné par l'effort, le front ruisselant et le souffle rendu court par un calvaire chaque dimanche recommencé. Effort sacerdotal d'autant plus louable que chacune de ces messes ahanantes fut servie dans une église entièrement vide! Les ouailles orphelines de La Montée-sur-Cueille avaient pris la cruelle mais indispensable décision de se mettre en grève de messe pour exprimer leur indignation face à l'inertie des hautes instances ecclésiastiques. L'on priait désormais dans le huis clos des chambres, agenouillés sur le prie-dieu familial ou accoudé sur le lit, sous un christ perdu dans le buis. Cette fronde ne cessa que le jour où le nouveau curé fit son entrée dans le village, précédant les Allemands de quelques heures. La défaite avait remis en ordre les affaires du diocèse.

          La Montée-sur-Cueille vécut la guerre comme toutes les communes de la zone occupée, au rythme de l'armée allemande. La kommandantur se trouvait dans la ville voisine et le village n’abritait aucun soldat allemand. Néanmoins, régulièrement, des patrouilles parcouraient la campagne, les fermes et les rues de La Montée. Les habitants s’étaient habitués à ces visites et ces jours-là, chacun vaquait à ses occupations comme si de rien n’était. On trouvait même que les soldats de la Wehrmacht étaient plutôt gentils et courtois. Jusqu’au jour où, peu de temps avant le 6 juin 1944, un officier allemand décida de s’installer à la ferme des Deschamps. Le vieux Gaston ne sortait plus désormais car la vieillesse l’avait rabougri comme un vieux cep de vigne. L’officier avait choisi cette ferme à cause du vin dont il était grand amateur. L’officier, qui n’avait pas les bonnes manières habituelles des soldats qui passaient dans les rues de temps à autre, s’installa dans la grande bâtisse en territoire conquis. Il commença par faire le tour des pièces et s’attribua précisément la chambre de Gaston Deschamps parce qu’elle disposait d’une vue très agréable sur l’ensemble du vignoble. On fut donc obligé de sortir le vieux Gaston de son lit, qu’il ne quittait plus guère, de l’arracher à la contemplation de ses vignes, qui demeurait sa seule occupation de grabataire, et de lui dresser une couche dans la chambre d’un garçon de ferme. Tout le village en bruissa d’indignation, même si le vieux Deschamps n’y avait pas que des amis, surtout depuis qu’il avait installé Ferdinand Fontanier dans les lieux. Fort heureusement pour les Deschamps et pour La Montée-sur-Cueille, l’officier allemand, de nature hargneuse et vindicative, n’avait guère le loisir de maltraiter ses hôtes ou de s’en prendre aux Montésiens car son goût pour le vin local se développa à un rythme effréné et au bout d’un mois, il était régulièrement ivre à dix heures du matin. Certes, la cave de Gaston Deschamps s’en trouva dégarnie mais chacun considéra que le rosé de La Cueille jouait là un rôle patriotique indispensable.

Le soir du baptême de Bérengère Sauvegrain qui était née le jour même du débarquement allié en Normandie, alors que les occupants de la ferme Deschamps se trouvaient tous au village pour les réjouissances et que seul le vieux Gaston était resté cloué dans son lit, l’officier allemand, que l’ivresse ne quittait plus depuis plusieurs jours, eut la mauvaise idée de se suicider. La chance voulut qu’il se tirât une balle en pleine bouche dans sa voiture sous le regard médusé de son ordonnance. Les Deschamps ne furent donc pas soupçonnés d'un acte de résistance que leur pétainisme militant aurait d'ailleurs rendu peu vraisemblable. Cet événement bouleversa le village parce que cette mort n'avait pas d'explication, hormis peut-être la folie d’un homme ravagé par l’alcool.. Or les forces ennemies aimaient par-dessus tout les explications. Ce nouveau suicide ne s'ajoutait pas seulement à l'interminable fatalité qui éprouvait La Montée-sur-Cueille depuis des années mais il avait surtout une portée symbolique que chacun, en ces temps troublés, s'accorda à juger vraiment fâcheuse.

          Le lendemain matin, le village fut cerné par une patrouille entière d'occupants. Chaque maison visitée, fouillée et retournée comme un gant. Noémie Sauvegrain raconta par la suite, pendant une dizaine de dimanches consécutifs et entre deux brioches, qu'un bel officier allemand lui avait demandé avec son plus beau sourire d'ouvrir le four à pain, qu'elle n'avait pas manqué de s'exécuter promptement en claquant tellement des dents qu'une semaine après ses gencives en étaient encore douloureuses et qu'à sa grande surprise l'élégant officier s'était engouffré à l'intérieur du four après l'avoir prié de conserver quelques instants sa casquette. Puis il en était ressorti aussi noir qu'un charbonnier et Mme Sauvegrain avait été prise d'un tel fou rire, entrecoupé de larmes de peur et de soulagement et de quelques claquements de dents supplémentaires, que l'officier plus honteux que courroucé s'était presque sauvé, en oubliant sa casquette. Ce couvre-chef pris à l'ennemi trônait maintenant dans la boutique. Peut-être les Sauvegrain y voyaient-ils un véritable trophée de guerre ou un authentique acte de résistance ou bien encore craignaient-ils le retour de l'officier à la recherche de sa fierté perdue.

          Le village fut mis sens dessus dessous. Mais en vain. A La Montée-sur-Cueille, on n'avait pas l'âme résistante. Du moins pas encore. Chaque matin, l'on tremblait à la pensée que l'occupant pourrait avoir pris de terribles mesures de représailles. Certaines mauvaises langues prétendirent même que plusieurs lettres anonymes furent envoyées à la Kommandantur de la ville voisine et que plus d'un Montésien en avait profité pour chercher à régler de petites querelles de voisinage qui duraient depuis des années. Noémie Sauvegrain reçut même plusieurs billets l'accusant d'avoir eu un commerce inavouable avec le bel officier à la casquette. La digne boulangère ne s'en émut pas plus que de raison et chaque lettre vint orner les murs de la boutique dans une sorte de florilège au centre duquel le couvre-chef de l'officier servait d'illustration.

          Puis elle se mit à beaucoup moins parler avec chacun de ses clients mais elle prit l'habitude de les observer à la dérobée, guettant la moindre rougeur, le plus discret geste de surprise qui auraient ainsi permis de dévoiler l’auteur d'une des lettres affichées derrière le comptoir. Chaque soir, elle accablait son mari, son fils et sa belle-fille d'un interminable compte-rendu de ses observations sans jamais parvenir à aucune certitude. Même lorsque le motif en fut oublié, elle conserva ce goût de l'observation qui lui permettait de reconnaître d'un seul coup sur un visage une crise de foie, une querelle de ménage ou les traces radieuses de l'amour... Elle en fut d'autant plus redoutée dans le village car chacun, en venant chercher son pain ou un briochon, voyait son intimité découverte par une simple question: « pourquoi ne prenez-vous pas du bicarbonate après les repas? », « votre épouse vous en veut-elle encore de ne pas l'avoir emmenée danser au bal de samedi dernier? », « alors? c'est un petit gars du village? »...

          Depuis le début de la guerre, elles étaient deux à la boutique car sa belle-fille Gilberte s’était mise à vendre du pain dès le lendemain de son mariage. Les deux femmes, contrairement à ce qui se produit dans la plupart des situations de ce genre, se trouvèrent immédiatement de nombreuses affinités. La curiosité et le goût pour les commérages en faisaient partie. Et c’est ainsi que la mère de Bérengère Sauvegrain se trouva très vite à bonne école. Après la guerre, et tandis que lentement le village perdait peu à peu ses habitants comme la campagne environnante, la boulangerie devint vraiment le cœur de La Montée-sur-Cueille car même le café de la Mairie avait perdu son âme. Son propriétaire, Lucien Perdriaux, s’était pendu dans son cellier, un matin de novembre, au beau milieu de sa réserve de bouteilles qu’il avait brisées en totalité avant sa mort, dans un geste de démence inexplicable. Par la suite, un jeune gars de la ville reprit le commerce et l’on continua à venir prendre le petit blanc chez lui, même si le cœur n’y était plus. Le souvenir du pendu rendait trouble le vin.

          Le village se mit donc à vivre au ralenti et seule la boulangerie continuait à animer un peu la vie des Montésiens. Puis Bérenger et Noémie se firent vieux et ils laissèrent peu à peu le métier à leurs enfants. Noémie mourut bientôt d’une sorte de déprime qui l’avait prise un jour de Noël et dont elle ne se releva jamais. Seule sa petite-fille Bérengère, qui allait sur ses dix ans, parvenait à lui arracher un sourire. Son mari voulait lui faire boire du vin pour lui redonner goût à la vie mais elle refusait en disant : « De toute ma vie, je n’ai bu que de la bonne eau de la Cueille, sauf ces maudites années où la Cueille avait disparue. Dis, tu t’en souviens Bérenger ? Alors ce n’est pas à mon âge que tu vas me faire avaler de ton abominable piquette ! L’eau, vois-tu, ça me purifie. » Et elle passait de fait ses journées à boire sans cesse de l’eau, de cette eau qui venait directement de la Cueille, de cette eau dont elle avait oublié combien on disait jadis qu’elle n’était peut-être pas si bonne. Entre-temps, les Sauvegrain père et fils préféraient passer leur temps libre, entre deux fournées, au café de la Mairie à siroter lentement le rosé de la Cueille.

          Ainsi passèrent les années et bientôt Bérengère Sauvegrain ne fut plus très loin de ses vingt ans.

 

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23 novembre 2010 2 23 /11 /novembre /2010 22:43

III - L'ANNEE OU L'EAU REVINT

 

 

 

          Le village semblait avoir oublié. Les disparus d’avant-guerre n’étaient plus que des ombres silencieuses dans un passé que seuls quelques anciens connaissaient. La guerre était bien loin déjà et depuis le mariage de Petite Brioche avec Noémie Dubuffet, la vie coulait paisiblement au rythme de la Cueille. La Montée était à cette époque un gros bourg, bien regroupé autour de l'église du XIème siècle dont on entendait les cloches dans toute la campagne alentour. Le château de La Motte dominait toujours la campagne à quelques encablures des premières rues du village. Le marquis avait d’ailleurs depuis bien longtemps retrouvé la mairie et ce vieillard de près de quatre-vingts ans était devenu une sorte de patriarche si respectable que les Montésiens se trouvèrent fort affligés lorsqu’un soir d’été, le vieil aristocrate s’éteignit doucement dans son fauteuil, à l’abri d’un chêne trois fois centenaire qui occupait l’arrière du château, non loin de la Cueille. Cela faisait bien longtemps qu’un Montésien n’était pas mort de sa « belle mort » comme aurait pu le dire Mme Sauvegrain. Ce fut Emile Dubuffet, un autre vénérable ancien de La Montée que le conseil municipal désigna pour succéder au défunt marquis.

A vrai dire, depuis la fin de la guerre cruelle qui l’avait peut-être moins été pour le village que pour la nation tout entière, La Montée-sur-Cueille somnolait dans son provincialisme et il ne s’y passait pas grand-chose. A l’exception des jeudis matin où une foire aux bovins jetait soudain une animation fébrile et inaccoutumée dans les rues. Les bêtes se vendaient bien, la viande était d'un bon rapport et l’on venait de loin, des pays environnants et même de la grande ville voisine. Pour le village, ce furent des années de richesse, de tranquillité et, parfois, d’ennui. Certes la mort de Jules Carpentier que l'on trouva en chemise de nuit, écrasé par son taureau le matin de Noël 1924, fit craindre un instant le retour de la malédiction d’avant-guerre. Mais le vieil homme n’avait plus sa raison depuis longtemps, depuis le temps où sa fille Eugénie, la promise malheureuse de Jean Dubuffet, avait dû fuir La Montée-sur-Cueille en raison des cruelles accusations que l’aveuglement populaire lui lançait. Jules Carpentier n’avait plus revu son enfant, engloutie par la ville, et peu à peu, bien qu’il lui restât encore un fils, il s’était enfoncé dans l’idiotie, ne parlant plus aux gens mais seulement aux bêtes. Un vieux taureau surtout lui servait de compagnon et il n’était pas rare de croiser le vieil homme et la bête puissante dans certains chemins creux qui couraient dans la campagne. Lorsqu’on retrouva le vieux Carpentier piétiné par son taureau, on pensa que la bête avait été prise de cette furie que l’homme redoute depuis les temps du Minotaure. Elle fut abattue séance tenante. Et la mort de Jules Carpentier s’expliqua d’autant plus aisément que sans doute, dans le village, n'avait-on pas le cœur à retrouver le souvenir d'époques cruelles.

          Au cours des années d'après-guerre, on était surtout préoccupé par la Cueille. Dans cette région au climat habituellement doux et tempéré, plutôt humide, il advint une surprenante période de sécheresse. Eté après été, la canicule avait soumis la campagne à sa dure loi et malgré quelques pluies hivernales, la petite rivière était devenue un mince filet d'eau envahi par une lèpre verte. Les anciens du village, ceux qui étaient nés à l’époque du Prince Président, dodelinaient du chef et passaient leurs journées en d'interminables querelles pour savoir si la Cueille avait connu aussi bas étiage du temps de l'Empereur ou pendant l'affaire Dreyfus. Les fermes, surtout, souffraient du manque d’eau et l’on en vint certains étés à ne plus savoir quoi donner à manger au bétail. Dans les sentiers, derrière les haies au feuillage désolé, on croisait des vaches faméliques que chacun laissait libre de se nourrir de la moindre verdure accessible à leur langue avide ; on les laissait même pâturer dans les jardins, inquiet que l’on était de voir disparaître ces animaux devenus désormais presque sacrés. Cependant, la sécheresse des étés ensoleillés faisait le bonheur de Gaston Deschamps qui, depuis qu’il n’était plus maire, ne vivait que pour ses vignes. D’ailleurs, pendant la guerre, le marquis et lui s’étaient réconciliés face au péril allemand et de cette union sacrée locale, il en était résulté que de La Motte avait enfin accepté de négocier la vente de ses quelques arpents de terre insérés dans le domaine viticole de Deschamps. Par une décence qui les honora aux yeux de tous leurs concitoyens, les deux hommes s’accordèrent pour ne pas négocier le prix de la transaction et s’en remirent à Me Gaillac pour fixer le montant de la vente. Avant la période de sécheresse, le père Deschamps avait donc eu le temps de féconder ces arpents si désirés d’un cépage jeune et prometteur. Et la vigne nouvellement introduite donna son plein rendement au moment où les conditions climatiques furent les plus favorables au raisin. Les récoltes de 1923 et 1924 furent d’une qualité inouïe, même si les rendements baissèrent un peu du fait du manque d’eau. Ce que Gaston Deschamps avait sans doute perdu à ne pas négocier le prix du terrain acheté au marquis de La Motte, il le regagna au centuple grâce à ces fabuleuses vendanges. Néanmoins, l’eau manquait cruellement à tous et le petit pont en bas du village paraissait honteux de montrer son unique pilier presque entièrement dénudé. Les enfants ne pouvaient plus se baigner et le maire avait interdit de consommer le peu d'eau qui humidifiait encore le fond du lit de la rivière.

Ce fut à cette époque que l'on creusa autant de puits dans le village, ces puits aujourd'hui abandonnés et que l'on a ornés de plantes et de fleurs. Les chercheurs d'eau, armés de leur baguette de coudrier, connurent alors une époque de gloire. Courtisés, adulés, implorés ou maudits, ils n'avaient plus assez de jour pour mener à bien leur besogne. On les rencontrait à toute heure dans les rues du village et eux qui, jadis, n’étaient que de pauvres hères, méprisés de tous et vivant presque de la charité publique, ils affichaient désormais une insolence et des exigences qui offusquaient mais que l’on n’était pas en condition d’ignorer. On avait besoin d’eux, on en arrivait même à se les disputer car ils n’étaient guère qu’une poignée à exercer cet office si particulier. On les voyait dans les jardins, dans les champs, enfin partout où un espoir quelconque de trouver un point d’eau existait ; on les y trouvait de jour et on en vit même la nuit chercher un point d'eau, à la lumière d'une bougie.

          Et c’est ainsi que cette inhabituelle période de sécheresse fit le bonheur de la famille Fontanier qui cherchait de l'eau depuis des générations et qui, en une paire d’années, s'enrichit davantage qu'en deux siècles. De Fernand Fontanier, ce petit homme malingre, entre deux âges et que l’on disait malin comme un renard, sans doute parce qu’il avait le poil roux, on ne savait presque rien. Bien des années auparavant, à l’occasion de la précédente période de sécheresse, du temps de cette terrible affaire Dreyfus qui avait réussi à diviser le village en deux camps irréductibles, ce chercheur d’eau avait fait son apparition dans les environs de La Montée-sur-Cueille, traînant à sa suite une femme deux fois grosse comme lui et une bonne dizaine d’enfants, tous aussi blancs de peau et rouges de poil que leur père. Ils s’étaient établis aux confins du village, dans une misérable cahute à l’orée d’un petit bois de chênes. La sécheresse de l’époque Dreyfus lui avait assurément permis d’accumuler un petit pécule car la misérable maisonnette avait peu à peu connu de lentes améliorations. Durant toutes ces années, Fernand Fontanier avait battu la campagne, parfois si loin qu’il restait absent des journées entières, pour offrir ses services à qui cherchait à creuser un puits. L’imposante madame Fontanier venait le moins possible au village où chacun la traitait en paria. A la boulangerie, Berthe Sauvegrain la saluait du bout des lèvres et chaque fois examinait avec un œil méfiant les piécettes avec lesquelles la bonne femme payait son pain.

Tout changea lorsque, après la grande guerre, l’eau se fit si rare au village. Fernand Fontanier, que l'on avait toujours pris pour une espèce de sorcier ou de charlatan et que personne n'aurait fréquenté auparavant, devint bientôt l'un des personnages les plus considérables du village. On n'hésitait plus à l'inviter chez soi, à lui faire tous les honneurs de l'intimité d'une demeure dont il n'aurait jamais franchi le seuil quelques mois auparavant, à le courtiser comme un seigneur dans l'espoir de voir l'eau arriver jusque que dans la cour de la ferme, là où depuis des générations personne n'avait jamais rien trouvé. Et si la baguette ne s'inclinait pas vers le sol craquelé, le prestige de Fernand Fontanier n'en était nullement diminué. On y voyait seulement une punition divine peut-être pour n'avoir pas été assez assidu à la messe dominicale mais plus sûrement pour avoir traité la famille Fontanier si peu dignement. Dame Fontanier surtout pavoisait. Jadis, on lui aurait donné l’aumône et l’on avait plus d’une fois failli la jeter à la porte des commerces du village où elle payait difficilement ; désormais, elle ne cessait de se promener dans les rues, suivie en permanence de trois ou quatre de ses enfants. On lui souriait, sans doute à contrecœur, mais enfin on lui faisait bonne figure. Berthe Sauvegrain allait même jusqu’à lui faire la causette et paraissait maintenant confiante dans cet argent qui coulait à flot des mains potelées de madame Fontanier. Et les enfants Fontanier n’étaient plus les souffre-douleur de l’école même si, malgré tout, il n’y avait guère d’autres enfants pour jouer avec eux. Les écoliers n’avaient pas les mêmes raisons que leurs parents de mieux considérer et traiter ceux qu’ils accablaient il y avait encore si peu de temps. Seul l’aîné des Fontanier, Ferdinand, réussissait à imposer sa loi autour de lui ; à l’école comme dans les rues, on le craignait et on le respectait. L’enrichissement de sa famille lui donna une importance plus grande encore et désormais plus personne n’osait maltraiter ses frères sous peine de recevoir un dur châtiment de la part de ce grand gaillard de onze ou douze ans et qui en faisait déjà au moins quinze. De sa mère, il avait la corpulence, de son père l’habileté et la ruse.

          L'année où l'eau revint, l'on disait déjà que Fernand Fontanier serait sans doute le prochain maire de La Montée-sur-Cueille. Cette année-là, l'été 1929, la Cueille se trouva totalement à sec au mois d'août. De mémoire de Montésien, jamais le village n'avait vu disparaître sa rivière. Allait-on devoir débaptiser la commune? Le premier à en proposer l'idée fut justement Fernand Fontanier. Sa nouvelle richesse et sa récente notoriété l'avaient pénétré du sentiment qu'il était maintenant le maître du village. A ses yeux, faire disparaître la Cueille du panneau d'entrée du village avait valeur de revanche. Lui, le simple chercheur d'eau, l’étranger que ce village n’avait jamais accepté, il puisait désormais sa puissance dans la disparition de l'eau et il voulait consacrer sa brutale ascension sociale par un geste historique: Fernand Fontanier prétendait devenir un nouveau père fondateur de La Montée.

          Si les chercheurs d’eau étaient parvenus à asseoir ainsi leur pouvoir sur le village, il restait néanmoins encore des voix pour s’opposer à leur toute puissance et surtout à la volonté de domination de Fernand Fontanier. Les Sauvegrain devinrent tout naturellement les porte-drapeau de cette résistance aux chercheurs d’eau. Ils formaient l'une des plus anciennes familles du village puisque l'on rapportait que c'était un Sauvegrain qui avait nourri de son pain les bâtisseurs de l'église du XIème siècle. Ce fut donc presque au nom de Dieu que la famille Sauvegrain mena le combat pour conserver entier son nom à La Montée-sur-Cueille. Dans ce combat, les Sauvegrain étaient sans doute guidés par l’amour qu’ils avaient pour leur village mais surtout par la volonté de sauvegarder la spécialité de la boulangerie, le fameux « briochon cueillois », brioche du dimanche que toute la province connaissait et dont la réputation avait fait connaître le nom au-delà des limites du canton. Berthe Sauvegrain prétendait même que certains boulangers de Paris vendaient des petites brioches sous l'appellation de Cueillois. Personne n'avait osé la contredire: on ne voyageait pas si souvent à la capitale et cela flattait la fierté villageoise. Seuls auraient pu en témoigner les Jamin dont le fils Léon avait quitté le village depuis longtemps et, avec le temps, était devenu un écrivain reconnu dans la capitale. Depuis des années, ces briochons dorés symbolisaient bien davantage le Jour du Seigneur que la messe de midi. Ils étaient l'offrande des familles à la tradition et leur pâte blonde et moelleuse faisait même rêver le curé lorsqu'il partageait le pain divin, lequel était sec comme une page de missel et d'une blancheur maladive.

          La torpeur de l’été avait enseveli le village d’un voile de brumes permanent. Il faisait si chaud qu’on entendait craquer l’herbe sèche. Le lit de la Cueille n’était plus qu’un sentier rempli de cailloux où, par endroit, des flaques d’eau croupie attiraient toutes sortes d’insectes. Cette chaleur insupportable et le manque d’eau qui se faisait de plus en plus cruel ne manquèrent pas d’exacerber les esprits et le village fut sur le point de perdre son âme comme il avait perdu l'eau de sa rivière. On se déchira dans une brève mais violente querelle. Bien sûr, disaient les uns, il faut conserver entier le nom de notre commune parce que c'est la Cueille qui a porté sa notoriété au-delà des limites du canton, à travers sa boulangerie, son vin ou son église mais aussi sur les cartes géographiques. Combien d'autres villages portent sans aucun doute un nom aussi commun que La Montée! Il leur suffit d'une petite côte ou même d'un simple raidillon! Bien au contraire, répondaient les autres, il faut en finir avec le passé et cesser de s'enorgueillir du nom ridicule d'un filet d'eau qui n'ose même plus se montrer, un nouveau nom pour un nouveau village, tourné vers l'avenir!

          Et il fallut choisir son camp! Les partisans de la Cueille faisaient front commun avec la famille Sauvegrain qui clamait bien fort sa volonté de défendre le patrimoine historique du village. On trouvait parmi eux les amateurs de brioche et les plus anciennes familles du village, comme les Gaillac ou les Carpentier. Monsieur le curé n'avait pas hésité à déclarer publiquement que le Seigneur ne pouvait accepter que l'on débaptisât ainsi ce qui avait été baptisé en son nom des siècles auparavant et qu'en outre le briochon cueillois valait pain béni. Les défenseurs de la réforme s'unissaient autour des Fontanier, puissance montante de la commune. Certes, on trouvait bien quelques amateurs de brioche dans les rangs des partisans de la suppression mais en ces temps de sécheresse, dont on ignorait s'ils allaient perdurer, ils avaient renoncé – provisoirement, espéraient-ils secrètement - à ce plaisir dominical car la raison leur conseillait de se concilier les bonnes grâces de ceux qui savaient où trouver l'eau. Longtemps le marquis de La Motte, enfermé en son donjon, avait cherché à se maintenir éloigné de la querelle. Mais peu à peu, et sous l’influence discrète de la marquise qui était née Valmont de la Cueille, son opinion se fit en faveur de la sauvegarde du nom historique du village. Lui qui envoyait toujours son chauffeur acheter pain et briochons, la veille du 14 juillet, il franchit lui-même le seuil de la boulangerie Sauvegrain en une démarche politique de la plus haute portée pour la commune. C’était ainsi un allié de poids qui rejoignait le camp des partisans de la Cueille. Or, ce fut justement ce geste tellement politique qui entraîna l’exacerbation de la querelle car on y vit plus qu’un simple soutien à la cause de la petite rivière disparue. Le marquis représentait les conservateurs au sein du pays ; Gaston Deschamps, toujours radical-socialiste, y vit une provocation délibérée. Sa réconciliation avec le marquis avait un but : récupérer les arpents de terrain si convoités. Mais jamais il n’avait éprouvé la moindre sympathie pour monsieur de La Motte qu’il considérait comme un vieillard sénile, accroché à des idées d’un autre temps. Non pas que Gaston Deschamps eût un esprit ouvert sur le progrès et l’évolution du temps car le nez dans ses vignes, sa vision de l’avenir se limitait à sa prochaine récolte et au gain qu’il pouvait raisonnablement en espérer. Mais il avait toujours eu le sens des affaires et un certain flair pour saisir les occasions qui se présentaient. Or la sécheresse était favorable à ses affaires et il considérait Fernand Fontanier comme un homme d’affaires de sa trempe, qui avait su saisir l’opportunité du manque d’eau pour s’enrichir. Aussi la démarche du marquis provoqua-t-elle le rapprochement entre les Fontanier et les Deschamps.

          Certains refusaient de se prononcer. On les força à prendre parti. Claude Jamin, l’horloger dont le fils Léon menait désormais sa carrière d’écrivain à succès dans la lointaine capitale, refusa pourtant jusqu’au bout de soutenir l’un ou l’autre camp. Certains disaient que son commerce n’était guère florissant et qu’ainsi il ne pouvait se permettre de perdre une partie de sa clientèle ; d’autres prétendaient qu’il s’était toujours tenu à l’écart des affaires du village et que lorsque les séances du conseil municipal abordaient un sujet épineux, ferment de division entre les conseillers, il était toujours celui qui n’avait pas d’avis sur la question et qui, en toute logique, faisait, par son vote, pencher la balance d’un côté ou de l’autre ; d’autres enfin lui prêtaient des ambitions politiques inavouées et expliquaient son apparente neutralité par une conduite machiavélique lui permettant de manœuvrer en sous-main afin, un jour, d’emporter la mairie en dernier recours. La vérité, sans doute, était que Claude Jamin avait une nature indécise et qu’il répugnait toujours à prendre position.

En plein cœur de cette querelle qui déchirait La Montée-sur-Cueille, la boulangerie Sauvegrain, la seule du village, devint bientôt le centre politique de la commune, là où se faisaient et se défaisaient les alliances. Un partisan des Fontanier cherchait-il à venir acheter son pain ou un briochon qu'il était sur-le-champ démasqué par Noémie Sauvegrain. Sans doute ne refusait-elle pas de lui vendre sa marchandise, ce qui aurait heurté à la fois son sens des affaires et son sens de l'honneur, mais d'un oeil courroucé et d'un doigt vengeur, en guise de remerciement, elle lui assénait une condamnation définitive: « Nous ne mangeons pas de ce pain-là, nous! » C'est d'ailleurs à cette époque que l'on prit l'habitude d'envoyer les enfants chercher le pain car leur innocence préservait les familles des sarcasmes de Mme Sauvegrain. Quant aux Fontanier, ils n'avaient jamais franchi le seuil de la boulangerie car ils faisaient eux-mêmes leur pain; « le pain des pauvres » disait avec dédain Bérenger Sauvegrain.

          Au début de l'automne, l'eau manquait toujours et les Fontanier paraissaient sur le point de l'emporter. Plus l'eau se faisait rare et plus on quémandait la précieuse amitié des chercheurs d'eau. Au conseil municipal, une majorité semblait peu à peu se constituer autour du projet de réforme même si le maire, un Dubuffet, restait un irréductible partisan des Sauvegrain. A l'école, les enfants avaient inventé un nouveau jeu: les chercheurs d'eau contre les mangeurs de pain. D'un côté, les camarades de Ferdinand Fontanier; de l'autre, ceux de Claude Sauvegrain. Et de plus en plus souvent, les chercheurs d'eau l'emportaient, sans doute parce que leur bande devenait chaque jour plus nombreuse.

          L’été s’achevait et pas une goutte de pluie n’avait encore rafraîchi le village. Les vendanges s’étaient déroulées sous une ardeur insoutenable et les raisins étaient si noirs et si sucrés qu’à les goûter, ils semblaient déjà gorgés de vin. Le millésime s’annonçait fameux et Gaston Deschamps remerciait chaque jour le ciel. Octobre s’étira sous un soleil imperturbable qui n’avait même plus un brin d’herbe à griller. La campagne était mordorée et l’on aurait cru voir à l’horizon des dunes de sable plutôt que les riantes prairies de jadis. Ce fut donc à l’orée de cet été de la Saint-Martin, comme le disaient les anciens Montésiens, qui s’avançait, splendide comme jamais, que le 24 octobre, le conseil municipal prit la décision historique de débaptiser le village. Le soir même, Bérenger Sauvegrain se résignait à doubler le prix du pain et du briochon cueillois en mesure de représailles. Ce soir-là, un crépuscule rougeoyant enflamma le ciel au-dessus du village et, pour la première fois depuis des mois, de gros nuages menaçants se levèrent à l’horizon : le temps allait changer. La pluie commença de tomber pendant la nuit. Le dimanche suivant, le curé monta en chaire pour prononcer le plus long sermon qu'ait jamais connu la petite église du XIème siècle. De mauvaises langues insinuèrent par la suite que le bon prêtre avait goûté avec trop d'ardeur la nouvelle cuvée du vin local, cuvée que la sécheresse avait rendue exceptionnelle mais avait privée de son appellation habituelle de « Rosé de la Cueille ». Tandis que les gouttes d'eau tambourinaient sur le vieux toit d'ardoises, bruit oublié auquel on avait peine à s'accoutumer de nouveau, tandis que de tous côtés des vases et des ciboires recueillaient l'offrande de cette eau bénite, tandis que la plupart de ses ouailles méditaient sur le nouveau prix du pain et des briochons, le curé en appela au châtiment divin contre l'infamie commise le 24 octobre. « Mes sœurs, mes frères, nous sommes tous coupables parce que nous avons oublié que ce que Dieu donne, Il est seul à pouvoir le reprendre. Une fois de plus, vous avez succombé au pêché d'orgueil, vous avez voulu dicter votre loi à la nature mais cette pluie que notre Seigneur nous envoie justement maintenant n'est-elle pas un signe divin destiné à stigmatiser notre faute? Une fois encore, vous avez été aveugles, vous avez cru seulement en ce que vos faibles yeux peuvent vous montrer, vous avez refusé la clairvoyance que donne la foi, cette foi en votre Seigneur qui révèle ce qui est et ce qui n'est pas. Car enfin, mes sœurs et mes frères, qui a pu vous faire croire que la rivière, cette oeuvre de Dieu qui coule depuis des siècles au pied de la colline où nos ancêtres ont élevé la maison du Seigneur, qui vous a fait croire qu'elle avait disparu pour toujours, cette rivière, cette Cueille qui a toujours été la sève de notre village, le sang de nos pères, la source de toute notre vie? Et moi, votre pasteur à tous, votre guide en cette existence pleine de ténèbres, je vous l'affirme bien haut et à la face du Tout-puissant: la Cueille reviendra, elle coulera à nouveau sous les arches du pont, nos enfants s'y baigneront de nouveau. Et que restera-t-il, mes bien chères ouailles, de ces quelques jours de sécheresse, je vous le demande? La mutilation fautive et injuste de l’œuvre de nos ancêtres et la honte d'avoir insulté la bonté divine!

          « Priez donc, mes frères, priez puisqu’il est encore temps de quémander et d’obtenir le pardon de Dieu, vous qui n'avez pas cru en la force de la vie, don de Dieu. La vie ne s'arrête pas, mes frères, elle ne disparaît jamais et les rivières couleront toujours, quoi que nous fassions. Rappelez-vous, mes frères: « l'Esprit planait au-dessus des eaux... » L'eau c'est la vie, l'eau c'est le commencement de tout. Alors comment peut-on douter ainsi des bienfaits de Dieu? Il vous a imposé une épreuve et votre foi s'est effondrée à la première difficulté. Mes frères, mes frères, repentez-vous! Et nos brioches, mes frères, nos brioches... »

          Ce sermon resta gravé dans toutes les mémoires et il marqua la fin de la domination des chercheurs d'eau sur le village. Et cette année-là, la veille de Noël, les habitants du village qui traversaient le petit pont de pierre pour se rendre à la messe de Minuit purent entendre dans l'obscurité le murmure des eaux revenues.

 

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20 novembre 2010 6 20 /11 /novembre /2010 18:23

II - QUAND LA MORT SAISIT LE VIF

 

 

 

          Ce n’était pas la première fois que La Montée-sur-Cueille se réveillerait dans la douleur, ce n’était pas la première fois que le malheur viendrait frapper une famille de ce petit village noyé dans la campagne et que rien ne distinguait des milliers d'autres bourgades de ce vaste pays. Du moins, rien n'aurait dû le distinguer. Cependant, cela faisait bien des années déjà que les journaux de la région faisaient plus particulièrement mention de ce village. Et leur intérêt ne se portait pas sur l'église romane du XIème siècle qui abritait quelques remarquables figures du Diable sculptées à même la pierre des piliers. L'objet de leur curiosité n'était pas non plus le petit vin que l'on obtenait des quelques arpents de vignes plantés sur le coteau qui montait à l'église, ce coteau en pente bien raide où l’on devinait l’origine du nom du village. Pourtant l’église romane comme le vin de La Montée-sur-Cueille faisaient les délices de nombreux amateurs qui, parfois, venaient d’assez loin pour contempler les vieux saints de pierre et passer ensuite déguster, au Café de la Mairie, un vin léger, presque pétillant et qui méritait mieux que d’être servi à chaque messe. Mais c'était pour une toute autre raison peu glorieuse et peu enviable que La Montée-sur-Cueille jouissait d'une véritable notoriété dans les provinces environnantes. Les raisons de cette notoriété ne rendaient fier aucun des habitants du village et l'on cherchait en vain à les dissimuler mais depuis des années, elles devenaient de plus en plus difficiles à cacher. L'on n'osait guère les évoquer publiquement (quoique la curiosité et le manque de pudeur des journaux eussent beaucoup contribué à une renommée dont les Montésiens se seraient volontiers passés), on en parlait seulement à mots couverts et entre voisins, on y faisait allusion par des hochements de tête résignés, des silences accablants d'impuissance et des regards furtivement échangés comme si la plus grande discrétion possible aurait pu en venir à bout. Pourtant tout muet que fût le village, il était impossible d'ignorer qu'à La Montée-sur-Cueille l'on avait pris l'habitude de quitter ce monde avec beaucoup de précipitation et que l'art de ne pas terminer ses jours dans son lit et entouré de ses proches faisait de plus en plus d'adeptes.

          Depuis des années, chaque famille du village payait son tribut à cette apparente fatalité. En feuilletant attentivement la chronique villageoise, on eût découvert que tout avait commencé au début du siècle, avant même la grande guerre lorsque Emilienne Deschamps, la femme du maire radical-socialiste, mit fin à ses jours en pleine réunion du Conseil municipal. En cette année 1902, le village connaissait une certaine agitation liée aux événements politiques. Car pour la première fois depuis des années, la mairie du village n’était plus aux mains des de La Motte, ces châtelains dont l’imposante demeure dominait la plaine environnante. Ce fut une sorte de révolution lorsque Gaston Deschamps, un radical-socialiste, devint maire car si, dans le pays, les radicaux dirigeaient les affaires publiques depuis quelques temps déjà, à La Montée-sur-Cueille la politique conservait un petit air de XIXème siècle. Gaston Deschamps, d’ailleurs, était loin d’être un révolutionnaire mais une rivalité ancienne et bien ancrée l’avait toujours opposé au marquis de La Motte. Car les Deschamps possédaient la plupart des vignes qui entouraient La Montée-sur-Cueille mais au beau milieu de leurs vignobles, une parcelle de plusieurs arpents restait en friche. C’était, aux dires de Gaston, le terroir sans doute le plus favorable à la culture du raisin : cette parcelle appartenait au marquis de La Motte et ce dernier avait toujours refusé de la vendre aux Deschamps. Depuis des années, les deux hommes n’échangeaient pas un mot, ne se saluaient pas lorsqu’ils se croisaient dans les rues du village et chacun n’avait pas de mots trop durs pour désigner l’autre.

Or, le marquis de La Motte était un de ces conservateurs irréductibles qui avaient soutenu le Second Empire, non par loyauté envers Napoléon III qu’ils considéraient, au fond, comme un usurpateur mais en raison de sa politique favorable à leurs intérêts de classe. Puis lorsque la République avait remplacé l’Empire, le marquis avait repris le combat qui avait toujours été celui de sa famille, c’est-à-dire le soutien à la cause légitimiste avec le grand espoir de permettre au comte de Chambord de revenir sur le trône de France. Aussi Gaston Deschamps, qui n’avait pour conviction politique que celle de ses intérêts bien compris de vigneron enrichi, avait-il choisi d’entrer dans l’arène des affaires publiques uniquement pour s’opposer au marquis tant honni. De La Motte était monarchiste : Gaston Deschamps devint donc le porte-drapeau des républicains ; et pour faire bonne mesure, il ne fut point républicain modéré mais radical-socialiste. La Montée-sur-Cueille avait toujours connu les de La Motte à la mairie mais le marquis n’était guère aimé. Aussi Gaston n’eut-il aucun mal à convaincre une majorité des membres du conseil municipal de voter contre le marquis et en sa faveur. Quelques bonnes bouteilles d’ailleurs aidèrent à faire le bon choix.

Le jour de l’élection, il neigeait sur La Montée-sur-Cueille. On était à la veille de Noël. Le marquis entra dans la salle du conseil vêtu d’un grand manteau de fourrure dont le col paraissait d’hermine tant il était moucheté de flocons de neige. Il vint prendre sa place au milieu des conseillers municipaux, le dos tourné à la grande cheminée de marbre où le buste de la République lui adressait malgré tout un joli sourire narquois. Le silence se fit pesant comme si l’on cherchait à percevoir le doux murmure de la neige qui recouvrait peu à peu la campagne. Autour de la table ovale, il y avait là les représentants de ces familles qui, depuis toujours, présidaient aux destinées de La Montée-sur-Cueille. Face au marquis de La Motte, Gaston Deschamps, la barbichette blanche sur un gros visage rouge comme ses raisins, attendait le vote avec une impatience visible, son dos puissant parcouru de frémissements significatifs. Autour des deux prétendants à la plus haute charge municipale, les conseillers s’observaient par en dessous, sûrs qu’ils étaient de l’issue de la bataille mais anxieux tout de même à l’approche de ce grand bouleversement. A droite du marquis, Blaise Gaillac le notaire qui, derrière son binocle sournois, se serait bien vu jouer le troisième larron ; mais il avait vite compris que son heure n’était pas encore venue. A gauche de M. de La Motte, Emile Dubuffet songeait surtout à sa ferme qu’il avait dû laisser pour cette réunion et aux bêtes que ses fils devaient être en train de rentrer à l’abri car la veille encore, la douceur du temps leur avait donné la mauvaise idée de sortir le troupeau. Il détestait le marquis dont la famille avait, des années durant, maintenu la sienne dans un fermage humiliant. Mais au tournant du siècle, les de La Motte s’étaient progressivement appauvris et les Dubuffet avaient réussi à racheter la ferme et les terres qu’ils travaillaient depuis toujours. Entre Emile Dubuffet et Gaston Deschamps, le boulanger Augustin Sauvegrain n’avait guère la mine réjouie car cette session extraordinaire du conseil l’empêchait de faire sa sieste. Il en voulait un peu à Gaston Deschamps pour cette raison et il hésitait encore sur son vote. Face à lui, de l’autre côté de la table, Claude Jamin, le discret horloger du village, affichait un sourire courtois : il voterait contre le marquis qui achetait ses montres et ses horloges à Paris.

Au milieu des conseillers félons, qui lui accordaient depuis si longtemps leur confiance et leur loyauté, le marquis de La Motte se savait défait. Cependant, son visage restait emprunt de cet air de souveraine indifférence qui lui valait tant d’inimitiés dans le village. D’une voix monocorde, il exposa l’ordre du jour de la séance qui tenait en un point : le conseil municipal accordait-il encore sa confiance au maire ? On procéda au vote. Or, pour la première fois depuis que tous ces hommes exerçaient leur charge de conseiller, le vote ne se fit pas à mains levées. L’urne que l’on utilisait habituellement pour les élections s’était retrouvée sur la table du conseil presque par magie et il ne fut pas nécessaire d’en discuter l’utilisation. Un accord tacite se fit d’emblée et tandis qu’au dehors, la tempête de neige redoublait, chacun se leva à tour de rôle et vint déposer un papier dans l’urne. Le marquis fut le dernier à voter. Puis il laissa à Blaise Gaillac le soin de procéder au dépouillement. Le notaire retourna l’urne et parcourant lentement les papiers, il compta cinq non à la confiance et un bulletin blanc. Par-dessus son binocle, il jeta un coup d’œil interrogatif au marquis. Ce dernier, d’un ton suprêmement détaché, prononça ses derniers mots en tant que maire de La Montée-sur-Cueille :

« Messieurs, en raison de ce vote de défiance, il est nécessaire de procéder à l’élection d’un nouveau maire. Que les candidats se fassent connaître à l’instant même ! »

Gaston Deschamps se déclara candidat. Le marquis promena ensuite un regard quelque peu narquois sur les autres conseillers. Tous restèrent silencieux même si Blaise Gaillac sembla hésiter quelques secondes. Mais en se raclant longuement la gorge, il entreprit hâtivement de refermer l’urne et de la replacer au centre de la table du conseil. Le second vote de cette mémorable session permit l’élection à l’unanimité de Gaston Deschamps comme maire de La Montée-sur-Cueille.

Or ce fut quelques mois après cette élection qu’eut lieu le terrible geste d’Emilienne Deschamps. On était à la fin d’un été qui avait brûlé la campagne. Gaston Deschamps, drapé dans la dignité de son mandat, venait d'ouvrir la séance consacrée à l'organisation des prochaines vendanges et il s’apprêtait à lire l’ordre du jour lorsque son épouse avait fait irruption dans la grande salle de la mairie, à moitié nue et l'air hagard. Elle tenait dans ses mains le fusil de chasse de son mari et le brandissait vers la noble assistance. Monsieur le maire avait encore la bouche ouverte pour parler quand la malheureuse femme, le canon du fusil plaqué sous son menton, avait appuyé sur la détente. Par la suite, on raconta que l'on avait retrouvé des morceaux de cervelle jusqu'au fond de l'urne que l’on n’avait pas encore rangée depuis l’élection de Gaston Deschamps à la charge suprême.

Emilienne n’était pas native de La Montée-sur-Cueille. Elle était la fille d’un gros négociant en vin de la grande ville voisine avec qui Gaston Deschamps avait toujours fait affaire pour son vin. Sans doute le vigneron n’avait-il pas été insensible au charme de cette grande femme à l’allure distinguée de bourgeoise établie. Mais d’aucuns, à La Montée, avait bien compris l’intérêt que Gaston Deschamps trouvait à conclure cette union qui lui donnait à terme la haute main sur tout le commerce du vin de la région, le sien comme celui de ses concurrents. L’arrivée d’Emilienne Deschamps au village n’était pas passée inaperçue. Outre le fait qu’à La Montée-sur-Cueille, les habitants se connaissant tous et depuis toujours, accueillir un étranger ou une étrangère introduisait un divertissement de choix dans le lent défilé des jours, il convient d’ajouter que la nouvelle venue apporta avec elle un « art de vivre » inconnu au village. Au milieu des coutumes ancestrales qui réglaient la vie quotidienne des habitants de La Montée, le comportement nouveau d’Emilienne Deschamps n’avait aucune chance de trouver sa place, pas davantage que l’huile ne parvient jamais à se diluer dans l’eau. C’était comme si la jeune épousée portait en permanence autour d’elle une sorte de halo de civilisation urbaine en pleine campagne. A La Montée-sur-Cueille, les femmes ne s’habillaient avec élégance que le dimanche car en semaine, elles portaient des tenues simples qui permettaient de vaquer plus facilement aux différents travaux qui constituaient leur vie au jour le jour. Emilienne Deschamps, elle, avait gardé ses habitudes de jeune fille de bonne famille : elle ne travaillait pas, cela lui aurait même paru grotesque. Aussi ne sortait-elle dans les rues de La Montée qu’élégamment vêtue et poudrée. Elle ne fréquentait guère les autres femmes du village à l’exception de Mme Gaillac, la femme du notaire qui, elle non plus, n’avait guère besoin de travailler. Mais aux yeux d’Emilienne Deschamps, cette petite femme brune et sèche n’avait aucune distinction et surtout l’assommait de ses conversations interminables où elle ressassait sans arrêt commérages et lieux communs. Le grand désespoir d’Emilienne était l’impossibilité de pouvoir fréquenter le château de La Motte où elle sentait qu’elle aurait pu retrouver un peu de l’éclat de la vie sociale qu’elle avait connue en ville. Elle apercevait parfois la marquise qui se rendait au village en calèche. Elle lui adressait alors des sourires avenants mais Mme de La Motte se contentait d’incliner la tête en détournant ostensiblement le regard. La femme d’un vigneron radical-socialiste n’était certainement pas fréquentable même si l’on pouvait remarquer une certaine élégance dans son allure et ses tenues.

Aussi Emilienne Deschamps se sentait-elle bien seule à La Montée et elle en faisait souvent le reproche à son époux. Mais ce dernier n’avait guère qu’une préoccupation dans la vie : ses arpents de vignes dont il n’avait jamais assez et qui remplissaient chaque minute de son temps. Emilienne, elle, n’avait qu’un seul vrai plaisir dans la vie monotone et solitaire qu’elle menait à La Montée-sur-Cueille. L’été venu, elle passait ses journées au bord de la Cueille où elle se baignait abondamment dans des tenues qui faisaient murmurer tous les hommes du village et s’indigner toutes les femmes. Les baignades d’Emilienne Deschamps étaient la grande attraction des jeunes garçons de La Monté, qui se cachaient derrière les grands peupliers pour lorgner les longues ablutions et le corps blond de la jeune femme. Au bout de quelques années, Emilienne Deschamps était devenue une grande femme sèche et aigrie, de moins en moins élégante, que son mari ignorait et qui passait désormais ses journées au milieu des vignes qu’elle détestait, au bord de la Cueille où elle n’osait plus se baigner en raison de son âge ou bien encore enfermée chez elle, dans la vaste bâtisse que Gaston Deschamps occupait au milieu de son vignoble, à quelques encablures du village. Parfois, elle regrettait de n’avoir jamais eu d’amants mais au village, aucun homme ne l’avait jamais attiré.

Elle en vint à ne même plus fréquenter la femme du notaire. On disait qu’elle parlait toute seule lorsqu’elle errait à travers les vignes. Quand son mari devint maire, on n’était pas loin de la considérer comme folle et à la boulangerie Sauvegrain, les commentaires allaient bon train. Certes, on n’était pas mécontent d’être débarrasser du vieux marquis et de ses airs de petit roi du village mais enfin, avait-on vraiment fait le bon choix en nommant Deschamps ? Car enfin, sa femme, on ne la voyait jamais, elle courait les sentiers à toutes heures du jour et de la nuit, on avait même aperçu bien des garnements à ses trousses… Déjà du temps de ses baignades éhontées, il avait dû s’en passer de belles au bord de la Cueille ! Tout cela ne convenait guère à l’épouse du premier magistrat du village. La veille du drame, Berthe Sauvegrain avait même déclaré à certaines de ses clientes : « Tout cela finira mal, c’est certain ! » Par la suite, elle dirait qu’elle avait eu une prémonition, cherchant ainsi à asseoir définitivement son prestige. De méchantes langues ajoutèrent que depuis que Mme Sauvegrain servait du pain et des brioches à la boulangerie, ce genre de prémonitions, elle en avait eu des dizaines par jour !

Quoi qu’il en soit, la mort d'Emilienne Deschamps fut, de mémoire de Montésien, le premier cas de suicide à inscrire dans les annales de la paisible bourgade de La Montée-sur-Cueille. Ce fut aussi le plus brutal, le plus scandaleux et le plus remarqué. Le lendemain de la sanglante réunion du conseil municipal, Augustin Sauvegrain racontait à qui voulait l’entendre les plus menus détails de la brutale irruption d’Emilienne Deschamps dans la salle du conseil. Tous les conseillers avaient d’abord remarqué que Mme Deschamps était en tenue de bain et que ses cheveux dégoulinaient comme si elle sortait tout juste d’une baignade dans la Cueille. Outre que sa tenue laissait fort à désirer pour son âge et pour le lieu, généralement plutôt solennel, Emilienne avait un air véritablement hagard, les yeux révulsés et la bouche tremblante. D’après Augustin Sauvegrain qui, aux alentours de midi le lendemain, en était déjà à son sixième petit blanc et autant de versions détaillées de la mort de Mme Deschamps, la pauvre femme s’était adossée contre la cheminée de marbre, comme pour prendre plus fermement appui et s’interdire toute échappatoire puis, dans cette position, elle avait calé un fusil de chasse contre son menton. L’assistance était comme figée devant cette apparition échevelée qui n’était pas sans rappeler la Liberté guidant le peuple. Seul le marquis de La Motte avait réussi à se lever mais avant même qu’il eût fait le moindre mouvement en direction d’Emilienne Deschamps, celle-ci avait crié un dernier mot et appuyé sur la gâchette. Le marquis avait été renversé par le souffle de la détonation et sa belle veste de flanelle claire parsemée de tâches de sang et de divers débris humains. Maître Gaillac s’était précipité vers M. de La Motte tandis que tous les autres conseillers avaient couru porter secours à la victime qui avait déjà rendu son dernier souffle. Augustin Sauvegrain ajoutait même que le maire était le seul à être resté assis, comme frappé d’idiotie devant ce drame qui était, pour lui, autant privé que public. Selon Sauvegrain, c’était Emile Dubuffet qui l’avait tiré de sa léthargie en lui assénant un revers de la main à assommer un bœuf. De fait, après ce drame, on remarqua que Gaston Deschamps évitait Dubuffet dès qu’il le pouvait. Mais ce fut surtout à propos du dernier mot qu’aurait prononcé Emilienne avant de presser la détente que le village se déchira dans les jours suivants.

En effet, il y eut autant de versions que de conseillers. Augustin Sauvegrain avait clairement entendu le mot « poison » sortir de la bouche tremblante de la démente tandis que Blaise Gaillac jurait sur ses ancêtres qu’elle avait hurlé le terme « passion » avant d’expirer. Si l’on demandait son avis à Claude Jamin, il hésitait quelques instants avant de répondre et finissait par avouer que c’était un mot incompréhensible. En revanche, Emile Dubuffet assurait à n’en pas démordre que la femme du maire avait prononcé le prénom de son mari, d’un ton qu’il qualifia d’implorant. Certes, personne ne demanda jamais à Gaston Deschamps son avis mais Mme Sauvegrain, qui se vantait de tout savoir de la vie du village, prétendait sans aucune honte que Gaston avait distinctement entendu la dernière parole de sa femme. Et lorsque les clientes, qui refusaient d’en croire un mot mais étaient tout de même dévorées de curiosité, finissaient par la supplier d’en dire plus, elle chuchotait avec un air scandalisé : « Pensez donc, elle l’a traité de « couillon » devant tout le conseil ! » Cependant, dans le procès-verbal rédigé par le garde champêtre et qui fut ensuite transmis au juge de la ville voisine, ce fut la version du marquis de La Motte qui passa à la postérité judiciaire : d’après l’ancien maire de La Montée-sur-Cueille, madame Deschamps avait simplement demandé « pardon » avant de presser la détente.

Après la disparition d’Emilienne Deschamps, l'on continua de se donner la mort à La Montée-sur-Cueille mais avec plus de discrétion même si certains cas ne manquèrent pas de provoquer beaucoup d'émoi. Jusqu'à la mobilisation néanmoins, l'on ne recensa guère que six suicides soit un tous les deux ans, assez pour que cela paraisse curieux mais pas suffisant pour causer une réelle inquiétude. Ce fut d’abord à Montgaron, la ferme des Dubuffet, qu’il y eut un drame. Jean Dubuffet se pendit dans la grange le lendemain de son mariage et son frère Etienne se noya dans la mare de la ferme, alors qu'il était le seul au village à savoir nager. Les frères Dubuffet, qui ne s’étaient jamais séparés depuis leur venue au monde, coururent ensemble à la mort. Lorsque Emile Dubuffet avait eu ses jumeaux, tout le village en avait bruissé pendant des semaines. Car la naissance avait tenu en haleine La Montée-sur-Cueille pendant de longues heures. En effet, Gabrielle Dubuffet était devenue si grosse qu’elle ne pouvait même plus se lever ni même se tourner dans son lit tant était grand le risque que l’enfant qu’elle portait – avant l’accouchement, on était certes loin de se douter qu’il y en avait deux – fût écrasé sous son poids. Lorsque les premières douleurs annoncèrent la naissance, Emile Dubuffet attela sa carriole et s’en fut chercher le docteur Dufoin. Ce dernier arriva à la ferme dans un concert assourdissant de cris et de hurlements. Gabrielle Dubuffet s’époumonait à chaque contraction de son ventre monstrueux et la fille de ferme qui l’accompagnait, la Blanchetoune comme on l’avait surnommée familièrement, joignait ses cris d’épouvante aux vociférations de sa patronne. Dans la grange proche, les vaches, effrayées par ce vacarme inhabituel, s’étaient mises à beugler au même rythme que les hurlements des deux femmes. Chiens et chats avaient disparu sous les meubles, apeurés par ce tintamarre. Le vieux Dufoin fit sortir la Blanchetoune puis, avec une détermination inébranlable, gifla à deux reprises la parturiente sous l’œil ébahi d’Emile Dubuffet. Il aurait étranglé tout autre homme du village pour ce geste mais à La Montée-sur-Cueille, le médecin comme le curé étaient intouchables. Le remède fut d’ailleurs efficace car après avoir reçu ses deux soufflets, Gabrielle Dubuffet se contenta de gémir doucement, les dents serrées, un œil méchant fixé sur le docteur Dufoin qui s’activait désormais entre ses cuisses. Ce fut un combat d’une nuit entière et d’une autre longue journée. Car malgré les douleurs croissantes, rien ne venait. La ferme des Dubuffet ne désemplissait pas : ce n’était qu’allées et venues dans la grande cuisine ; la table était couverte de bouteilles de vin, de quignons de pain, de fromage et de morceaux de cochon. Et ces ripailles allaient bon train tandis que dans la chambre attenante, Gabrielle Dubuffet paraissait sur le point d’éclater. Lorsque le docteur Dufoin comprit qu’il faudrait ouvrir le ventre de sa patiente, sinon l’enfant ne viendrait jamais au monde, la pauvre femme était déjà à moitié morte. A tout instant, Emile venait aux nouvelles et le médecin lui faisait dire que les choses suivaient leur cours : Dubuffet s’en retournait plutôt soulagé rejoindre les hommes du village qui ripaillaient à ses frais. Malgré le vacarme qui emplissait la cuisine, on entendit soudain un cri effrayant puis un silence mortel. Emile, la bouche pleine de saucisson, devint blanc comme sa chemise de coton. Puis des cris de nouveau-nés s’élevèrent derrière la porte en bois. Tous les hommes se regardèrent, soulagés et prêts à féliciter le père en l’accompagnant d’un regain de beuverie. Mais ils n’en eurent pas le temps car le vieux Dufoin ouvrit la porte et sur sa mine abattue, chacun put lire la nouvelle que le grand cri de Gabrielle avait déjà annoncée. Cependant, la naissance de deux jumeaux, fait sans précédent de mémoire de Montésien, bouleversa bien davantage que la mort vite oubliée de leur mère.

Jamais deux enfants ne furent plus semblables. Jean c’était Etienne et Etienne c’était Jean. D’ailleurs, tout le village prit très vite l’habitude d’appeler indifféremment chacun des deux Jean-Etienne. Au cours de leur petite enfance, dans les langes ou dans les jeux, ils ne faisaient qu’un et personne ne s’en souciait. Les difficultés commencèrent vraiment à l’école. Il arrivait parfois au maître de ne pas se tromper. Mais bien souvent, de guerre lasse, il les interpellait simplement par leur nom de famille et dans son esprit, tous les deux ne faisaient qu’un seul élève : il leur attribuait les mêmes notes, les mêmes récompenses et les mêmes punitions. Par chance, Etienne et Jean étaient tous les deux travailleurs et sérieux et méritaient autant l’un que l’autre la considération de l’instituteur. Les années passèrent mais rien ne parvint véritablement à les différencier et à les séparer. Leur croissance fut égale, ils prirent leur voix d’homme en même temps et il leur vint du poil au menton la même année. Tous les deux quittèrent l’école cette même année pour travailler avec leur père à la ferme car avec son troupeau d’une trentaine de vaches, Emile commençait à avoir du mal à faire face à la besogne. Et sur les sentiers longeant la Cueille, l’on pouvait matin et soir croiser Jean ou Etienne ou bien Jean-Etienne, menant paître le troupeau dans les champs à l’herbe profonde. Cependant, une chose les séparait. Jean craignait l’eau tandis qu’Etienne passait ses étés à s’ébattre dans la Cueille où, avec une sorte d’instinct animal, il avait appris à nager sans l’aide de personne. Au village, d’ailleurs, personne n’avait jamais su nager. Jamais Etienne ne parvint à convaincre son jumeau de l’accompagner dans ses interminables baignades. Et cette première différence en entraîna bientôt une seconde : tandis qu’Etienne plongeait son corps vigoureux dans la rivière, l’été qui suivit la mort d’Emilienne Deschamps, son frère Jean commença à fréquenter une demoiselle Carpentier. Bientôt ils furent inséparables et dans les rues du village, l’on sut enfin faire la différence entre les deux frères. L’affaire avança si bien que l’été suivant Jean Dubuffet prit Eugénie Carpentier pour épouse : Etienne fut le témoin de son frère et, à sa mine sombre, l’on voyait combien ce mariage venait bouleverser toute une vie à deux. Aussi lorsque le lendemain, l’on retrouva Jean pendu dans la grange et Etienne englué dans la mare, la Blanchetoune, qui les avait élevés comme une mère, entre ses sanglots de vieille fille inconsolable, ne cessait de répéter que c’était cette « traînée » d’Eugénie qui les avait tués. Et l’opinion publique qui ne supporte pas qu’il n’y ait pas de raison plausible à un drame, qui toujours recherche un coupable, cette opinion accorda d’emblée un crédit absolu à cette accusation injuste, sans fondement et simpliste. Eugénie Carpentier, déjà rongée par le chagrin de se vêtir de noir après avoir tout juste quitté sa robe blanche de jeune épousée, fut en outre l’objet de toutes les défiances et de tous les quolibets dans un village en proie à un profond désarroi. Un mois après la mort des frères Dubuffet, la veuve de Jean partit pour la ville et ne remit jamais les pieds à La Montée-sur-Cueille.

L’année suivante et le jour même de l'Ascension, ce fut Antonine Perdriaux, la bonne fidèle et dévouée de Monsieur le Curé, qui se jeta du haut du clocher de l'église. L’on pensa tout d’abord à un accident car il arrivait souvent à Antonine de grimper jusqu’à la grosse cloche pour en nettoyer la belle robe : elle haïssait la poussière et la traquait dans les moindres recoins de l’église et du presbytère. Cependant, bien vite les langues se délièrent et l’on se souvint qu’Antonine n’avait guère connu le bonheur dans sa jeunesse. En effet, avant d’épouser Gabrielle, Emile Dubuffet s’était d’abord fiancé à Antonine Perdriaux dont la beauté fraîche faisait tourner la tête à tous les garçons de La Montée-sur-Cueille. Antonine, elle, ne s’était jamais intéressé qu’à Emile : même enfants, déjà, elle le trouvait attirant lorsqu’elle l’apercevait dans les sentiers qui menait son petit troupeau d’un pas décidé. Bien souvent, elle l’accompagnait jusqu’au champ où les bêtes se ruaient dans la belle herbe verte. Les deux enfants s’asseyaient sous un saule et sous ce dôme vert que le soleil faisait scintiller, ils se racontaient des histoires merveilleuses. La plus belle de leurs histoires était celle de leur mariage lorsqu’ils en auraient l’âge. Chacun de leur côté, ils vivaient dans ce rêve perpétuellement renouvelé de noces joyeuses et de fête éternelle. A vingt et un ans, Emile et Antonine se fiancèrent. Tout le village s’apprêtait pour le mariage. Puis un jour de foire à la ville voisine, Emile s’en fut acheter une bête et ce jour-là, Antonine, qui était indisposée, refusa de l’accompagner. Emile resta deux jours absent et à son retour, ce n’était plus le jeune garçon qui, sous le saule en feu, promettait chaque jour son amour à Antonine. Désormais il évitait sa fiancée prétextant le travail de la ferme. Il refusait de parler des noces prochaines. Surtout, il allait de plus en plus souvent à la ville. Un dimanche soir, à son retour, il s’en vint droit à la ferme des Perdriaux et s’enferma avec le père d’Antonine. Il y eut un bref éclat de voix puis Emile sortit de la chambre du vieil homme, pâle comme la mort et s’approcha d’Antonine qui, assise et tremblante, savait déjà ce que signifiait cette figure défaite. Il lui avoua qu’il rompait le serment qu’ils avaient conclu sous le saule de s’aimer à jamais parce qu’il en aimait une autre mais qu’elle resterait toujours une sœur pour lui. La belle jeune fille pleura en silence mais ne dit pas un mot. Emile s’éloigna pour toujours. Le jour où il revint au village accompagné de Gabrielle, sa future épouse, Antonine courut jusqu’au presbytère, se jeta aux pieds du curé et ce dernier, qui avait grandement besoin que l’on s’occupât de sa cure, consentit à la prendre à son service. Plus jamais elle ne regarda un homme et se consuma dans une chasteté digne de sa fonction. Mais certains soirs, sous certain saule, le passant pouvait surprendre les sanglots déchirants d’une femme abandonnée.

Aussi, lorsque ce matin-là, monsieur le curé se heurta au corps disloqué de cette femme fidèle qui lui avait rendu si douce sa vie d’homme solitaire au service de Dieu, le vieux prêtre ne songea pas un instant à un accident car il connaissait bien les tristesses de cette âme brisée. Ce fut une fête de l’Ascension bien étrange où l’église ne put contenir l’affluence des croyants dont beaucoup n’étaient pas venus pour écouter la messe mais pour en savoir plus sur le drame et pour voir comment le curé aurait le courage de célébrer l’office. Le prêtre, qui connaissait les faiblesses de ses ouailles, ne leur fit pas la joie d’afficher son chagrin. Car il savait bien que si ce jour-là, Gaston Deschamps, le maire radical-socialiste, se trouvait au premier rang des fidèles, lui qui soutenait chacune des attaques du gouvernement Combes et de ses mécréants contre le clergé, ce n’était pas en raison de sa foi mais avec le secret désir de voir son vieil adversaire, le curé, se décomposer sous ses yeux. Après la disparition d’Antonine, le vieux curé s’occupa désormais seul de l’église et du presbytère.

L’hiver qui suivit la chute spectaculaire d’Antonine du haut du clocher, un nouveau drame endeuilla La Montée-sur-Cueille. Par un triste matin de décembre, l'on retrouva Jeanne Duval, le visage noyé dans son assiette de soupe à l'arsenic. Cette nouvelle mort par suicide fut aussi celle qui fit naître les premières interrogations sur cette série de disparitions violentes qui, depuis des années, ravageaient le village. Car Jeanne Duval avait toujours été une femme pleine de vie, souriante et enthousiaste. Elle avait épousé Albert Duval, le facteur de La Montée-sur-Cueille, et lui avait donné deux beaux garçons, eux aussi pleins d’allant et qui étaient les boute-en-train de l’école. A tel point qu’il n’était pas rare, lorsque l’on croisait dans les rues de La Montée-sur-Cueille une personne de fort bonne humeur, de lui lancer : « Ah ! ça par exemple ! Vous voilà gai comme un Duval ce matin ! » Bien sûr, depuis quelques mois déjà, Jeanne Duval avait perdu son humeur joyeuse mais on y avait prêté peu d’attention car les deuils qui avaient récemment ébranlé tout le village ne portaient guère à l’insouciance et au rire. On croyait Jeanne Duval affectée de la même tristesse que toute La Montée-sur-Cueille. On se trompait donc puisqu’un soir de décembre, tandis qu’Albert et les enfants s’étaient déjà couchés, elle se prépara une assiette de soupe dans laquelle elle jeta une pleine poignée d’arsenic que son mari utilisait contre les souris. Ce fut passé minuit, quand le facteur sentit que son épouse n’était pas encore montée se coucher, qu’il descendit à la cuisine et la découvrit le nez dans l’assiette, le visage violet et la langue noire comme un gros morceau de charbon. Il en resta tellement abasourdi que bien des mois plus tard, au beau milieu de la nuit, il se levait pour descendre chercher son épouse qu’il croyait encore en train de veiller tard. Certaines méchantes langues insinuèrent quelques temps que le facteur n’était peut-être pas étranger à la disparition de Jeanne Duval, que cet arsenic traînait fort à propos dans la cuisine et qu’une femme si gaie ne pouvait pas avoir eu l’intention de mettre fin à ses jours. Pourtant l’enquête des gendarmes innocenta pleinement Albert Duval et les méchantes langues se turent lorsque l’on vit les ravages que cette disparition avait provoqués chez le pauvre homme.

          Dix ans passèrent sans plus aucune mort suspecte. La Montée-sur-Cueille commença d’oublier. Puis vint la Grande Guerre qui faucha en grand nombre les enfants du village. La mort rôdait, elle frappait à toutes les portes, elle était presque devenue familière. Aussi ne s'étonna-t-on guère d'apprendre, un matin de novembre 1917, que la femme du garde champêtre s'était pendue à une poutre de sa chambre. Dans sa main crispée et déjà rigide, on retrouva la lettre officielle qui lui annonçait la mort de son époux sur le Chemin des Dames. La veille, le vieux Marcel Dubuffet, l’oncle d’Emile et qui faisait office de garde champêtre remplaçant, la lui avait portée en grommelant entre deux mots de condoléances des imprécations contre le gouvernement qui laissait faire cette tuerie, contre les Allemands qui n'arrêtaient pas de causer le malheur de la France et contre cette sale guerre qui l'obligeait, malgré ses quatre-vingt dix ans, à courir les chemins par tous les temps. D'ailleurs, quand sa petite fille, au lendemain de la mort de la femme du garde-champêtre, découvrit son vieux corps noueux abattu au bas de l'escalier du grenier, il ne fut pas aisé de déterminer si sa chute avait été volontaire ou si ses jambes s'étaient brusquement dérobées.

          Deux jours après la signature de l'armistice, un lointain cousin d'Antonine Perdriaux, la regrettée bonne de Monsieur le Curé, se noya dans la Cueille. Ce fut le troisième suicide du village pendant les années de guerre. Le cousin d'Antonine était revenu du front au début de 1918 le visage entaillé de profondes blessures. A tous les voisins qui venaient prendre de ses nouvelles, il jurait que son plus grand désir était de guérir au plus tôt pour retourner se venger des canailles qui l'avaient défiguré ainsi. La nouvelle de la fin des combats, survenant avant sa guérison, lui fut sans aucun doute fatale: la haine qui le brûlait n'avait plus d'objet et la flamme qui le poussait à vivre s'éteignit doucement. La fin des hostilités ramena avec elle un grand nombre d'hommes. Le village se remit à bourdonner d'activités. On oublia la guerre et l'on oublia les suicides. Ce furent deux ou trois années tranquilles: les quelques hommes qui étaient revenus retrouvèrent un grand nombre de femmes disposées à leur faire oublier l'atrocité des tranchées. On assista alors à une frénésie d'amour, de mariages et de naissances. Monsieur le Curé ne cessait de bénir des unions. La vie avait repris ses droits. Les nuits, jadis désespérément silencieuses, bruissaient maintenant de gémissements, de gloussements et de petits cris d'amour. On concevait partout et à toute heure; dans les greniers, sur la paille; au fond d'une cave entre deux barriques où reposait le petit vin gouleyant de La Montée-sur-Cueille; sous un saule, au bord de la rivière, sur les galets qui s'entrechoquaient; dans l'arrière-boutique de la boulangerie sur le pétrin encore blanc de farine; ne raconte-t-on pas que dans l'unique confessionnal de la petite église du XIème siècle...

          Les rumeurs de la guerre venaient de s'éteindre lorsqu'on célébra les noces de la sœur cadette de Jean Dubuffet, le suicidé d'avant-guerre, et de Bérenger Sauvegrain, le fils aîné des boulangers de la place de l'église. Bérenger connaissait Noémie depuis leurs premiers balbutiements; chaque dimanche depuis ses six ans, il avait apporté aux Dubuffet une brioche chaude et croustillante. On le laissait alors jouer avec la fillette jusqu'à l'heure du déjeuner puis on le renvoyait manger chez lui. D'ailleurs, chez les Dubuffet, l'on n'avait jamais parlé de Bérenger mais on avait pris l'habitude de dire: « Petite Brioche est en retard aujourd'hui, bien sûr que son père s'est encore levé tard pour allumer son four... » ou encore: « Tiens mais voici déjà Petite Brioche! Ton père serait-il tombé de son lit ce matin? » Le garçon, déjà conscient de sa dignité et rempli de la fierté sérieuse des enfants, avait obtenu, au prix de maintes supplications et de menaces variées que Noémie ne l'appelât jamais ainsi. Elle avait même juré de n'en jamais parler à l'école. Ce fut une cérémonie solennelle derrière l'église au cours de laquelle il eut l'audace de déposer un rapide baiser sur les lèvres humides de la fillette qui venait de cracher à trois reprises sur le sol en signe de promesse éternelle. Ce soir-là, au fond de son lit, Bérenger avait pris la ferme décision de n'épouser aucune autre petite fille que Noémie.

          Cependant, sans qu'il sût jamais si Noémie n'avait pas tenu sa promesse, le premier jour d'école qui avait suivi le serment solennel, tous les gamins connaissaient son sobriquet et par la suite aucun d'entre eux ne l'appela jamais Bérenger. Il arriva même qu'un matin de décembre, l'on entendît Melle Perdriaux l'institutrice, la sœur de la bonne du Curé (qui, à cette époque là, n'avait pas encore fait le grand saut!), que l'on entendît Melle Perdriaux donc, atteinte ce jour-là d'une grippe qui lui mettait « du coton plein la tête », dire à Bérenger Sauvegrain: « Tu ne sais encore pas ta leçon, Petite Brioche, c'est une calamité! » Cette étourderie lui valut le soir-même, à la boulangerie, un regard meurtrier de la part de Berthe Sauvegrain et un demi-pain tellement cuit que la vieille institutrice crut qu'on lui vendait un morceau de charbon de bois. Mais le plus surprenant, dit-on, fut qu'à l'automne 1914, alors que Bérenger arrivait tout juste dans les tranchées du front est, tout le bataillon connaissait déjà son sobriquet.

          A son retour de la guerre, Petite Brioche épousa donc Noémie Dubuffet. Ce furent des noces mémorables qui marquèrent le retour de la joie au village. Pendant trois jours et trois nuits, on assista à une débauche de rôtis, de pain blanc, de grosses brioches joufflues. Le vin de La Montée-sur-Cueille n'avait certes ni la robe ni le bouquet des grands crus mais il n'en fit pas moins tourner la tête à la mariée qui, pour la première et la dernière fois de sa vie, oublia le serment naguère prêté derrière l'église: « Petite Brioche, lança-t-elle étourdiment, tu valses comme un râteau! » Le jeune marié devint grenat comme le petit vin local et se mit à marcher avec encore plus d'ardeur sur les pieds de sa cavalière. Néanmoins, cela n'empêcha nullement les jeunes époux de connaître une nuit de noces d'autant plus ardente que la guerre l'avait parfois rendue bien peu probable. A la suite de ces trois nuits d'étreintes inoubliables, Bérenger souffrit d'un douloureux tour de reins et Noémie tomba enceinte du père de Bérengère Sauvegrain.

 

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18 novembre 2010 4 18 /11 /novembre /2010 21:53

 I - LA BOURRASQUE

 

 

 

          De l'autre côté de la rivière, une rafale de vent, furieuse et inattendue, venait de faire plier l'échine des peupliers. Les premières feuilles mortes, tout juste un peu jaunes sur les bords, voltigèrent avec désespoir et lenteur dans le soir qui tombait. L'hiver frappait avec beaucoup d'avance les trois coups de son entrée en scène annuelle. La campagne au loin en avait déjà de longs frissons. Elle redoutait ces hivers précoces et longs où les jours blafards succèdent aux nuits glaciales, où tout chute, tout glisse, tout pourrit, tout finit par disparaître en une lente agonie. Le silence s'installe en maître, seulement troublé par les querelles bruyantes des corneilles, sinistres passants des champs laissés en friches. Pourtant, quelques jours plus tôt, la campagne soupirait d’aise aux dernières caresses d’un été qui ne voulait plus s’achever. On s’étonnait même, en parcourant le creux des chemins, de ne point encore sentir sous le pied ces embarras de feuilles qui annoncent la fin de la saison. A croire que cette année-là, il n’y aurait pas d’automne dans la région. Qu’on ne jouirait pas de ces soirées plus courtes mais encore bien tièdes, qu’on ne connaîtrait pas ces aubes tardives et noyées dans les brumes, qu’on ne se prendrait pas à rêver, sous les dernières langueurs du soleil, d’une belle arrière-saison sans fin. Car en une nuit venteuse, la froidure faisait irruption sans le moindre prélude et avec ce sans-gêne que donne la raison du plus fort.

          La veille, déjà, les anciens du village, trois petits vieux boitillants, avaient levé le nez au ciel et de leurs petits yeux clignotants, avaient cherché à lire dans les grandes traînées blanchâtres qui s’étalaient par-dessus les champs depuis l’horizon, à l’ouest. Puis, tous ensemble, ils avaient repris leur marche hésitante en hochant la tête de concert. Voilà qui n’annonçait rien de bon, ces longues salissures du ciel, c’était comme les premières pâleurs d’une forte fièvre. Cahin caha, ils avaient poursuivi leur chemin vers le pont de pierre où s’élargissait la perspective vers le fond de la campagne. Ils s’étaient assis tous les trois sur le parapet et longuement avaient interrogé l’horizon des champs et des bois sombres. Aucun doute désormais, à voir leurs mines circonspectes, qu’un grand bouleversement se dessinait dans ces troubles du ciel. Ce fut à la tombée de la nuit que les premières bourrasques se ruèrent entre les haies et s’engouffrèrent dans le creux des sentiers. Sous l’attaque imprévisible et soudaine, la campagne avait eu un long frémissement de toutes ses herbes et de toutes ses branches. Elle s’éveillait enfin de son doux rêve d’été. Le vent et le froid désormais allaient lui mener la vie dure.

          Dans l’agitation de cette première nuit d’hiver, la campagne n’était pas solitaire car, sur le sentier qui longeait la rivière, quelqu’un se tenait au bord de l’eau, au milieu de la sarabande des feuilles que le vent arrachait désormais aux grands peupliers. Une jeune fille frêle, les cheveux virevoltant dans le vent, regardait la rivière, ombre fondue dans l’ombre des arbres. Bérengère Sauvegrain avait suivi d'un oeil vide une petite feuille encore verte mais déjà pressée de quitter sa branche maternelle et qui avait voltigé quelques temps avant de venir doucement effleurer la berge. Mais une autre bourrasque l'avait à nouveau emportée et après plusieurs tourbillons, la petite feuille verte, déjà un peu plissée, était venue se coller à la surface de l'eau sombre. Bérengère parvenait encore à la distinguer parmi toutes ses congénères qui dansaient sur la rivière, les unes en rondes enfantines, les autres en rangs serrés et bien alignés, d'autres encore dans une indescriptible cohue. Maintenant Bérengère ne quittait plus du regard la nouvelle arrivante: elle avait l'air si jeune au milieu de toutes ses voisines, vieilles feuilles au teint jaune, parfois terreux et à la peau striée d'une multitude de petites rides.

          Quand Bérengère Sauvegrain cessa d'observer le destin des feuilles mortes sur les reflets glacés de la rivière, la nuit avait déjà enveloppé les grands peupliers. On devinait l'autre rive mais c'était déjà un monde lointain, hors de portée, mystérieux et inquiétant. Bérengère frissonna presque violemment comme si le vent indélicat lui avait asséné un rude coup entre les épaules. Elle se demandait si elle avait peur de la nuit qui venait de la rendre aveugle. Avec étonnement, peut-être même avec une surprise amusée, elle se rendit compte que ce n'était pas le cas. Pourtant, elle ne se souvenait pas d'avoir dormi une seule nuit, depuis son enfance, sans une petite lampe allumée dans le coin le plus sombre de sa chambre, là où il est si facile de deviner des ombres immobiles, silhouettes fugitives qui font bondir le cœur entre les côtes.

          Ce soir-là, Bérengère n'avait pas sa lampe à la main; elle voyait même de grandes ombres danser leur sarabande dans le creux des taillis mais elle ne ressentait aucune angoisse. Pour un peu, elle aurait même crié dans le vent que la nuit était dorénavant son amie. Elle l'avait apprivoisée, elle avait appris à reconnaître sa bonté et sa douceur, cette douceur que le jour cruel n'avait pas. Quand la nuit descendait lentement sur elle, Bérengère croyait voir se fermer doucement la paupière du monde et elle retrouvait ses rêves que la lumière crue du matin avait brutalement interrompus. La nuit coulait sur elle comme un baume apaisant car elle était si lasse lorsqu'une journée prenait fin que la fatigue roulait dans ses veines comme un sang épais qui laissait ses bras inertes et ses jambes molles. En tournant la tête, Bérengère pouvait apercevoir quelques faibles lumières. Le village n'était pas si loin mais l'obscurité en avait pris possession et, comme tous les villages de l'univers, il ne lui restait que de petites étoiles pour indiquer sa position. Mais elle n'avait pas besoin des lumières pour deviner dans la pénombre chaque maison et chaque rue qu'elle aurait pu parcourir les yeux fermés comme les recoins familiers d'un appartement. Tapi dans la nuit, le village cherchait encore à retenir Bérengère.

Car ce gros bourg était tout son univers. C’était là qu’elle avait vu le jour, au fond de l'arrière-boutique de la boulangerie Sauvegrain, un matin de juin, dans l'odeur lourde des gâteaux. La boulangerie Sauvegrain était le plus ancien commerce du village. Claude Sauvegrain, le père de Bérengère, répétait à l’envi que déjà du temps du Second Empire, des Sauvegrain fabriquaient du pain. M. Sauvegrain racontait aussi qu’au moment où les troupes prussiennes assiégeaient Paris, après la débâcle de 1870, le fournil de ses arrière-grands-parents bourdonnait d’activité, le jour comme la nuit, pour contribuer à l’approvisionnement des troupes que Gambetta levait en bords de Loire pour s’en aller délivrer la capitale. Nimbés de gloire républicaine, auréolés d’un patriotisme sans faille que viendrait renouveler, juste après la naissance de Bérengère, l’épisode du couvre-chef pris à l’ennemi nazi, les Sauvegrain étaient un peu comme la mémoire du village car il n’était pas un habitant qui n’avait pas, un jour, mis les pieds dans la boulangerie et laissé à la boulangère une part de ses secrets de famille.

Le jour de la naissance de Bérengère, toutes les anciennes du village étaient venues acheter une brioche, sorte de sésame qui leur avait donné le droit de passer de l'autre côté du comptoir pour aller s'extasier devant l'enfant rouge et fripée. De la boutique à l'arrière-boutique, ce fut donc un incessant défilé de vieilles femmes en manteau noir, tenant dans leurs mains une brioche chaude ceinte d'un carré de papier blanc, offrande dorée d'une cohorte de reines mages venues de tous les horizons villageois. Les hommes n'avaient pas eu ce privilège et avaient dû se satisfaire du récit mille fois repris des porteuses de brioche. Depuis des générations d’ailleurs, les enfants Sauvegrain voyaient le jour dans l’arrière-boutique, tout près du four à pain où l’on dressait un lit de fortune pour la circonstance. Selon la tradition familiale, racontait encore Claude Sauvegrain autour d’un verre de vin blanc pris au comptoir du Café de la Mairie, la venue au monde dans le fournil favorisait la naissance d’un garçon et surtout sa vocation à prendre un jour la succession du père à la boulangerie. La naissance de Bérengère avait évidemment mis à mal cette tradition et Claude Sauvegrain en avait été tellement contrarié qu’il avait refusé de voir l’enfant le premier jour. Par la suite, il avait été un père attentif pour Bérengère mais jamais il n’avait pu se défaire du regret de ne pas avoir eu un fils et de l’amertume d’être devenu le premier Sauvegrain à ne pas avoir la certitude de laisser la boulangerie à son héritier. Parfois, il se montrait dur envers sa fille et sans doute lui faisait-il payer de cette façon sa déception. Gilberte Sauvegrain, née Carpentier, avait instinctivement compensé la déception de son époux par un surcroît d’amour et d’attention pour la fillette car son sang ne charriait pas la tradition de la boulange et sa famille avait toujours vaguement envié le statut privilégié des Sauvegrain,. Les Carpentier avaient toujours été fermiers aux environs du village ; quand Gilberte avait commencé de fréquenter Claude Sauvegrain, le père Carpentier avait grogné son mécontentement pendant des mois : si encore on avait cultivé du blé, fréquenter un boulanger aurait présenté au moins certains avantages. Mais depuis toujours, les Carpentier élevaient des bêtes. Vaches et taureaux faisaient partie du panthéon familial, à tel point que le grand-père Jules avait péri sous les sabots d’une de ses bêtes en une sorte de communion ultime avec la gent bovine. Cette mort, survenue le jour de la Nativité, avait transformé l’ancêtre Jules en saint et martyr de l’élevage et son icône trônait en bonne place au-dessus de l’immense âtre de la cuisine des Carpentier. Gilberte en avait pris le dégoût des bêtes à tant voir l’image de ce grand-père disparu et à entendre jour et nuit les éloges qu’on lui décernait à tout propos. Combien de cauchemars avait-elle fait où le taureau, le mufle plein de bave et de furie, la poursuivait dans le vacarme obsédant de ses sabots encore sanglants des restes de son grand-père ! Le jour de son mariage avec Claude Sauvegrain, le bonheur que Gilberte éprouva était un curieux mélange d’amour et de soulagement. Elle s’éloignait enfin des bêtes monstrueuses qui avaient hanté son enfance !

          Bérengère avait donc grandi au rythme des fournées de pain et des heures de classe. Les anciennes continuaient de défiler devant la petite fille qui chaque dimanche leur vendait une brioche qu'elles emportaient religieusement serrée entre leurs mains noueuses. Gilberte Sauvegrain n'avait pas eu d'autre enfant car lorsqu'on fait du pain, se plaisait-elle à répéter, l'on a guère le temps de faire autre chose. D'aucuns prétendaient méchamment que Monsieur Sauvegrain avait pourtant bien du temps à consacrer au Café de la Mairie... La vérité était que Claude Sauvegrain souhaitait plus que tout au monde avoir un second enfant, un fils bien sûr, pour renouer le fil interrompu de la tradition familiale. Mais sans doute une malédiction particulière s’était-elle abattue sur le toit de la boulangerie car jamais plus Gilberte Sauvegrain ne tomba enceinte. Ce ne fut pourtant pas faute d’efforts de la part de son époux qui s’acharnait sur elle avec la même application qu’il employait à pétrir la pâte. Entre deux fournées, à quatre heures du matin, il lui arrivait de la réveiller pour une nouvelle tentative. Il eut même l’idée de la besogner sur le fameux lit de fortune que l’on utilisait seulement pour les naissances, en l’installant contre le four à pain : par une sorte de superstition, il pensait que cela pourrait enfin chasser le mauvais œil. Mais Gilberte le prit très mal et à partir de ce jour-là, elle refusa son lit à son mari. Et c’est ainsi que Bérengère n’eut ni frère ni sœur. Or, si Claude en resta à jamais meurtri, Gilberte Sauvegrain s’en trouva assez satisfaite car elle put ainsi se consacrer entièrement à ce qu’elle aimait le plus dans le commerce : la conversation et les commérages. Avec sa belle-mère, elle avait été à bonne école et le jour où les grands-parents Sauvegrain passèrent la main à Claude et Gilberte, cette dernière avait si bien adopté la cause des Sauvegrain que bien des clientes la confondaient avec la vieille Noémie. Derrière son comptoir, aussi ronde et blonde que ses brioches, madame Sauvegrain présidait ainsi à la vie sociale du village. Elle récoltait et distribuait tour à tour toutes les informations locales et chaque brioche vendue lui servait autant à alimenter la chronique villageoise qu'à remplir son tiroir-caisse. Quant à monsieur Sauvegrain, il passait donc son temps entre son four et le zinc du Café de la Mairie, contribuant à sa manière à la récolte d'informations inédites qui auraient pu manquer à son épouse et noyant son regret éternel dans les petits blancs frais et le récit chaque jour embelli de la saga Sauvegrain Au Café de la Mairie, l’on riait sous cape à l’entendre répéter sans cesse ses histoires de famille mais en raison de la prédominance que les Sauvegrain avaient toujours exercée sur le village ainsi que du respect que l’on continuait à éprouver à l’endroit de celui qui fournissait à ses habitants le pain, cette nourriture sacrée depuis des temps immémoriaux, respect qui se mêlait à une sourde inquiétude de manquer de ce même pain si le boulanger venait à prendre ombrage d’une remarque ironique, les interlocuteurs de Claude Sauvegrain évitaient de lui rire au nez.

Depuis longtemps aussi, Gilberte Sauvegrain considérait que l'école du village constituait une excellente source d'information et Bérengère était régulièrement soumise à la question. Enfant, cette dernière avait considéré cela comme un jeu mais en grandissant les questions répétées de sa mère l'indisposèrent parce qu'elle n'avait pas toujours les réponses: elle ne s'intéressait pas autant que Gilberte Sauvegrain à la vie des autres familles du village; en outre, ses petits camarades la tenaient un peu à l'écart de leurs jeux, peut-être sur les conseils de leurs parents. Elle commença donc à mentir à sa mère et dès cette époque elle prit l'habitude de ne plus lui confier ses pensées. Sa solitude s'en trouva plus grande encore. Chaque jour, elle craignait la fin de la classe car, assise sur son banc de bois, au milieu des autres enfants, elle se sentait entourée, presque aimée. La classe constituait à ses yeux une sorte de seconde famille avec laquelle elle passait souvent plus de temps qu’avec ses parents. Même si elle parlait peu à ses camarades, même si aucun d’entre eux ne venait, lors des récréations, lui proposer de jouer ensemble, elle savourait pourtant chaque minute passée dans l’enceinte de l’école, dans le bourdonnement incessant des enfants. Elle y avait sa place, elle remplissait un rôle reconnu de tous même si ce n’était pas le plus beau rôle. Car elle n’était ni bonne élève ni cancre, seulement une enfant appliquée et besogneuse qu’on oubliait un peu tant ses travaux manquaient de brillant et tant son mutisme et sa sagesse en classe la rendaient presque transparente. Au demeurant, elle préférait ne pas attirer l’attention. Elle se souvenait maintenant de ces après-midi de classe passés dans la fraternelle proximité des autres élèves, quand l’instituteur faisait réciter La Fontaine ou raconter les exploits de du Guesclin… Bérengère, ses longs cheveux bruns tombant sur ses livres, et ses petits bras sagement repliés, écoutait avec délectation dans la chaleur d’un dernier rayon de soleil.

Puis, chaque fin d’après-midi, la cloche de l’école brisait le confort de la classe. Bérengère sursautait chaque fois, surprise autant par le carillon vigoureux et clair que par la sentence qu’il rendait dans ses volées joyeuses : « L’école est finie, les enfants, il est l’heure de rentrer à la maison ». Les camarades de Bérengère volaient au dehors à cet heureux signal mais pour elle, cette cloche sonnait comme un glas et elle prenait le chemin de la boulangerie d’un pas résigné, sans jamais un camarade pour l’accompagner. Elle traînait sa mélancolie le long des fossés, entre les innombrables flaques d’eau et de boue l’hiver, à travers les herbes folles semées de coquelicots l’été. Elle passait lentement devant l’étude de Me Gaillac en laissant ses doigts caresser la magnifique plaque de marbre noir semée de lettres d’or. Puis, après avoir dépassé l’ancienne horlogerie Jamin, désormais abandonnée et dont les vitrines s’ornaient des mille dentelles tissées jour après jour par d’industrieuses araignées, elle entrait enfin dans la boulangerie où sa mère la guettait.

A cette heure-là, la boutique était à peu près déserte. Mais l’on voyait toujours une cliente passer prendre un gâteau et surtout échanger deux mots avec Gilberte Sauvegrain. D’ailleurs, Bérengère préférait mille fois que sa mère fût occupée avec une commère que d’avoir à subir ses incessantes questions sur l’école. Car après lui avoir fait avaler un ou deux gâteaux débordant de crème pâtissière, elle l’installait auprès d’elle derrière le comptoir et, au prétexte de l’aider à mettre de l’ordre dans les pâtisseries qui traînaient encore dans l’étalage, elle commençait par lui poser une ou deux questions sur ses devoirs. Mais là n’était pas son véritable intérêt car, comme Bérengère ne se plaignait jamais et que jamais l’institutrice ne venait se plaindre de Bérengère, elle considérait que sa fille travaillait bien en classe et qu’ainsi le sujet se trouvait dépourvu du moindre intérêt. Les questions à Bérengère concernaient plutôt les autres enfants et surtout les faits et gestes de leurs parents. A nouveau, et comme en classe, Bérengère avait l’impression d’être transparente, de ne pas intéresser sa mère, seulement de lui être utile. Ainsi se limitait-elle à des réponses fort laconiques qui décourageaient bien vite Gilberte Sauvegrain.  Elle retrouvait alors sa liberté et après avoir expédié ses devoirs du lendemain, elle montait dans sa chambre, seule et mélancolique. Car à cette heure-là, son père s’était déjà remis au travail, à la préparation de la prochaine fournée et il refusait que sa fille vienne lui tenir compagnie. « C’est un travail d’homme » lui avait-il expliqué une fois pour toutes, dans un de ses accès de rancœur qu’il ne pouvait éviter à l’égard de cette fille qui était venue interrompre la tradition centenaire des Sauvegrain. Voilà pourquoi Bérengère montait rêver dans sa chambre en attendant avec impatience la classe du lendemain. A cette époque, elle rêvait surtout de courir jouer avec ses camarades. Mais cela lui paraissait toujours extrêmement compliqué, comme si quelque chose en elle leur répugnait. Elle était forte, à cause de tous les gâteaux dont la gavait sa mère, mais lorsqu’elle voyait son visage grave dans le miroir, elle ne se trouvait pas tout à fait laide. Mais elle avait souvent du mal à sourire et sa mère, parfois, lui disait fort cruellement : « Que tu as donc l’air sinistre, ma pauvre petite ! » Les mêmes paroles blessantes que ses gentils petits camarades devaient murmurer aussi par-devers elle. Et qu’est-ce qui aurait donc pu la faire sourire ? Elle n’éprouvait jamais de grande joie et elle ne trouvait pas les conversations des autres enfants très drôles. Dans la solitude, il n’est guère d’occasion de sourire. Seule, parfois, lorsqu’elle marchait le long de la Cueille et qu’elle découvrait de belles fleurs sous les arbres, elle souriait à cette soudaine beauté du monde. Mais ce n’était pas un sourire de gaieté, seulement d’admiration.

L'eau de la rivière maintenant invisible coulait avec des chuchotements étouffés. Après avoir traversé le bas du village, le cours d'eau venait se perdre dans la campagne, seulement suivi par une compagnie de fidèles peupliers, grands escogriffes mélancoliques qui avaient toujours les cheveux au vent. Ce filet d'eau verte, qui serpentait à travers les arbres, alimentait tout le village en eau. Toutes les familles n’avaient pas encore l’eau courante mais cette eau qui inondait les éviers, qui remplissait les verres et les carafes, qui ruisselait sur les corps et rendait le linge plus blanc, elle venait de la petite rivière. Le village y puisait la vie mais le cours d’eau était aussi un lieu de flânerie et de jeu car depuis longtemps, l’on ne venait plus y battre le linge. Les anciens prétendaient que l'eau de la rivière alimentait même les puits que l'on avait creusés ici ou là, dans les jardins. Parfois, l'on apercevait pourtant une ancienne venir avec un battoir et s'accroupir derrière les joncs, laissant flotter dans le courant de grandes nappes blanches, pareilles à de gigantesques nénuphars. Mais déjà les premières machines à laver avaient remplacé les laveuses de la Cueille.

          L'été, les enfants du village prenaient possession de la rivière, juste après le petit pont de pierre. A cet endroit, elle formait un petit coude dans le creux duquel s'était formée une plage de sable et de cailloux. On pêchait avec des joncs arrachés à la rive, on pataugeait dans des flaques d'eau tiède et l'on traversait le courant sur des pierres plates jusqu'à l'autre bord où s'épanouissait un vieux saule. L'eau giclait, éclaboussait et saisissait les corps blancs puis poursuivait sa route vers les champs. Après le pont de pierre, il y avait peu de profondeur. Les parents laissaient faire mais ils ne manquaient pas d'évoquer le mauvais génie de la rivière: la « mère à quatre bras » enlevait les enfants qui osaient s'avancer dans l'eau plus loin vers la campagne à la hauteur des peupliers. Là-bas, où se tenait maintenant Bérengère Sauvegrain, le cours d'eau avait bien un mètre cinquante de profondeur.

          Bérengère ne voyait plus la rivière mais elle devinait, au moindre bruit que faisait un remous ou un clapotis, qu'elle avait ce soir son humeur des mauvais jours d'automne, son humeur des lendemains de fortes pluies. Car c'était d'ordinaire une brave petite rivière sans histoire. Cependant, il lui arrivait parfois de se gonfler de petits coups de colère. Ces jours-là, elle se ruait entre les berges, heurtait sans façon le petit pont de pierre et filait furieuse à travers les herbes folles. Certains anciens affirmaient l'avoir vue, un hiver de pluies incessantes, bondir par-dessus le tablier du pont et envahir les rues du bas du village. Et ils montraient des traces noires sur les maisons sans que l'on sût vraiment s'il s'agissait des empreintes d'une ancienne crue ou des éclaboussures laissées par les voitures qui passaient dans la boue le long des trottoirs étroits. Et puis, malgré tout, de loin en loin, cette mignonne petite rivière faisait parler d’elle. Toute son enfance, Bérengère avait entendu le village bruisser de ces rumeurs sur l’eau de la rivière, une eau qui rendrait fous les habitants et aurait même poussé certains d’entre eux vers la mort. Alors certains soirs, encore enfant, Bérengère ne parvenait pas à s’endormir et elle imaginait de grands bras sortir de la rivière et emporter tous les passants sur les berges. A vrai dire, et malgré ces rumeurs qui apparaissaient et disparaissaient comme les humeurs du village, chacun s’accordait pour dire qu’il n’y avait pas d’eau plus délicieuse à boire.

          Cette nuit-là, Bérengère Sauvegrain savait que la rivière était en proie à l'un de ses accès de fureur. En traversant le pont de pierre, elle avait bien remarqué les bouillonnements blancs autour de l'unique pilier. Elle n'en avait pas moins poursuivi son chemin, malgré son envie de rentrer à la boulangerie où les dernières clientes devaient s'attarder dans l'espoir d'un potin inédit que la patronne voudrait bien leur dévoiler. Car dans le village, où il ne se passait presque rien, la moindre nouveauté était connue dans la minute suivante de toute la population et pouvait alimenter les conversations des jours durant. Bérengère avait bien envie de rentrer maintenant, malgré sa mère, malgré les commérages, malgré la solitude de sa chambre mais pourtant elle continuait d'avancer en gardant les yeux fixés sur les eaux vigoureuses de la rivière. Cette force impétueuse lui rendait un peu de courage, lui donnait envie de sentir elle aussi un peu de vigueur. Il s'en fallait de peu pour qu'elle se mît à courir en bondissant parmi les herbes. Comme au temps où l'école entière allait s'ébattre au bord de l'eau. Mais à cette époque-là, Bérengère était une petite fille trop grosse pour pouvoir suivre ses camarades dans leurs courses. Car elle avait épousé peu à peu les formes généreuses de tous les gâteaux et de toutes les belles brioches qui s’alignaient dans l’appétissante vitrine de la boulangerie. L’amour de sa mère, qui s’exprimait dans les gâteaux crémeux de la fin de l’après-midi, en avait fait cette enfant presque obèse qui avait bien du mal à courir sur les traces des autres enfants. Elle n'avait d'ailleurs jamais accompagné ses petits camarades dans leurs jeux aquatiques. Ces gringalets se moquaient déjà bien trop de ses formes généreuses tout habillée pour qu'elle osât les dévoiler. Pourtant, combien de fois n'avait-elle pas rêvé de livrer son corps aux caresses vivifiantes de l'eau, de faire jaillir mille gouttelettes autour d'elle et de jouer au crocodile au milieu des joncs en poursuivant ses camarades effrayés et ravis. Mais voilà, comme à l’école, l’été elle restait seule loin des jeux du bord de la rivière. Les autres enfants ne faisaient guère attention à elle ; tout juste se moquaient-ils un peu de son manque de vivacité et aussi un peu de son nom. D’ailleurs, ils ne l’appelaient que par un méchant sobriquet : « Bérengère Sauve-qui-peut ». Aussi fuyait-elle le bord de l’eau et restait-elle dissimulée derrière le grand rideau des arbres : à travers les feuilles, elle voyait briller les corps au milieu des reflets de la rivière et dans sa tête seulement, elle aussi courait sur les galets en éclaboussant tous les autres.

          Les bourrasques se succédaient désormais avec hargne sur la campagne obscure. Au bord de la rivière, on entendait les peupliers soupirer sous les rafales. Les feuilles mortes voltigeaient maintenant dans tous les sens, en une sarabande folle et désespérée. La rivière les charriait sans pitié dans ses flots boueux et au bout de quelques instants, elles disparaissaient sous l’eau ou s’accumulaient un peu plus loin, entre les herbes du bord, entre les joncs et les branches mortes à demi pourries, dans d’innombrables cimetières de feuilles mortes. Et ce fut par cette même nuit d’ automne, où le vent souffla si fort, où les arbres perdirent leurs premières feuilles, cette nuit où la petite rivière se mit à gonfler soudainement, que Bérengère Sauvegrain, à peine âgée de vingt ans, osa enfin se jeter à l'eau, au milieu d'un tourbillon de feuilles mortes. Le lendemain, on retrouva son corps au milieu des joncs qui formaient comme un berceau autour d'elle.

 

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13 novembre 2010 6 13 /11 /novembre /2010 10:14

Le blog se prête bien à la publication sous la forme traditionnelle du feuilleton: la narration avance à pas comptés, elle se livre peu à peu au lecteur, elle se fait désirer. Les séries télévisées ont repris avec le succès que l'on connaît ce mode de publication dans lequel un Dumas ou un Balzac ont jadis excellé.

 

A partir du prochain article, je ferai débuter une longue nouvelle intitulée "Sous les reflets de la rivière" que j'ai écrite en mars 2005, qui n'a pas encore été publiée et que je souhaite faire partager.

 

Bonne lecture et ne soyez pas avares de commentaires.

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Quatrième De Couverture

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"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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