13
La feuille voletait, emportée par les caprices du vent, et dans la lumière dorée de la fin d’après-midi, Corentine jouait à poursuivre cette feuille comme un petit oiseau aux ailes mordorées, qui savait à peine voler, et qu’elle devait attraper pour l’empêcher de se briser le cou. La petite fille courait ainsi après la feuille dans la douceur de la petite cour de l’immeuble. Au retour de l’école, sa mère lui avait permis d’aller jouer un peu dehors et, pleine de gratitude, l’enfant avait dévalé l’escalier, le cœur gonflé par l’espoir de toutes les merveilles qui l’attendaient dans la courette. Puis, une fois arrivée en bas, elle avait hésité un moment. Car Corentine comprenait qu’un grand mystère planait désormais sur son immeuble, un mystère où l’on parlait d’une belle dame morte, cette belle dame qu’elle avait croisée quelquefois dans l’escalier, un mystère qui faisait beaucoup parler les adultes, un mystère qui donnait du souci à sa maman, un mystère qui provenait de l’effrayant local poubelles dont Corentine ne vulait plus franchir le seuil. Déjà, avant le mystère, lorsque sa maman lui demandait de descendre la poubelle, elle frissonnait d’angoisse en ouvrant la porte grinçante du local ; plus d’une fois, dans les recoins d’ombre, elle avait deviné des formes menaçantes et entendu des bruits redoutables. Il lui était même souvent arrivé de ressortir en courant du cabanon avec l’horrible sensation de sentir ses cheveux se dresser sur la tête. Désormais, elle ne s’approchait plus du local poubelles, convaincue qu’il y avait là quelque bête abominable qui se terrait en attendant sa prochaine victime. Elle avait pourtant essayé d’avertir sa mère mais les adultes s’obstinaient à compliquer les choses simples : pourtant qui d’autre aurait pu faire du mal à une si belle dame qu’une méchante bête ?
L’envie de jouer pourtant avait vaincu son manque de hardiesse et lorsqu’elle avait aperçu la feuille s’envoler, soulevée par une soudaine bourrasque, elle s’était élancée, le cœur joyeux et l’esprit oublieux des vilaines histoires. Toutefois, en poursuivant son oiseau aux ailes dorées, Corentine évitait soigneusement de s’approcher de la cabane de la bête abominable. Soudain elle s’arrêta de courir joyeusement car on venait d’ouvrir la porte de l’immeuble. Sa maman l’avait averti de se méfier de toutes les personnes qui pourraient entrer dans la cour. Tout d’abord, elle ne parvint pas à distinguer qui s’approchait d’elle car la porte ne s’était pas encore refermée et la lumière rase du soleil l’éblouissait. Puis l’ombre se fit et Hadrien Sévigné apparut. La fillette respira très fort, soulagée. Lui, elle l’aimait bien. Elle le trouvait très beau, il ressemblait beaucoup au prince charmant qui venait réveiller la Belle au bois dormant dans son livre de contes préféré, celui que sa maman lui avait offert à Noël, l’année où elle avait appris à lire. Ils étaient rares les soirs où elle ne le feuilletait pas ; ce livre était pour elle comme une sorte de doudou et bien souvent, elle s’endormait en lisant et relisant les pages usées par tant d’années de lecture. Et comme le prince charmant de son livre, Hadrien avait les yeux bleus et un sourire magique lorsqu’il la croisait dans l’escalier. Parfois même il lui disait quelques mots et sa voix grave ressemblait tout à fait à celle que, dans ses rêves, elle prêtait au beau prince du conte de Grimm. Mais il y avait désormais une autre raison qui rendait Hadrien sympathique à la petite fille : sa maman lui parlait de plus en plus du jeune homme et elle comprenait que quelque chose avait changé. Sa maman avait retrouvé son sourire, elle était gaie, il lui arrivait même de chantonner. Comme si le prince charmant l’avait aussi ensorcelée ! Corentine songeait parfois qu’Hadrien était un grand frère dont sa maman avait oublié de lui parler. Car, bien sûr, elle ne comprenait guère les vrais motifs de la joie retrouvée de sa mère. Sinon peut-être eût-elle détesté ce prince que Laure cherchait à conquérir. La petite fille croyait si fort que très bientôt son papa et sa maman allaient être à nouveau amoureux !
Quoi qu’il en soit, la petite fille était ravie de se retrouver en tête-à-tête avec Hadrien. Ce dernier, en revanche, hésita un instant lorsqu’il vit Corentine courir vers lui. La fillette ne lui était pas antipathique mais il craignait que cette dernière ne le prît en amitié, ce qui donnerait sans doute une raison de plus à sa mère de se montrer encore un peu plus chaleureuse à son égard. Pourtant, en voyant le bon sourire de Corentine, un vertige le saisit. Tout un passé qu’il avait depuis longtemps enfoui en lui transparaissait sous ce sourire comme le palimpseste de ses douleurs. Car le sourire de Corentine lui rappelait celui de sa petite sœur, sa compagne de jeux, si exubérante et qui s’en était allée si vite, comme un papillon multicolore emporté par le vent. Combien de fois, dans ses nuits d’enfant, Hadrien avait-il rêvé de cette sœur disparue, de leurs jeux interminables dans les bois de pins si proches de la maison, de leurs fous rires sans fin qui secouaient leurs épaules à la moindre occasion, de leurs confidences murmurées dans le silence obscur de la grande chambre qu’ils partagèrent jusqu’à la fin ! Cette même chambre qu’il se mit à détester après la mort de sa sœur, cette même chambre dans le secret de laquelle il pleurait chaque nuit la chère absente, cette même chambre dont il ne supportait plus l’obscurité, cette même chambre qu’il fuyait dès l’aube.
Mais déjà Corentine s’approchait et il lui fallut fuir encore le souvenir de cette chambre de la douleur éternelle :
« Tu m’as fait peur, murmura la fillette, j’ai cru que c’était la méchante bête.
- La méchante bête, lui sourit Hadrien ? Quelle bête ?
- Mais celle de la cabane des poubelles. Tu sais, la bête qui a tué la jolie dame…
- Je vois, répondit Hadrien un peu embarrassé. Allons viens t’asseoir à côté de moi, je vais t’expliquer quelque chose. Tu sais, les méchantes bêtes n’existent que dans les livres de contes et j’ai bien l’impression que tu es un peu grande pour croire à tout cela...
- Mais la jolie dame, elle est bien morte, n’est-ce pas ? C’est ma maman qui me l’a dit.
- Euh... tu sais, tu devrais oublier tout ça, ce ne sont pas des conversations pour les enfants.
- Et toi, tu l’as vue la jolie dame, dans la cabane ?
- Oui, enfin à peine… Mais dis-moi, reprit Hadrien qui cherchait à tout prix à changer de sujet, tu travailles bien à l’école ?
- J’aime pas aller à l’école.
- Ah bon ! Mais pourquoi donc ? On s’amuse bien à l’école, on a des copains et des copines…
- Peut-être mais quand je suis à l’école, maman n’est pas avec moi.
- Ca c’est normal, les parents ne vont plus à l’école.
- Ils savent tout alors ?
- Non, bien sûr, mais ils savent comment apprendre des choses nouvelles tout seuls…
- Alors, maman, elle n’a qu’à me montrer comment on apprend toute seule et j’aurais plus besoin d’aller à l’école. »
Si l’inspecteur Blanchard n’était pas entré à ce moment-là dans la cour de l’immeuble, cette conversation sérieuse et fraîche entre une petite fille et le beau prince charmant de ses rêves aurait pu faire oublier qu’à peine une semaine plus tôt une jeune femme avait été étranglée et abandonnée dans une poubelle à quelques pas de là. Cependant, à la vue du policier, Hadrien se leva, un peu surpris et peut-être gêné aussi, quoiqu’il n’y eût aucune raison particulière pour qu’il le fût. Corentine regarda un instant les deux hommes puis elle s’envola dans la cour, petite mouette à la robe bleu marine, légère et fragile. Blanchard la suivit du regard un instant :
« J’ai aussi une petite fille de cet âge-là, soupira-t-il en s’asseyant sur le muret. Elle non plus, elle n’a pas toujours envie d’aller à l’école. Et pourtant, les enfants passent leur vie à l’école. Ne vous êtes-vous pas fait cette réflexion quand vous étiez petit ? Ma vie de gosse, c’est l’école, je n’ai que ça à faire, c’est mon seul horizon.
- …
- Mais vous vous doutez bien que je ne suis pas là pour vous raconter mes états d’âme de gamin. Vous avez quelques minutes ?
- Bien sûr, répondit Hadrien perplexe et anxieux à la fois. Que voulez-vous savoir ? »
Sans le vouloir, il avait répondu sèchement. L’inspecteur le regarda avec un peu de surprise et un demi-sourire qui, dans d’autres circonstances, aurait pu passer pour un sourire implorant mais qui, en raison du fait que son statut de policier lui donnait tout de même un certain pouvoir sur ses interlocuteurs, était davantage un signe encourageant de bonne volonté. Sans doute éprouvait-il même une sympathie naturelle pour Hadrien comme tendait à le laisser penser les quelques confidences auxquelles il venait de se livrer. D’aucuns néanmoins y auraient peut-être vu une de ces ruses que les enquêteurs ont coutume d’utiliser pour gagner la confiance de leurs interlocuteurs. Ce n’était d’ailleurs pas le point de vue d’Hadrien en cet instant, qui regrettait déjà le ton peu amène de sa réponse et se promettait de répondre aux questions de Blanchard avec la meilleure bonne volonté dont il était capable.
« M. Sévigné, commença le jeune inspecteur, depuis quand habitez-vous cet immeuble ?
- Environ deux ans.
- Et vos voisins ?
- Vous voulez dire… mes voisins de palier ?
- C’est ça, la victime et son ami, M. Jude.
- A vrai dire, depuis assez peu de temps. En fait, depuis quelques mois tout au plus…
- Quel genre de relations aviez-vous avec eux ? Simple voisinage ?
- En fait… oui, c’est tout à fait ça, murmura Hadrien en sentant qu’il devait ostensiblement rougir et en redoutant presque de voir son nez s’allonger brusquement ! On se croise dans l’escalier… parfois, en sortant de chez moi, je tombe sur eux qui sortent au même moment… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?
- Tout à fait, tout à fait. Mais, dites-moi, vous avez à peu près le même âge qu’eux, vous auriez pu tisser des liens, à vivre si près les uns des autres ? Vous n’avez jamais cherché à faire plus ample connaissance ?
- Que voulez-vous dire, demanda Hadrien d’une voix peu assurée et soudain conscient que le policier en savait peut-être bien davantage qu’il ne voulait bien le laisser paraître ?
- Oh ! Mais rien de particulier ! Juste à découvrir la vérité, répliqua Blanchard qui laissa entr’apercevoir, sous le masque placide qu’il portait généralement, un visage plus dur qui exprimait à vrai dire une préoccupation essentielle et unique, celle de savoir ce qui pouvait se cacher sous les mensonges des uns et des autres !
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, se défendit Hadrien que cette vision du vrai visage de l’inspecteur avait glacé et qui se sentait soudainement acculé dans le cordage de ses omissions. Ce sont des voisins, sans plus… Ils sont rarement là de toute manière, ils travaillent beaucoup, ils rentrent tard… Alors, vous savez, les occasions de se croiser sont plutôt rares.
- Ecoutez, M. Sévigné, je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur mes intentions mais il est des situations où la dissimulation d’information peut être fort préjudiciable pour tout le monde. Je suis là aussi pour vous aider, vous tous, les habitants de cet immeuble sur qui planent des soupçons… Car avez-vous véritablement songé qu’il est tout à fait probable que l’un d’entre vous soit l’assassin de Lucille d’Albret ? »
Le mot d’assassin claqua dans l’air du soir comme une incongruité tout à fait surprenante et Hadrien chercha immédiatement des yeux la petite Corentine comme s’il craignait qu’il ait pu être atteinte par cette sorte d’indélicatesse. La fillette avait disparu et sans doute avait-elle regagné l’appartement de sa mère car maintenant l’obscurité envahissait la cour de l’immeuble. Les deux hommes s’observèrent dans ce qui restait de lumière. Leurs visages gris s’effaçaient peu à peu et seuls leurs regards exprimaient des sentiments divers : Blanchard croyait voir de l’incompréhension dans les yeux de son jeune interlocuteur et il décida, à cet instant précis, qu’il ne pouvait pas être le meurtrier de Lucille d’Albret. Cependant, il comprenait aussi que cette conviction ne reposait sur aucune raison objective et il sentait combien elle pouvait être fragile et remise en cause à la moindre occasion. De son côté, Hadrien crut lire dans les yeux de l’inspecteur un encouragement silencieux à lui dire la vérité et il imagina que le policier usait là d’un stratagème plutôt vulgaire pour le pousser à faire des révélations sur lesquelles Blanchard n’avait sans doute pas le moindre début d’indice. Il décida donc de se taire, ignorant que l’inspecteur savait ce qu’il prenait le parti de cacher mais ne se doutant pas que ce même silence contribuerait à conforter Blanchard dans sa soudaine conviction qu’il ne pouvait être le coupable dans cette affaire. Car l’inspecteur ne jugeait pas Hadrien avec le regard plein de préjugés avec lequel son patron l’aurait fait. Ce faisant, s’il montrait une plus grande ouverture d’esprit que le commissaire Prioux, il n’en commettait pas moins une erreur de jugement en refusant d’envisager la mort de Lucille d’Albret à la lumière de cette relation particulière qu’Hadrien semblait entretenir avec le compagnon de la victime.
« Vous n’avez rien à me dire de plus, finit par demander Blanchard qui s’était déjà levé, montrant ainsi qu’il n’espérait plus grand-chose de l’entretien ?
- Je suis vraiment désolé, soupira Hadrien avec un petit sourire contrit, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais ajouter. Et puis…
- Oui ?
- Eh bien ! Je ne la connaissais pas trop cette fille, c’est vrai, mais je trouve vraiment dégueulasse qu’on ait pu lui tordre le cou de cette manière…
- Hum ! Merci quand même, répliqua l’inspecteur d’un ton acerbe, je ne repartirai pas complètement bredouille après une pareille confidence ! »
Hadrien resta silencieux et le regarda s’éloigner en se demandant ce qui avait bien pu lui passer par la tête pour proférer pareille ineptie. C’était tout à fait le genre de remarques dont abusent les coupables lorsqu’ils cherchent maladroitement à se rendre sympathiques aux yeux des enquêteurs.