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9 février 2012 4 09 /02 /février /2012 22:20

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          La feuille voletait, emportée par les caprices du vent, et dans la lumière dorée de la fin d’après-midi, Corentine jouait à poursuivre cette feuille comme un petit oiseau aux ailes mordorées, qui savait à peine voler, et qu’elle devait attraper pour l’empêcher de se briser le cou. La petite fille courait ainsi après la feuille dans la douceur de la petite cour de l’immeuble. Au retour de l’école, sa mère lui avait permis d’aller jouer un peu dehors et, pleine de gratitude, l’enfant avait dévalé l’escalier, le cœur gonflé par l’espoir de toutes les merveilles qui l’attendaient dans la courette. Puis, une fois arrivée en bas, elle avait hésité un moment. Car Corentine comprenait qu’un grand mystère planait désormais sur son immeuble, un mystère où l’on parlait d’une belle dame morte, cette belle dame qu’elle avait croisée quelquefois dans l’escalier, un mystère qui faisait beaucoup parler les adultes, un mystère qui donnait du souci à sa maman, un mystère qui provenait de l’effrayant local poubelles dont Corentine ne vulait plus franchir le seuil. Déjà, avant le mystère, lorsque sa maman lui demandait de descendre la poubelle, elle frissonnait d’angoisse en ouvrant la porte grinçante du local ; plus d’une fois, dans les recoins d’ombre, elle avait deviné des formes menaçantes et entendu des bruits redoutables. Il lui était même souvent arrivé de ressortir en courant du cabanon avec l’horrible sensation de sentir ses cheveux se dresser sur la tête. Désormais, elle ne s’approchait plus du local poubelles, convaincue qu’il y avait là quelque bête abominable qui se terrait en attendant sa prochaine victime. Elle avait pourtant essayé d’avertir sa mère mais les adultes s’obstinaient à compliquer les choses simples : pourtant qui d’autre aurait pu faire du mal à une si belle dame qu’une méchante bête ?

          L’envie de jouer pourtant avait vaincu son manque de hardiesse et lorsqu’elle avait aperçu la feuille s’envoler, soulevée par une soudaine bourrasque, elle s’était élancée, le cœur joyeux et l’esprit oublieux des vilaines histoires. Toutefois, en poursuivant son oiseau aux ailes dorées, Corentine évitait soigneusement de s’approcher de la cabane de la bête abominable. Soudain elle s’arrêta de courir joyeusement car on venait d’ouvrir la porte de l’immeuble. Sa maman l’avait averti de se méfier de toutes les personnes qui pourraient entrer dans la cour. Tout d’abord, elle ne parvint pas à distinguer qui s’approchait d’elle car la porte ne s’était pas encore refermée et la lumière rase du soleil l’éblouissait. Puis l’ombre se fit et Hadrien Sévigné apparut. La fillette respira très fort, soulagée. Lui, elle l’aimait bien. Elle le trouvait très beau, il ressemblait beaucoup au prince charmant qui venait réveiller la Belle au bois dormant dans son livre de contes préféré, celui que sa maman lui avait offert à Noël, l’année où elle avait appris à lire. Ils étaient rares les soirs où elle ne le feuilletait pas ; ce livre était pour elle comme une sorte de doudou et bien souvent, elle s’endormait en lisant et relisant les pages usées par tant d’années de lecture. Et comme le prince charmant de son livre, Hadrien avait les yeux bleus et un sourire magique lorsqu’il la croisait dans l’escalier. Parfois même il lui disait quelques mots et sa voix grave ressemblait tout à fait à celle que, dans ses rêves, elle prêtait au beau prince du conte de Grimm. Mais il y avait désormais une autre raison qui rendait Hadrien sympathique à la petite fille : sa maman lui parlait de plus en plus du jeune homme et elle comprenait que quelque chose avait changé. Sa maman avait retrouvé son sourire, elle était gaie, il lui arrivait même de chantonner. Comme si le prince charmant l’avait aussi ensorcelée ! Corentine songeait parfois qu’Hadrien était un grand frère dont sa maman avait oublié de lui parler. Car, bien sûr, elle ne comprenait guère les vrais motifs de la joie retrouvée de sa mère. Sinon peut-être eût-elle détesté ce prince que Laure cherchait à conquérir. La petite fille croyait si fort que très bientôt son papa et sa maman allaient être à nouveau amoureux !

          Quoi qu’il en soit, la petite fille était ravie de se retrouver en tête-à-tête avec Hadrien. Ce dernier, en revanche, hésita un instant lorsqu’il vit Corentine courir vers lui. La fillette ne lui était pas antipathique mais il craignait que cette dernière ne le prît en amitié, ce qui donnerait sans doute une raison de plus à sa mère de se montrer encore un peu plus chaleureuse à son égard. Pourtant, en voyant le bon sourire de Corentine, un vertige le saisit. Tout un passé qu’il avait depuis longtemps enfoui en lui transparaissait sous ce sourire comme le palimpseste de ses douleurs. Car le sourire de Corentine lui rappelait celui de sa petite sœur, sa compagne de jeux, si exubérante et qui s’en était allée si vite, comme un papillon multicolore emporté par le vent. Combien de fois, dans ses nuits d’enfant, Hadrien avait-il rêvé de cette sœur disparue, de leurs jeux interminables dans les bois de pins si proches de la maison, de leurs fous rires sans fin qui secouaient leurs épaules à la moindre occasion, de leurs confidences murmurées dans le silence obscur de la grande chambre qu’ils partagèrent jusqu’à la fin ! Cette même chambre qu’il se mit à détester après la mort de sa sœur, cette même chambre dans le secret de laquelle il pleurait chaque nuit la chère absente, cette même chambre dont il ne supportait plus l’obscurité, cette même chambre qu’il fuyait dès l’aube.

          Mais déjà Corentine s’approchait et il lui fallut fuir encore le souvenir de cette chambre de la douleur éternelle :

          « Tu m’as fait peur, murmura la fillette, j’ai cru que c’était la méchante bête.

          - La méchante bête, lui sourit Hadrien ? Quelle bête ?

          - Mais celle de la cabane des poubelles. Tu sais, la bête qui a tué la jolie dame…

         - Je vois, répondit Hadrien un peu embarrassé. Allons viens t’asseoir à côté de moi, je vais t’expliquer quelque chose. Tu sais, les méchantes bêtes n’existent que dans les livres de contes et j’ai bien l’impression que tu es un peu grande pour croire à tout cela... 

          - Mais la jolie dame, elle est bien morte, n’est-ce pas ? C’est ma maman qui me l’a dit.

         - Euh... tu sais, tu devrais oublier tout ça, ce ne sont pas des conversations pour les enfants.

          - Et toi, tu l’as vue la jolie dame, dans la cabane ?

         - Oui, enfin à peine… Mais dis-moi, reprit Hadrien qui cherchait à tout prix à changer de sujet, tu travailles bien à l’école ?

         - J’aime pas aller à l’école.

        - Ah bon ! Mais pourquoi donc ? On s’amuse bien à l’école, on a des copains et des copines…

        - Peut-être mais quand je suis à l’école, maman n’est pas avec moi.

        - Ca c’est normal, les parents ne vont plus à l’école.

        - Ils savent tout alors ?

        - Non, bien sûr, mais ils savent comment apprendre des choses nouvelles tout seuls…

        - Alors, maman, elle n’a qu’à me montrer comment on apprend toute seule et j’aurais plus besoin d’aller à l’école. »

        Si l’inspecteur Blanchard n’était pas entré à ce moment-là dans la cour de l’immeuble, cette conversation sérieuse et fraîche entre une petite fille et le beau prince charmant de ses rêves aurait pu faire oublier qu’à peine une semaine plus tôt une jeune femme avait été étranglée et abandonnée dans une poubelle à quelques pas de là. Cependant, à la vue du policier, Hadrien se leva, un peu surpris et peut-être gêné aussi, quoiqu’il n’y eût aucune raison particulière pour qu’il le fût. Corentine regarda un instant les deux hommes puis elle s’envola dans la cour, petite mouette à la robe bleu marine, légère et fragile. Blanchard la suivit du regard un instant :

         « J’ai aussi une petite fille de cet âge-là, soupira-t-il en s’asseyant sur le muret. Elle non plus, elle n’a pas toujours envie d’aller à l’école. Et pourtant, les enfants passent leur vie à l’école. Ne vous êtes-vous pas fait cette réflexion quand vous étiez petit ? Ma vie de gosse, c’est l’école, je n’ai que ça à faire, c’est mon seul horizon.

          - …

          - Mais vous vous doutez bien que je ne suis pas là pour vous raconter mes états d’âme de gamin. Vous avez quelques minutes ?

          - Bien sûr, répondit Hadrien perplexe et anxieux à la fois. Que voulez-vous savoir ? »

          Sans le vouloir, il avait répondu sèchement. L’inspecteur le regarda avec un peu de surprise et un demi-sourire qui, dans d’autres circonstances, aurait pu passer pour un sourire implorant mais qui, en raison du fait que son statut de policier lui donnait tout de même un certain pouvoir sur ses interlocuteurs, était davantage un signe encourageant de bonne volonté. Sans doute éprouvait-il même une sympathie naturelle pour Hadrien comme tendait à le laisser penser les quelques confidences auxquelles il venait de se livrer. D’aucuns néanmoins y auraient peut-être vu une de ces ruses que les enquêteurs ont coutume d’utiliser pour gagner la confiance de leurs interlocuteurs. Ce n’était d’ailleurs pas le point de vue d’Hadrien en cet instant, qui regrettait déjà le ton peu amène de sa réponse et se promettait de répondre aux questions de Blanchard avec la meilleure bonne volonté dont il était capable.

          « M. Sévigné, commença le jeune inspecteur, depuis quand habitez-vous cet immeuble ?

          - Environ deux ans.

          - Et vos voisins ?

          - Vous voulez dire… mes voisins de palier ?

          - C’est ça, la victime et son ami, M. Jude.

          - A vrai dire, depuis assez peu de temps. En fait, depuis quelques mois tout au plus…

          - Quel genre de relations aviez-vous avec eux ? Simple voisinage ?

          - En fait… oui, c’est tout à fait ça, murmura Hadrien en sentant qu’il devait ostensiblement rougir et en redoutant presque de voir son nez s’allonger brusquement ! On se croise dans l’escalier… parfois, en sortant de chez moi, je tombe sur eux qui sortent au même moment… Enfin, vous voyez ce que je veux dire ?

          - Tout à fait, tout à fait. Mais, dites-moi, vous avez à peu près le même âge qu’eux, vous auriez pu tisser des liens, à vivre si près les uns des autres ? Vous n’avez jamais cherché à faire plus ample connaissance ?

          - Que voulez-vous dire, demanda Hadrien d’une voix peu assurée et soudain conscient que le policier en savait peut-être bien davantage qu’il ne voulait bien le laisser paraître ?

          - Oh ! Mais rien de particulier ! Juste à découvrir la vérité, répliqua Blanchard qui laissa entr’apercevoir, sous le masque placide qu’il portait généralement, un visage plus dur qui exprimait à vrai dire une préoccupation essentielle et unique, celle de savoir ce qui pouvait se cacher sous les mensonges des uns et des autres !

          - Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, se défendit Hadrien que cette vision du vrai visage de l’inspecteur avait glacé et qui se sentait soudainement acculé dans le cordage de ses omissions. Ce sont des voisins, sans plus… Ils sont rarement là de toute manière, ils travaillent beaucoup, ils rentrent tard… Alors, vous savez, les occasions de se croiser sont plutôt rares.

          - Ecoutez, M. Sévigné, je ne voudrais pas que vous vous mépreniez sur mes intentions mais il est des situations où la dissimulation d’information peut être fort préjudiciable pour tout le monde. Je suis là aussi pour vous aider, vous tous, les habitants de cet immeuble sur qui planent des soupçons… Car avez-vous véritablement songé qu’il est tout à fait probable que l’un d’entre vous soit l’assassin de Lucille d’Albret ? »

          Le mot d’assassin claqua dans l’air du soir comme une incongruité tout à fait surprenante et Hadrien chercha immédiatement des yeux la petite Corentine comme s’il craignait qu’il ait pu être atteinte par cette sorte d’indélicatesse. La fillette avait disparu et sans doute avait-elle regagné l’appartement de sa mère car maintenant l’obscurité envahissait la cour de l’immeuble. Les deux hommes s’observèrent dans ce qui restait de lumière. Leurs visages gris s’effaçaient peu à peu et seuls leurs regards exprimaient des sentiments divers : Blanchard croyait voir de l’incompréhension dans les yeux de son jeune interlocuteur et il décida, à cet instant précis, qu’il ne pouvait pas être le meurtrier de Lucille d’Albret. Cependant, il comprenait aussi que cette conviction ne reposait sur aucune raison objective et il sentait combien elle pouvait être fragile et remise en cause à la moindre occasion. De son côté, Hadrien crut lire dans les yeux de l’inspecteur un encouragement silencieux à lui dire la vérité et il imagina que le policier usait là d’un stratagème plutôt vulgaire pour le pousser à faire des révélations sur lesquelles Blanchard n’avait sans doute pas le moindre début d’indice. Il décida donc de se taire, ignorant que l’inspecteur savait ce qu’il prenait le parti de cacher mais ne se doutant pas que ce même silence contribuerait à conforter Blanchard dans sa soudaine conviction qu’il ne pouvait être le coupable dans cette affaire. Car l’inspecteur ne jugeait pas Hadrien avec le regard plein de préjugés avec lequel son patron l’aurait fait. Ce faisant, s’il montrait une plus grande ouverture d’esprit que le commissaire Prioux, il n’en commettait pas moins une erreur de jugement en refusant d’envisager la mort de Lucille d’Albret à la lumière de cette relation particulière qu’Hadrien semblait entretenir avec le compagnon de la victime.

          « Vous n’avez rien à me dire de plus, finit par demander Blanchard qui s’était déjà levé, montrant ainsi qu’il n’espérait plus grand-chose de l’entretien ?

          - Je suis vraiment désolé, soupira Hadrien avec un petit sourire contrit, mais je ne vois vraiment pas ce que je pourrais ajouter. Et puis…

          - Oui ?

          - Eh bien ! Je ne la connaissais pas trop cette fille, c’est vrai, mais je trouve vraiment dégueulasse qu’on ait pu lui tordre le cou de cette manière…

          - Hum ! Merci quand même, répliqua l’inspecteur d’un ton acerbe, je ne repartirai pas complètement bredouille après une pareille confidence ! »

          Hadrien resta silencieux et le regarda s’éloigner en se demandant ce qui avait bien pu lui passer par la tête pour proférer pareille ineptie. C’était tout à fait le genre de remarques dont abusent les coupables lorsqu’ils cherchent maladroitement à se rendre sympathiques aux yeux des enquêteurs.

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5 février 2012 7 05 /02 /février /2012 09:13

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          Lucille d’Albret était morte depuis déjà une semaine et l’enquête n’avançait guère. Le laboratoire de la police scientifique poursuivait ses analyses mais les premiers résultats étaient vraiment décourageants. Aux yeux des profanes, il n’était pas jusqu’au comportement du commissaire Prioux qui ne parût signifier un certain désintérêt pour l’affaire. C’était peut-être effectivement le cas mais Blanchard savait aussi que son patron avait coutume de procéder de la sorte. Plus il donnait l’impression de ne plus s’occuper d’une affaire et plus il y pensait. Et c’est pourquoi, il ne fut pas étonné lorsque ce lundi soir, une semaine exactement après le crime, Clif Prioux lui annonça qu’il retournait voir Bertrand Jude, le compagnon de la victime : « Le coco ne me paraît pas des plus clairs, lança-t-il à l’inspecteur en quittant son bureau ». Blanchard savait bien dans quel état d’esprit était généralement Prioux lorsqu’il en venait à utiliser le terme « coco ». Certes, Bertrand Jude n’avait pas été très convaincant lors de leur première rencontre ; il n’avait cessé de bredouiller et de se lamenter sur son sort. Bien sûr, il n’avait pas vraiment su expliquer les raisons pour lesquelles il avait avancé son retour. N’avait-il pas menti en déclarant être rentré chez lui vers six heures alors que le taxi l’avait déposé à cinq heures devant l’immeuble ? Mais tout cela n’avait rien de consistant, cela constituait à peine des présomptions et l’on était vraiment loin d’avoir des preuves. Certes, il avait pu surprendre Lucille d’Albret sortant de chez Christophe Jamin mais cela suffisait-il à justifier un meurtre chez un jeune homme plutôt bien élevé et qui paraissait bien incapable de la moindre violence ? Quelque chose tracassait Blanchard dans toute cette affaire : à y regarder de plus près, tous les habitants de l’immeuble auraient pu avoir un intérêt à commettre ce crime ; en disant cela, il fallait bien aussi en conclure qu’aucun d’entre eux n’avait un vrai motif de le faire. On ne tue pas par hasard, se disait Blanchard qui conservait en lui une certaine foi dans la bonté humaine. Il faut vraiment être acculé, se retrouver le dos au mur pour éliminer son semblable. Une si belle fille surtout ! Assurément le commissaire ne partageait pas cette vision de la nature humaine car il l’avait bien des fois entendu dire qu’en chaque homme sommeille un criminel et que la bête n’attend qu’un prétexte pour se réveiller. Quel était donc le prétexte qui avait tiré de sa léthargie l’assassin de Lucille d’Albret ?

           Tandis que l’inspecteur Blanchard se livrait à ces réflexions qui ne lui paraissaient pas de nature à vraiment faire avancer l’enquête mais qu’il ne parvenait pas à éluder sans véritablement en comprendre la raison, Clif Prioux arrivait devant l’immeuble où l’on avait retrouvé morte Lucille une semaine auparavant. Il faisait déjà nuit noire. Il poussa la lourde porte cochère en grognant puis s’apprêta à monter chez Bertrand Jude. Pourtant il se ravisa et alla frapper à la porte des Dulaurier. Daphné vint lui ouvrir, l’air méfiant. Sitôt qu’elle eut reconnu le commissaire, son visage fripé s’éclaira d’un grand sourire :

          « Commissaire, quel plaisir de vous voir ! De bonnes nouvelles, j’espère ?

          - Pas de nouvelles particulières, bougonna-t-il déjà irrité par les manières de la vieille dame. C’est plutôt à vous que je pose la question d’ailleurs…

          - Voulez-vous entrer un moment, cher commissaire ?

         - Pas le temps, grogna-t-il encore, mais merci quand même. Avez-vous des choses intéressantes pour moi ?

          - Oh ! Intéressantes, je ne sais pas ! C’est un bien grand mot, n’est-ce pas ? Des petits détails, qui ont peut-être leur importance pour vous…

          - Quoi, par exemple ?

         - Voyons, laissez-moi réfléchir. Ce garçon du troisième par exemple qui fuit toute discussion avec moi…

         - Le peintre, demanda Prioux qui ne trouvait pas si étrange qu’on veuille éviter les conversations avec cette vieille chouette ?

          - Peintre ? Comme vous y allez, commissaire ! Non, tout juste étudiant en art, c’est-à-dire, si vous voulez mon avis… bon à rien !

          - Bon, bon, admettons, soupira le commissaire qui, cette fois, partageait plutôt l’avis de Daphné Dulaurier. Mais avez-vous remarqué quelque chose de particulier chez ce garçon ?

           - Rien de particulier, si vous insistez, plutôt une intuition.

           - Tiens donc ! Une intuition féminine, je suppose ?

           - C’est tout à fait cela, commissaire ! On voit que vous connaissez bien les femmes vous au moins ! Ce n’est pas comme la plupart des hommes. Mon mari, par exemple…

          - Revenons-en à votre intuition, coupa Prioux qui regretta soudain d’avoir frapper à la porte des Dulaurier.

          - Ce garçon nous cache quelque chose, si vous voulez savoir. Je ne sais pas, son comportement, ses manières… Il n’est pas net, pour tout vous dire.

          - Pas net ? Est-ce que vous voulez dire par-là qu’il est homosexuel ?

          - Oh ! Commissaire… que voulez-vous dire ? Non, je vous assure que ce n’est pas ce que je voulais… Ah, mon dieu ! »

          Ce fut un peu comme si Daphné Dulaurier voyait soudain la porte des Enfers s’entrouvrir et qu’elle surprenait l’existence d’un monde de dépravation que toute sa personne avait refusé d’admettre jusqu’à présent. A vrai dire, la vieille dame ne parvenait pas tout à fait à se représenter le genre d’obscénité qui se cachait derrière le terme que Prioux venait de lui lancer au visage mais cela contribua à ancrer définitivement en elle la conviction qu’Hadrien Sévigné était assurément coupable. Seul un être aussi débauché pouvait avoir commis l’horrible meurtre qu’elle avait découvert la semaine précédente. Clif Prioux soupira et se demanda pourquoi diable il avait choisi de venir frapper à la porte des Dulaurier : non seulement cette vieille bonne femme était bavarde comme une pie mais qui plus est, elle se gaussait de détenir des informations de première main quand elle se montrait incapable d’apercevoir ce qui sauterait même aux yeux d’un aveugle. Tandis que Daphné parvenait à peine à reprendre ses esprits après une telle révélation, il tourna les talons sans même la remercier, ce qui n’était même pas chez lui un signe d’exaspération (qui, en l’occurrence, aurait pu se justifier) mais plutôt la façon coutumière qu’il avait de traiter les gens en général et les témoins d’une affaire en particulier.

          Il monta lourdement les escaliers qui menaient au troisième étage. En passant près de la porte de Laure Dumont, il s’arrêta un instant, hésita quelques secondes en tendant l’oreille. Il crut entendre comme le chant d’un enfant. Presque à regret, il s’éloigna. Arrivé devant l’appartement de Bertrand Jude, il reprit un peu son souffle puis il sonna. La porte s’ouvrit presque instantanément. A la vue de Prioux, le sourire que Bertrand Jude arborait disparut aussitôt :

          « Ah ! C’est vous, commissaire !

          - Ce n’est sans doute pas moi que vous attendiez. Mais rassurez-vous, je ne crois pas que nous en ayons pour très longtemps. »

          Et sans même attendre d’y être invité, Prioux pénétra dans l’appartement de Bertrand Jude. Ce dernier avait l’air inquiet et irrité, ce qui se traduisait chez lui par un pincement des lèvres tellement violent qu’elles disparaissaient entièrement comme s’il cherchait à les avaler. L’appartement était plongé dans l’obscurité et seule une petite lampe, dans le fond du salon, jetait sur les meubles une lueur fade. Le commissaire se laissa tomber dans un fauteuil club, au cuir passablement éraflé. Bertrand eut un mouvement de dépit.

          « Je sais, grogna Prioux, je n’attends jamais que l’on m’invite à m’asseoir !

          - C’est-à-dire… ce n’est pas vraiment ça ! Ce fauteuil… c’était le préféré de Lucille…

          - Désolé, répliqua le commissaire tout en restant confortablement installé, mais peut-être cela m’aidera-t-il à y voir un peu plus clair dans cette affaire. »

         Bertrand ne releva pas la pointe d’ironie cynique : il semblait déjà avoir oublié sa contrariété. Il s’était recroquevillé au creux d’un petit sofa jaune paille qui faisait face au fauteuil club. Il regardait Prioux avec une certaine crainte, les yeux aux aguets derrières les longues mèches blondes qui lui barraient le front.

          « Pourquoi nous avoir menti, monsieur Jude, lors de votre première déposition ?

          - Je ne vois pas ce que vous voulez dire, répliqua Bertrand avec l’air craintif d’une bête traquée.

          - Le matin du meurtre, vous êtes arrivé à 5h00 et non à 6h00 comme vous l’avez déclaré. Le conducteur du taxi a témoigné.

         - Peut-être… à vrai dire, je ne me souviens pas exactement. J’étais très fatigué, vous comprenez, avec le décalage horaire…je dors très peu dans les avions.

          - Admettons, soupira Clif Prioux. Mais alors, qu’avez-vous fait entre 5h00 et 6h00 ?

          - Je vous l’ai dit, je me suis couché immédiatement en arrivant.

          - Ah oui ! Et l’absence de votre… compagne ne vous a pas surpris ?

          - Non, pas vraiment. Mais je vous l’ai déjà dit aussi. En mon absence, elle allait souvent dormir chez ses parents. Elle…elle avait peur, toute seule, ajouta-t-il un sanglot dans la voix.

          - Admettons encore. Seulement ce matin-là, elle se trouvait bien dans l’immeuble, peut-être avec vous…

          - Mais non, je vous le répète !

          - Evidemment vous n’avez pas de témoin ?

          - Mais non ! Bien sûr que non !

          - Même pas votre charmant voisin ?

          - Que voulez-vous dire, bredouilla Bertrand tandis que Prioux notait une imperceptible pâleur lui envahir le visage ?

          - Vous avez bien un voisin, M. Jude ?

          - Bien sûr…

          - Et il est tout à fait charmant ?

          - C’est-à-dire…

          - N’entretenez-vous pas des relations… disons particulières avec… comment s’appelle-t-il déjà… Bastien ?

          - Hadrien, répliqua Bertrand avec précipitation puis il se mordit les lèvres jusqu’au sang tandis qu’il voyait le commissaire afficher un sourire de satisfaction non dissimulé. »

          Il y eut un silence prolongé entre les deux hommes puis Bertrand Jude plongea son visage dans ses deux mains en soupirant. Lorsqu’il releva les yeux, Prioux savait qu’il était prêt à parler :

          « Quel genre de relations entretenez-vous avec Hadrien Sévigné, M. Jude ?

          - Oh ! Est-il vraiment indispensable d’en parler ?

          - Je crains bien, M. Jude, que, dans une affaire de meurtre, il soit indispensable de parler du moindre détail. Je me permets donc de vous demander à nouveau quel est le genre de relations que vous entretenez avec ce garçon ?

          - S’il vous plaît, arrêtez ça ! Je sais bien ce que vous voulez m’entendre dire mais ça n’a vraiment rien à voir avec la mort de Lucille, cria Bertrand qui, à cet instant, éprouvait pour le policier un sentiment de haine pure, comme il n’en avait jamais ressenti pour personne.

          - Cela reste à vérifier, M. Jude. Lucille d’Albret était-elle au courant de vos… activités avec votre voisin de palier ?

          - Vous me dégoûtez, je ne vous dirai plus un mot, sanglota Bertrand qui s’affaissa sur le sofa comme une marionnette désarticulée à qui on aurait coupé les fils ! »

          Prioux resta silencieux. Le regard qu’il laissa un instant errer sur le corps avachi de son interlocuteur exprimait à la fois du dégoût et de la pitié. Sans doute Bertrand Jude incarnait-il tout ce que le commissaire considérait comme inadmissible chez un homme, toutes les faiblesses qu’il avait toujours refusées d’admettre chez lui comme chez ses collègues. Il se leva sans dire un mot car après tout, le comportement de Jude confirmait tout ce qu’il savait déjà. Pour l’instant, il n’en tirerait plus grand-chose. En s’éloignant, il entendit dans son dos des sanglots étouffés.

 

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29 janvier 2012 7 29 /01 /janvier /2012 09:51

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         Tout en guettant, depuis la première marche de l’escalier, la conversation des deux femmes, Hadrien se disait qu’il détestait vraiment cette vieille harpie qui passait son temps à surveiller les allées et venues des uns et des autres. Il avait été tout heureux de l’intervention de la voisine du second qui l’avait en quelque sorte délivré des serres de la mégère. Car malgré tout, il ne pouvait se défaire d’une certaine bonne éducation et même s’il mourait d’envie de tirer la langue à Daphné, il se forçait à lui répondre presque poliment. Même lorsqu’elle le traitait en gosse mal élevé ou quand elle détaillait sa tenue d’un air offusqué. Ce soir, pourtant, il n’avait pu s’empêcher de la remettre à sa place et s’il n’était pas mécontent de l’esprit d’à propos dont il avait fait preuve, il ne faisait pas de doute que ses mots avaient dépassé sa pensée et qu’il s’était montré plutôt grossier. N’empêche qu’elle n’avait qu’à se mêler de ses affaires ! L’arrivée de Laure Dumont lui avait permis de s’en tirer à bon compte finalement même s’il ne se sentait pas fier d’avoir filé comme un voleur : s’il trouvait cette femme un peu provocante à son égard, même si les femmes en général ne lui inspirait aucun véritable désir, il se sentait tout de même flatté de l’intérêt marqué qu’elle lui portait et tout en montant quatre à quatre les marches, il souffrit quelques instants à l’idée qu’elle pourrait croire qu’il n’était qu’un type grossier et sans éducation. Il eut presque envie de revenir s’excuser mais la seule pensée d’avoir à affronter le regard triomphant de la vieille chouette du rez-de-chaussée l’en dissuada aussitôt. D’ailleurs, les deux femmes venaient de se séparer et en voyant Laure prendre la direction de l’escalier, Hadrien se rua vers les étages.

          Tout à ses pensées, il aperçut trop tard la personne qui descendait à sa rencontre. Comme il montait, penché en avant, sa tête s’en fut directement heurter la poitrine de Christophe Jamin qui s’en allait porter des bouteilles vides dans le local poubelles. Le choc fut assez violent, Christophe fut projeté sur le palier, Hadrien s’effondra sur lui et les bouteilles se mirent à dévaler les marches dans un vacarme à réveiller les morts. Au même moment, Laure Dumont surgissait à son tour, collée contre la paroi pour échapper à l’avalanche sonore. Curieusement, malgré tout le tintamarre, on ne vit pas apparaître les Dulaurier qui d’habitude jaillissaient de chez eux au moindre bruit. Les bouteilles cessèrent soudain de rouler, comme par miracle. Il y eut alors un des ces instants de silence où il semble que le temps s’arrête et où chacun semble poser pour un peintre chargé par le destin d’immortaliser ce moment de grâce. Puis, après avoir vacillé quelques secondes sur le rebord de la dernière marche, une bouteille bascula vers le sol carrelé du hall et se brisa. Le temps reprit son cours. Hadrien se releva vivement, moins confus de la position dans laquelle Laure avait dû l’apercevoir que troublé par le parfum subtil qu’il avait perçu dans les cheveux de Christophe Jamin. Ce dernier se mit à genoux et commença à chercher avec frénésie ses lunettes qui avaient disparu dans le choc. Et Laure éclata de rire, un rire vif, joyeux, un rire nouveau pour elle qui n’avait même pas souri depuis des semaines, un rire incontrôlable qu’elle laissa s’envoler dans la cage d’escalier comme un oiseau agile partant répandre le soulagement auprès de tous les habitants de l’immeuble.

          « Je suis absolument désolé, murmura Hadrien à Christophe Jamin en lui rendant ses lunettes qu’il venait de trouver posées en équilibre sur la rampe d’escalier, je ne vous avais pas vu…

          - En effet… en effet, bredouilla Christophe en remettant ses lunettes. Et mes bouteilles ? Mon dieu, mon dieu… »

          Et sans jeter un regard sur Hadrien, il se rua sur les quelques bouteilles que Laure était déjà en train de rassembler. Hadrien n’était pas fier de lui mais il était surtout vexé du rire de Laure, laquelle continuait d’ailleurs à pouffer tout en aidant Christophe Jamin. Il passa auprès d’eux en silence et se mit à récupérer un à un les tessons de la bouteille cassée. Au bout de quelques instants, il sentit passer Christophe Jamin près de lui mais il n’osa pas relever la tête et il continua sa besogne, le visage cramoisi de dépit. Après avoir hésité un instant avant de pénétrer dans le local poubelles, Christophe abandonna ses bouteilles devant la porte, au risque de s’attirer les foudres impitoyables de Daphné Dulaurier puis repassa devant Hadrien sans un mot.

          « Vous ne devriez pas les laisser là, lui lança laconiquement ce dernier.

          - Vous croyez, bredouilla Christophe ? C’est que… c’est-à-dire…

          - Oui, j’ai bien vu, vous n’osez pas rentrer dans le local. Vous avez peur, s’entendit-il ajouter sur un ton malencontreusement sardonique ?

          - Peur ? Mon dieu, je ne sais pas… Mon dieu, mon dieu…qu’est-ce que vous voulez dire ?

           - Moi ? Oh ! Rien, absolument rien. »

Hadrien se redressa, adressa son plus beau sourire à Christophe Jamin qui le regardait d’un air méfiant derrière ses épais verres de myope puis il lui tendit la main :

          « Enchanté de vous connaître, je m’appelle Hadrien Sévigné et j’habite au 3ème.

          - Ah ! Mon dieu, mon dieu mais c’est juste en face de chez… de chez…

          - De chez Lucille d’Albret, vous voulez dire ? On ne peut rien vous cacher. Vous êtes le nouveau locataire du 1er n’est-ce pas ?

          - Oui… c’est ça…On ne peut rien vous cacher non plus, rajouta Christophe en rougissant de son audace ! »

         Cela fit sourire Hadrien qui ne trouva rien à redire : le visage écarlate de son interlocuteur le troubla violemment. Ce fut l’instant que choisit Laure Dumont pour réapparaître, armée d’un balai et d’une pelle. Elle passa devant Christophe Jamin comme s’il avait été invisible et se précipita pour aider Hadrien :

         « Décidément, ce soir nous ne pouvons pas nous quitter, dit-elle la voix pleine d’un espoir voilé. Ne touchez plus à ces tessons, vous allez vous couper. Laissez-moi faire. »

         Elle avait pris le même ton d’autorité qu’elle employait avec sa fille sans se rendre compte que cela contrariait Hadrien, déjà passablement agacé par ce qu’il avait perçu de minauderies toutes féminines dans sa façon de lui parler. En voilà une, se surprit-il à penser, qui étranglerait sans problème une rivale pour ne pas perdre un homme. Il regretta immédiatement cette fâcheuse réflexion puis dans le même temps, il se dit qu’il pouvait y avoir un fond de vérité : après tout, c’était peut-être une femme qui avait assassiné Lucille. Il ne put s’empêcher de jeter un regard mauvais sur Laure. Cette dernière, qui venait de se relever avec sa petite pelle pleine de tessons, attribua cette mauvaise humeur qu’elle lisait sur le visage d’Hadrien à l’embarras où il venait de se mettre en heurtant le locataire du 1er étage. C’est alors qu’elle se rendit compte de la présence de Christophe Jamin, lequel semblait en proie à la plus vive indécision. Il fallait bien reconnaître, songea-t-elle en allant rapidement se débarrasser des débris de verre dans le local poubelles, que ce pauvre type avait l’air complètement ahuri. C’était plutôt lui qui avait dû se jeter dans les jambes d’Hadrien. Elle se faisait tout juste cette réflexion, en ressortant du local, lorsqu’elle s’aperçut que les deux hommes avaient disparu. Elle en eut le souffle coupé ! Passe encore pour le triste sire du 1er mais enfin, lui, il aurait au moins pu la remercier. Quel sauvage, se dit-elle en remontant chez elle ! Sans doute les femmes lui font-elles peur, songea-t-elle aussitôt, déjà prête à lui pardonner son attitude avec cet aveuglement qui nous prend souvent lorsque l’envie de tomber amoureux instille en nous son doux venin.

          Et tandis qu’elle montait rejoindre Corentine, le cœur remplie d’une rage bien douce, Daphné Dulaurier se retourna vers son mari. Tous les deux n’avaient pas cessé d’observer, par le mouchard de leur porte d’appartement, tout ce qui s’était passé dans le hall depuis l’instant où la chute bruyante des bouteilles vides de Christophe Jamin les avait fait sursauter devant leurs assiettes déjà remplies de potage aux légumes. Et la scène qu’ils avaient observée tour à tour renforça leur sentiment que certains habitants de l’immeuble n’étaient pas au-dessus de tout soupçon.

          « Tu vois bien que j’avais raison, mon pauvre Auguste, que cette Laure Dumont se pâme devant n’importe quel homme venu ! Quelle misère ! Quand on pense qu’elle a une petite fille à élever ! Tu l’as bien vu, là, juste sous nos yeux, à genoux devant eux, à balayer leurs saletés…

          - Tu exagères, Daphné ! Elle veut peut-être lier un peu plus connaissance avec les gens de l’immeuble. Toi-même, tu me disais l’autre soir qu’elle ne te fuyait plus, au contraire…

         - Ah ! Toi évidemment, toujours prêt à tout pardonner aux jolies femmes ! Bien sûr qu’elle me fait la causette maintenant mais t’es-tu demandé pour quelle raison ? Elle cherche bien entendu à me tirer les vers du nez. « Connaissez-vous le jeune homme du troisième ? Vous me dites qu’il vit seul ? Et patati et patata… » Mais tu me connais, je sais rester muette comme une carpe dans ce genre de situation, continua Daphné en faisant semblant de ne pas remarquer que son mari levait les yeux au ciel. Je noie le poisson pour ne pas paraître impolie mais elle doit bien comprendre qu’elle n’obtiendra rien de moi ! D’ailleurs, si tu veux mon avis, je l’imagine assez bien en train de régler son compte à la gamine du 3ème : c’était une rivale après tout !

          - Daphné ! Tu ne penses pas sérieusement ce que tu viens de dire ?

          - Mais mon pauvre chéri, les femmes sont capables de tout pour tomber dans les bras d’un homme !

          - Là, tu n’as pas tort. D’ailleurs, je me souviens, lorsque je t’ai connue… »

         A vrai dire, Auguste pensait plutôt que seul un homme pouvait en arriver à tuer une aussi jolie fille que Lucille d’Albret : par amour ou par jalousie, ce qui revenait au même parfois. D’ailleurs depuis lundi, Auguste repensait chaque nuit à la belle Lucille ; il revoyait son visage d’ange le jour où elle s’était présentée pour la première fois à la banque. Malgré leur différence d’âge, il avait eu immédiatement envie d’elle et ce désir l’avait taraudé pendant toutes ces années. Mais Auguste Dulaurier était un homme respectable. Un peu lâche aussi, pensait-il parfois. Jamais il n’avait osé s’approcher de Lucille. Pourtant elle l’avait provoqué bien des fois ! Et dire que le soir en rentrant, c’était Daphné qu’il retrouvait, Daphné et ses tenues ternes comme la pluie, Daphné et son bavardage incessant et futile, Daphné et ses rides ! Ce fut presque un soulagement pour lui de prendre sa retraite car il cessa de voir Lucille à tout instant. Il la croisait parfois le soir, lorsqu’elle rentrait de la banque ou bien les fins de semaine au bras de ce falot de Bertrand Jude. Mais s’il y pensait beaucoup moins, son désir revenait avec toute sa force à chaque fois qu’il l’apercevait. Car les femmes avaient toujours été sa faiblesse et il avait trompé si souvent Daphné qu’il considérait presque cet aspect de sa vie comme une compensation normale à la patience et à la compréhension dont il faisait preuve pour supporter les radotages de son épouse. Chaque nuit, désormais, le visage violacé de Lucille d’Albret le hantait. C’était le regret surtout qui le minait, le regret de ce désir inassouvi, l’idée déchirante qu’il ne pourrait même plus entretenir ce si mince espoir, qui ne l’avait jamais quitté, de pouvoir un jour posséder cette femme magnifique.

          La nuit précédente, d’ailleurs, un cauchemar l’avait tiré du lit à trois heures du matin, le corps tremblant et couvert de sueur. L’ascenseur de la banque venait de tomber en panne et dans la cabine, il se heurtait soudain à Lucille alors qu’il était certain d’avoir été seul jusqu’à la panne. Lucille se mettait à chantonner puis à déboutonner son corsage mais il ne parvenait pas à tourner les yeux vers elle malgré un désir douloureux. Il était entièrement absorbé par l’interphone de l’ascenseur qu’il actionnait en vain. Il semblait n’y avoir personne à l’autre bout du fil. Il sentait la jeune fille se coller à lui, il percevait distinctement son parfum fleuri. Il voulait la repousser mais il sentait pourtant son désir grandir. Au moment où il se retournait enfin vers elle et où il s’apprêtait à céder à ses avances, une voix retentissait dans l’interphone qui hurlait à ses oreilles : « Tue-là, cette putain, tue-là ». C’était la voix de Daphné, rendue encore plus stridente et insupportable par le grésillement de l’interphone. Il aurait tant voulu faire taire cette voix mais elle enflait de plus en plus. Et soudain il avait compris que le seul moyen de faire revenir le silence dans la cabine, c’était d’obéir à la voix. Alors il avait commencé à serrer le cou de Lucille qui continuait à lui sourire en passant sa langue rose sur ses lèvres. Il serrait, serrait, la voix hurlait, hurlait et le visage de Lucille virait peu à peu au cramoisi mais en restant étrangement souriant. Puis il s’était réveillé en sursaut et il lui avait fallu de longues minutes avant de pouvoir reprendre son souffle tandis qu’à ses côtés Daphné dormait paisiblement.

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19 janvier 2012 4 19 /01 /janvier /2012 19:31

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        La vie d’un immeuble résulte toujours du mélange plus ou moins harmonieux des vies que mènent ses habitants. Or, depuis ce petit matin d’automne où l’arrêt brutal de la vie de Lucille d’Albret avait introduit un facteur aigu de perturbation, la vie de l’immeuble où résidait la victime avait changé comme ces formules chimiques que l’on modifie en y ajoutant ou en en retirant une molécule et dont le nouveau mélange devient plus ou moins instable. Il aurait d’ailleurs été tout à fait erroné de penser que le crime avait rendu la vie de l’immeuble moins agréable car curieusement c’était presque le constat inverse qu’il aurait fallu dresser. En effet, depuis la mort de Lucille, on percevait une nouvelle animation entre les étages et le début de ce que l’on pourrait presque appeler un voisinage de bon aloi. Il n’aurait pas été faux de considérer que l’événement inhabituel et considérable qui avait eu lieu dans leur immeuble avait cristallisé certains désirs des résidents, restés jusqu’alors inexprimés, de faire plus ample connaissance et de partager davantage de bons moments.

C’était un peu ce genre de pensées qui allaient et venaient dans l’esprit de Laure Dumont au moment où, le petit matin se levant, son sommeil s’interrompait de plus en plus fréquemment de ces moments de conscience qui, même très courts, nous donnent le sentiment de ne plus dormir depuis des heures. En une semaine, elle avait croisé et salué ses voisins comme jamais auparavant et elle avait davantage bavardé avec eux en cinq jours qu’en cinq ans. Avant le départ de son mari et lorsqu’elle travaillait encore à la Banque des Projets Industriels, sa vie était comme ces maisons tellement remplies de meubles qu’il n’y a même plus de place pour se déplacer. Toute intrusion dans sa vie se heurtait à l’infranchissable barrière de ses certitudes familiales. Son univers avait une rondeur parfaite et même si, parfois, la fatigue et les angoisses de son travail qu’elles rapportaient avec elle l’empêchaient d’être suffisamment gentille avec Corentine et attentive avec son mari, même si de petites querelles secouaient sa sérénité et laissaient d’imperceptibles mais indélébiles fêlures dans cette perfection, elle vivait heureuse sans connaître ses voisins et leur existence même n’était pas une pensée qu’elle pouvait avoir.

Or bien des certitudes s’étaient effondrées depuis les temps du bonheur tranquille. Les fêlures s’étaient soudainement multipliées et leurs traces étaient devenues si profondes qu’elles compromirent la solidité même de la sphère confortable qui abritait sa vie. Un soir, une simple querelle se transforma en une de ces tornades qui arrachent sur leur passage les racines les plus profondes, celles-là mêmes qui permettent à un couple de s’épanouir. On se dit alors des mots cruels, des haines formidables surgissent et des blessures irréparables endolorissent une vie que l’on croyait sans souffrance. Laure refusa de pardonner à son mari des incartades qu’elle n’avait pas su deviner et dans sa rancune, elle chercha aussi des aventures sans lendemain qui la laissèrent plus amère encore. Elle se retrouva seule avec Corentine. La petite avait beaucoup pleuré le soir de l’ouragan mais jamais elle ne cesserait d’espérer que les dégâts pourraient un jour être réparés. Cependant, le temps des vents mauvais n’était pas achevé et quelques mois plus tard, la Banque des Projets Industriels vacilla elle aussi sous les assauts d’autres tempêtes qui n’avaient rien de sentimentales. On licencia pour améliorer la rentabilité et Laure Dumont se retrouva parmi les victimes de la lucidité et de la prévoyance de dirigeants avisés. Ce soir-là, lorsqu’elle rentra à la maison, il ne restait rien de l’univers parfait qui l’avait si longtemps tenue à l’écart des autres. Pourtant, elle continua à ignorer ses voisins et s’agrippa maladroitement à l’espoir qu’elle pouvait reconstruire un bonheur beaucoup plus modeste, seulement réservé à sa fille et à elle. Lentement, les cendres du temps retombaient sur les ruines de son bonheur brisé et sous la fine pellicule grisâtre, elle croyait de nouveau en l’illusion d’une vie possible. Les jours passaient, sa fille grandissait, elles avaient ensemble de longs instants de câlins mais aucune des deux n’avait vraiment retrouvé le goût des jours heureux, ceux d’avant la tempête. Jusqu’à ce jour d’automne, jusqu’à ce que la mort d’une voisine mal connue n’interrompît l’amère monotonie de leur existence.

Depuis une semaine, tout avait imperceptiblement changé. Désormais, Laure avait de plus en plus de rapports avec chacun de ses voisins comme si Lucille d’Albret avait été le seul obstacle à une envie de communication qui couvait dans l’immeuble depuis toujours. Chaque soir, par exemple, Laure échangeait quelques mots avec Daphné Dulaurier qu’elle trouvait jadis bavarde et fouineuse et dont aujourd’hui elle croyait apprécier la conversation chaleureuse et l’ouverture d’esprit. Justement, ce soir-là, comme elle était redescendue chercher son courrier qu’elle avait oublié de prendre en rentrant, elle trouva la vieille dame en grande conversation avec le jeune homme du troisième dont elle avait fait la connaissance le soir du crime. Elle s’approcha d’eux et d’un geste machinal, elle se passa la main dans les cheveux en espérant secrètement que le jeune homme ne remarquerait pas qu’elle ne les avait pas lavés depuis deux jours.

« Bonsoir, chuchota-t-elle en adressant à Daphné un grand sourire qu’elle destinait plutôt à Hadrien Sévigné. La nuit est plutôt fraîche, rajouta-t-elle pour se donner une contenance alors qu’elle aurait plutôt eu envie de leur dire que c’était si agréable d’avoir de bons voisins avec qui échanger d’amicales banalités. »

Avant même que la vieille dame n’ouvrît la bouche pour répondre, Hadrien grommela un vague « bonsoir » accompagné d’excuses murmurées à voix si basse qu’il semblait évident qu’elles n’avaient pas été formulées pour être entendues ou comprises. Laure esquissa un geste qui signifiait qu’elle ne voulait pas faire fuir le jeune homme mais ce dernier s’était déjà engouffrer dans la cage d’escalier. Elle en ressentit une certaine contrariété qui l’étonna quelque peu comme si, soudain, un de ses organes avait décidé de fonctionner indépendamment des instructions que lui communiquait son cerveau. Elle s’efforça de rejeter loin d’elle ce léger souci pour maintenir intact le plaisir nouveau qu’elle avait de rencontrer ses voisins.

« J’espère ne pas avoir interrompu votre conversation, s’excusa-t-elle auprès de Daphné Dulaurier qui avait pris un air pincé au brusque départ d’Hadrien Sévigné.

- Quelle conversation voulez-vous avoir, chère madame, avec les jeunes d’aujourd’hui ? Figurez-vous que je me suis permis de lui faire remarquer qu’il fallait refermer la porte du local poubelles, chose qu’il ne fait évidemment jamais… Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

     - Comme le ferait ma fille, j’imagine, en disant qu’il n’a pas fait attention, répondit Laure qui imaginait presque avec tendresse le jeune homme en train de lancer nonchalamment son sac à ordures sans même se donner la peine de rentrer dans le local.

     - Vous n’y êtes pas du tout, mais alors vraiment pas du tout ! Il m’a dit exactement : « Pour mieux cacher les cadavres peut-être ? ». Vous vous rendez compte ? Me dire ça à moi, après les horreurs que j’ai dû endurer en début de semaine ? N’est-ce pas cruel ?

    - Il aura voulu plaisanter, je suppose, parvint à rétorquer Laure Dumont en réprimant péniblement un fou rire qui menaçait de mettre à bas ses bonnes résolutions en matière de relation avec ses voisins.

     - Oh ! Détrompez-vous ! Il ne plaisantait absolument pas. Il y avait même comme de la menace dans sa façon de me regarder. Croyez-moi, ce garçon a sans doute des choses à se reprocher. D’ailleurs, il a un genre tout à fait… spécial. »

     Daphné Dulaurier avait prononcé ce dernier mot avec une moue des lèvres qui exprimait à la fois le dégoût et la crainte, laissant entendre que sous la surface sifflante du mot se dissimulait tout un monde inconnu de dépravation qu’elle ne pouvait même pas imaginer. Laure fixait les lèvres ridées de la vieille dame et sans s’en rendre tout à fait compte, sa bouche exprimait un peu le même dégoût mais sans doute pas à l’égard d’Hadrien Sévigné. Bien au contraire, elle refusait de croire que ce garçon au visage d’ange aurait pu menacer Mme Dulaurier et elle mettait les paroles de cette dernière au compte des lieux communs que certaines personnes âgées colportent sur les jeunes. Ma mère aurait eu exactement la même réaction songea-t-elle tout en se demandant comment elle devait répondre à Daphné. Elle choisit de changer de sujet car la vieille dame, comme toutes les personnes bavardes, sautait avec une facilité déconcertante du coq à l’âne.

      « Avez-vous revu ces messieurs de la police aujourd’hui ?

     - Le jeune inspecteur est passé en début d’après-midi. Tiens, j’y pense ! Il aurait voulu vous poser quelques questions et il pensait vous trouver… comme vous ne travaillez pas !

     - A quel sujet, s’exclama Laure avec un sourire gêné que la vieille dame interpréta comme une inquiétude relative à l’enquête policière mais qui pouvait aussi bien provenir d’un malaise provoqué par la remarque perfide de Daphné ?

     - Comment cela « à quel sujet » ? Auriez-vous donc oublié qu’en début de semaine, nous avons eu un meurtre dans l’immeuble ? »

     Le regard que lui lança alors la vieille dame, par-dessus ses lunettes en demi-lune, était empreint d’une telle indignation que Laure Dumont prit soudain conscience des réserves de méchanceté que Daphné Dulaurier tenait habituellement enfouies sous ses sourires mielleux mais dont elle n’hésitait pas à extraire une bonne dose le moment venu. Elle découvrait qu’il existait aussi un versant douloureux à la stratégie de rapprochement avec ses voisins qu’elle tenait tant à mettre en œuvre. Pire encore ! Elle crut déceler tant dans le regard malveillant que dans les mots acerbes de Daphné l’ombre du soupçon, ce ver obsédant qui ronge les rapports humains lorsqu’un crime inexplicable a été accompli. Elle en ressentit comme une panique sourde et irrationnelle. Mieux valait mettre un terme immédiat à cette conversation !

     « Rassurez-vous, chère madame, rétorqua-t-elle du ton le plus sec possible, j’ai au moins aussi bonne mémoire que vous. Mais à mon âge, me direz-vous, je n’ai guère de mérite ! Mon dieu, il faut malheureusement que je vous quitte car ma fille est seule à la maison. Au plaisir sans doute ! »

     Daphné en eut pour toute la soirée à ressasser son dépit. Et à ses yeux, Laure Dumont non plus n’était pas la blanche colombe qu’elle voulait laisser paraître : le jeune inspecteur, d’ailleurs, avait sans doute ses raisons de vouloir encore l’interroger !

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12 janvier 2012 4 12 /01 /janvier /2012 19:36

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          La pluie avait cessé mais on voyait encore les gouttes glisser le long des carreaux : assis derrière son bureau, Marcel Blanchard s’absorbait dans la contemplation de ces larmes qui dessinaient de mystérieuses figures translucides. Décidément Prioux lui cachait quelque chose ! C’était un homme plutôt bougon d’habitude et dont il avait du mal parfois à cerner les pensées et même les comportements. Mais depuis qu’ils avaient croisé le chemin de Laure Dumont, l’inspecteur ne pouvait s’empêcher de remarquer des attitudes inhabituelles chez le commissaire. Il la connaît, c’est sûr, mais il ne veut pas le reconnaître. Peut-être une ancienne affaire datant de l’époque où Blanchard ne travaillait pas encore avec Prioux ? Le jeune inspecteur faisait bien d’autres suppositions mais il n’osait pas se les avouer. En soupirant, il reprit son dossier. Qu’est-ce qui était donc arrivé à cette jeune femme, belle comme le jour et à qui la vie souriait ? Car Blanchard avait fouillé un peu dans la vie de la victime et n’y avait trouvé aucune raison pour finir étranglée dans un sordide local poubelles. Ses parents étaient des gens riches, industriels connus et appréciés dans la ville. Lucille avait fréquenté les meilleures écoles pour achever ses études à Sciences Pô à Paris. Puis elle était entrée à la Banque des Projets Industriels dont son père était un des plus gros clients et depuis elle y avait donné entière satisfaction : le matin même, Blanchard avait rendu visite au directeur commercial avec qui Lucille travaillait et ce dernier n’avait pas tari d’éloges sur son compte et s’était montré très affecté par la nouvelle de sa mort.

          Les cogitations de l’inspecteur furent interrompues par le retour de Clif Prioux. Cette fois, il vint s’asseoir face à Blanchard et le regarda droit dans les yeux :

          « Ecoute, mon vieux, c’est vrai, je connais Laure Dumont. J’ai eu une liaison avec elle, il y a des années. Tout ça c’est du passé et je ne veux plus qu’on y revienne, c’est clair ? Pour moi, Laure Dumont est au mieux un témoin, au pire une suspecte. Comme les autres ! »

          Il avait rugi cela d’un seul coup de gueule puis était retourné s’asseoir tranquillement à sa place sans que Blanchard n’esquissât la moindre tentative pour dire un mot. Au fond l’inspecteur jubilait : son flair ne l’avait donc pas trompé. Mais il se garda bien de laisser transparaître son contentement. Il préféra reprendre la revue des dépositions, sans montrer la moindre réaction après la violente sortie de son patron :

          « Passons aux Dulaurier, si tu veux bien. J’ai découvert quelque chose d’intéressant en interrogeant M. Dulaurier : devine où il travaillait avant de prendre sa retraite ?

          - A la Banque des Projets Industriels.

          - Ah bon ! Tu le savais ?

          - Sa femme n’a pas arrêté de m’en parler : « mon mari était directeur et pas dans n’importe quelle banque, et c’était quelqu’un d’important… »

          - D’accord mais savais-tu que c’est lui qui a fait rentrer la victime à la Banque des Projets Industriels ?

          - Ah !

          - A l’époque Dulaurier était directeur commercial et parmi les grands comptes qu’il suivait personnellement, il y avait une grosse PME appartenant au père de Lucille d’Albret ! Cela commence tout de même à faire beaucoup d’aspects de notre affaire qui sont liés à la Banque des Projets Industriels…

          - C’est la plus importante banque de la ville, rétorqua Prioux, ça n’a rien de particulièrement suspect. Ce qui ne met d’ailleurs pas M. Dulaurier à l’abri de tout soupçon, j’en suis bien conscient. N’aurait-il pas profité de sa situation de… disons… parrain de Melle d’Albret pour lui faire des avances…

          - C’est fou comme, nous les flics, nous ramenons toujours tout à des histoires de fesses, ne put s’empêcher de s’exclamer Blanchard !

          - Dis-moi que ça ne représente pas plus de la moitié des affaires de crime que nous avons sur les bras, ricana Prioux ? »

          Blanchard garda le silence. C’était les moments où il détestait le plus Clif Prioux ; hâbleur et râleur, il faisait preuve d’un cynisme auquel le jeune inspecteur se sentait absolument étranger comme si les quelques années qu’il venait de passer dans la police n’avait pas encore entamé sa capacité d’espérance dans le genre humain, comme si les crimes et les violences dont il était témoin presque chaque jour n’avaient pas encore souillé la virginité de son âme. Ce que Blanchard reprochait le plus à Prioux c’était sa tendance à tout détruire au cours d’une enquête, même les témoins les plus innocents devenant à ses yeux des suspects qu’on n’arrivait simplement pas à démasquer sur-le-champ. Et puis l’inspecteur, au fil du temps et des enquêtes, avait deviné tant de zones d’ombres sur les pratiques du commissaire qu’il cherchait constamment à fuir la force d’attraction que ce dernier exerçait sur lui comme si un petit astéroïde avait jamais eu la capacité de ne pas être avalé par un trou noir.

          Certes, il y avait des jours et des instants dans la journée où les deux hommes éprouvaient une vraie complicité entre eux ; mais la plupart du temps, Prioux utilisait son rang hiérarchique pour tenir Blanchard à distance. Sur certaines affaires, toujours le même type d’affaires, il le cantonnait même à des tâches purement administratives. Dans ces cas-là, le commissaire partait seul sur le terrain et Blanchard entrevoyait certains aspects de la personnalité de Prioux qui lui faisaient horreur. Pourtant, ils n’en avaient jamais parlé même si aucun des deux n’ignorait ce que l’autre savait ou avait deviné. Certains de leurs collègues, d’ailleurs, se méfiaient aussi de Prioux qui, somme toute, n’avait pas une excellente réputation.

          L’inspecteur soupira en fermant son dossier :

          « Finalement, nous n’avons pas beaucoup de grain à moudre pour le moment.

          - C’est la version pessimiste de l’affaire, je dirais, rétorqua Prioux, car si tu veux ma version, évidemment optimiste, tous les habitants de ce satané immeuble avaient une bonne raison de régler son sort à cette brave fille.

          - Peut-être mais nous n’avons pas l’ombre d’un début de preuve.

          - Mais, mon vieux, l’enquête ne fait que commencer et comme dans tout bon polar, ce sont les hésitations et les incertitudes qui mettent du piment dans les affaires !

          - Je ne lis jamais de polars, si tu veux savoir. »

         Et Marcel Blanchard sortit du bureau sans même jeter un œil sur Prioux qui continuait de regarder les gouttes d’eau glisser inexorablement sur les vitres sales. Personne, et certainement pas lui, n’aurait su dire ce à quoi il pouvait bien songer à cet instant. Ses pensées glissaient à la même vitesse que les gouttes de pluie le long de son regard vitreux.

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2 janvier 2012 1 02 /01 /janvier /2012 18:18

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         Deux jours avaient passé depuis la découverte de Lucille d’Albret, gisant dans une poubelle, étranglée. Deux courtes journées qui éloignaient pour toujours le corps d’une belle jeune femme de la vie heureuse qu’elle avait menée jusqu’au fatidique lundi de sa mort. Deux si courtes journées qui étaient tout un abîme entre l’instant où la vie était encore possible et les premiers signes de la pourriture qui scellaient l’irréparable. L’autopsie du corps avait confirmé la mort par strangulation et, selon les médecins, le décès remontait au lundi matin entre quatre et cinq heures. La victime n’avait pas été violée et son corps ne révélait aucune autre trace de violence. De multiples empreintes digitales avaient été relevées dans le local poubelle mais elles appartenaient toutes aux habitants de l’immeuble : cela n’avait bien sûr rien d’anormal et ne permettait évidemment pas d’en tirer quelque autre conclusion que ce soit, à moins de songer qu’ils fussent tous coupables, une sorte de complot meurtrier comme dans certaines affaires romanesques. Divers cheveux avaient aussi été recueillis dans le local, ainsi que des échantillons de terre, de tissus, de morceaux de légumes pourris, de marc de café et divers autres restes d’immondices, récolte plutôt banale pour ce genre d’endroit. Néanmoins tout avait été confié au laboratoire de la police scientifique dans l’espoir qu’un indice, même infime, puisse surgir de cette masse de saletés. Curieusement, on n’avait trouvé aucune trace de mégots de cigarettes. Il est vrai qu’aucun des habitants de l’immeuble ne déclarait fumer. Cela dit, il aurait été fort hasardeux d’en conclure que l’on avait affaire à un assassin qui ne fumait pas, et encore plus hasardeux d’avancer la thèse opposée.

          Tel était le maigre constat qu’était en train de dresser l’inspecteur Blanchard par une maussade matinée d’octobre tandis que Clif Prioux, les pieds croisés sur son bureau, l’air ennuyé, regardait la pluie océanique tambouriner à sa fenêtre.

          « Nous voilà bien avancé avec si peu d’indices, soupira Marcel Blanchard en refermant le rapport d’autopsie. Ce qui me paraît curieux, c’est le fait qu’elle n’ait pas eu de rapports avant sa mort alors que le locataire du premier… comment s’appelle-t-il déjà ?

           - Jamin, grogna Prioux.

           - Voilà! Jamin prétend avoir passé la nuit avec elle et pourtant...

          - Il n’a pas dû lui faire beaucoup de mal, si tu veux mon avis. Je te parie qu’en voyant une femme nue, c’est le genre à tomber dans les pommes.

          - Tout de même… Enfin, tu as sans doute raison. D’ailleurs, c’est bien ce qu’il prétend lui aussi, attends que je relise la fin de sa déposition, après son deuxième évanouissement… Voilà : « …nous avons terminé très tard et elle avait peur de se retrouver seule dans son appartement. Elle m’a demandé si elle pouvait rester dormir chez moi. J’ai hésité mais comme elle avait l’air vraiment apeurée, j’ai accepté…bla, bla, bla…J’avoue qu’elle me plaisait mais nous n’avons pas eu de relations sexuelles… » Ah oui ! Je me souviens qu’en disant cela, il a encore failli tourner de l’œil…

          - Tu vois ! Ce mec n’est pas un tombeur, cela se voit d’emblée, ricana Prioux d’un ton supérieur qui signifiait qu’il savait de quoi il parlait question conquêtes féminines.

          - Peut-être, répliqua Blanchard qui détestait quand son chef enfilait son costume de don Juan, mais cela ne l’innocente pas pour autant.

          - Là, je suis d’accord avec toi, mon vieux. Il faut toujours les avoir à l’œil les soi-disant timides, incapables de faire du mal à une mouche et qui prétendent s’évanouir rien qu’à entendre parler de sang.

          - Ouais mais pourquoi donc l’aurait-il tué ? Il la connaissait à peine, elle venait de lui donner un bon coup de main et en plus, elle lui plaisait. Je ne vois là que des bonnes raisons pour…ne pas la tuer !

          - Sans doute, sans doute mais ce type-là ne me plaît guère. Et puis parfois, tu n’as pas besoin de motif pour tuer. Une simple impulsion suffit, un coup de folie et hop ! Moi je lui trouve une tête de malade à ce type. Tu vas me creuser un peu son passé et nous verrons bien.

          - D’accord, si tu veux, acquiesça Blanchard qui n’était guère convaincu. Et le copain de la fille, ce Bertrand Jude, qu’en penses-tu ? Moi je trouve un peu confuse sa déposition : il n’a guère été capable d’expliquer pourquoi il avait soudain changé son vol de retour. J’ai vérifié, son avion est arrivé à deux heures à Paris, avec beaucoup de retard d’ailleurs. Du coup, il a pris un taxi pour venir jusqu’ici parce qu’à cette heure-là, il n’y avait plus de correspondances évidemment. J’ai retrouvé le taxi qui m’a confirmé l’avoir laissé devant chez lui vers cinq heures. Jude prétend être rentré vers six heures : soit il ment, soit il n’a pas fait trop attention mais, en tous cas, imagine qu’il soit tombé sur sa copine en train de sortir de chez Jamin ?

          - Ce serait là un excellent motif… sauf qu’il y aurait sans doute eu des explications avant qu’il n’en vienne à l’étrangler et dans ces cas là, les voisins auraient entendu quelque chose me semble-t-il…

          - Hum ! Au troisième, je ne vois guère que leur jeune voisin… et à cet âge-là, on a encore un sommeil lourd ! Et puis la dame du second, tu sais la mère de la jolie petite fille…

          - Eh bien ! Quoi donc, grommela Prioux soudain mal à l’aise ?

          - Dans sa déposition, elle dit que vers cinq ou six heures, elle a entendu du bruit dans l’appartement du dessus.

          - Tu oublies qu’elle ajoute que la jeune femme du troisième se lève assez tôt d’habitude et que cela ne l’a pas étonné…

          - Tiens, tiens, répliqua Blanchard d’un ton ironique, tu sembles l’avoir lu bien dans le détail sa déposition à elle !

          - Qu’est-ce que tu racontes, gronda Blanchard soudain écarlate ?

          - Je me demandais si…

          - Si quoi ?

          - Si tu ne la connaissais pas, voilà !

          - Tu es une vraie fouine, Marcel…

          - Merci patron, c’est mon boulot qui veut ça ! Alors, c’est vrai, tu la connais ?

          - Désolé, mon vieux, mais c’est non. »

          Et Clif Prioux prit cet air que lui connaissait bien Blanchard et qui signifiait qu’il valait mieux ne pas insister, cet air que lui donnait un certain pincement des lèvres accentué par l’abaissement simultané des deux commissures. L’inspecteur sentait que Prioux mentait mais il n’insista pas. D’ailleurs, se disait-il tout en fouillant dans son dossier pour poursuivre l’analyse des dépositions, pourquoi me cacherait-il ce genre d’information ? Il était agacé d’avoir des soupçons pareils à l’égard de son patron. Peut-être Prioux avait-il raison et n’était-il qu’une fouine déformée par le métier ?

          « Quoi qu’il en soit, bredouilla-t-il, je repasserai demander au locataire du troisième et à … hum… cette dame s’ils n’ont pas entendu une discussion animée chez Bertrand Jude le matin du meurtre.

          - Tu feras bien, en effet, rétorqua Clif Prioux sans même le regarder. Qu’as-tu d’intéressant sur les autres résidents de l’immeuble ?

          - Voyons… Eh bien ! Justement, il y a ce jeune homme du troisième, Hadrien Sévigné, le voisin immédiat de la victime.

          - L’étudiant en dessin ?

          - En histoire de l’art plus précisément. Pas grand-chose à dire sur lui mais pas non plus d’alibi particulier pour cette nuit-là : d’après-lui, il dormait à l’heure du crime et il dormait seul. Donc on le croit ou pas. C’est un beau mec, peut-être avait-il une liaison avec Lucille d’Albret ? Surtout qu’au même étage, c’est facile. Et puis la jeune femme était souvent seule à cause des fréquents déplacements de Jude. T’en penses quoi ?

          - Ce n’est encore qu’un gamin, un peu jeune pour la fille si tu veux mon avis. Et puis je lui trouve un côté efféminé qui cadre mal avec ton scénario. Je me trompe peut-être mais il n’avait pas l’air plus affecté que ça par la découverte du cadavre de Lucille d’Albret : s’il avait couché avec elle… »

          A nouveau, Prioux avait pris le ton qu’il adoptait toujours lorsqu’il abordait ce genre de sujets, le ton de l’expert en conquête féminine à qui on ne l’a fait pas et qui « sent » d’instinct s’il y a ou non de la bagatelle dans l’air.

          « D’accord, soupira Blanchard, je te suis. De toutes manières, moi non plus je ne me l’imagine pas en train d’étrangler sa belle voisine. Il m’est plutôt sympathique ce type. Euh…Laure Dumont donc…hum…

          - Je t’écoute, intervint Prioux avec une fausse indifférence qui ne trompa que lui…

          - Elle a divorcé depuis quelques mois, elle vit seule avec sa fille et elle n’a pas de travail. Elle a longtemps travaillé à la Banque des Projets Industriels et puis l’an passé, il y a eu un plan de licenciements et elle s’est retrouvée sans emploi. Le matin du crime, reprit-il après avoir marqué une pause et guetté la réaction du commissaire qui resta impavide, elle s’est levée vers six heures, rappelle-toi qu’elle a été réveillée par des bruits dans l’appartement du dessus, puis elle a conduit sa fille à l’école vers huit heures. Ensuite elle dit avoir passé la journée chez ses parents. On a vérifié et c’est vrai. Mais…évidemment, elle aurait pu tuer Lucille d’Albret avant le réveil de sa fillette, entre cinq et six heures disons. Simplement c’est le motif qui ne paraît pas évident : elle a travaillé dans la même banque que la victime mais elles ne se connaissaient même pas. Euh…Clif ? Tu m’écoutes ?»

          Blanchard se tut car sans dire un mot, comme si ce que l’inspecteur disait était vraiment sans intérêt pour lui, Prioux s’était levé et venait de sortir du bureau en lui lançant : « Je vais aux toilettes et je reviens ».

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 19:35

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                 Bertrand n’avait pas voulu lui ouvrir. Il l’avait entendu sangloter derrière la porte. Il avait préféré ne pas insister. Quand était-il revenu alors ? Ce matin, ce n’était donc pas une hallucination qu’il avait eue : Bertrand était déjà rentré et il n’avait pas voulu non plus lui ouvrir à ce moment-là. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? D’abord la mort de Lucille et maintenant le silence de Bertrand. Toute la journée, le visage de la jeune femme l’avait hanté. Il avait suivi ses cours comme d’habitude mais sans être capable de noter la moindre ligne. Lucille morte ? Cela lui semblait une très mauvaise plaisanterie. Et pourtant il ne l’aimait guère, et même ce matin, à la voir désarticulée dans la poubelle, il n’avait ressenti aucune compassion. Cette fille si sûre d’elle et qui l’avait toujours regardé avec un petit sourire moqueur. Et puis c’est elle qui vivait avec Bertrand, c’est elle qui l’empêchait de le voir plus souvent… Même morte, d’ailleurs, elle tenait Bertrand emprisonné dans son appartement. Pourtant, il n’arrivait pas à oublier son visage tuméfié.

          C’est pour cette raison qu’Hadrien était redescendu s’installer à la terrasse du Café des Goélands, à quelques pas de l’immeuble et juste en face du port. Il lui fallait se changer les idées, parler avec quelqu’un. Car après les cours, il y avait eu cette visite du commissaire, toujours aussi désagréable et qui lui avait posé toutes ces questions, les mêmes ridicules questions que tous les détectives du monde posent dans tous les livres policiers qu’il avait lus et dans tous les polars qu’il avait vus au cinéma. Connaissiez-vous la victime (c’était ma voisine, on se disait bonjour forcément) ? Que faisiez-vous à telle heure (je dormais encore et je n’ai – hélas !- aucun témoin mais à 5h00 du matin il n’est pas anormal d’être encore au lit)? Avez-vous entendu des bruits suspects (je répète que je dormais et je ne passe pas mes nuits à espionner mes voisins de palier) ? Et il y eut encore bien d’autres questions avant que le commissaire et le jeune inspecteur (plutôt sympathique lui d’ailleurs) ne renoncent à le harceler. Et demain matin, il faudrait encore remettre ça au commissariat…

          Au Café des Goélands, monsieur Ahmed, le patron, était toujours prêt à discuter et à écouter ses clients lui raconter leur vie. Hadrien n’aimait guère ce personnage bavard, qui avait toujours un avis sur tout et à qui il valait mieux ne jamais confier un secret. En outre, son aspect physique ne lui plaisait guère, cette rondeur molle, cette calvitie parsemée de rares cheveux gras, ces doigts potelés, poilus à l’extrême et jamais tout à fait propres. Et puis l’haleine de monsieur Ahmed sentait l’ail ! Pourtant, en cette fin de soirée, après une journée si exceptionnelle, Hadrien se sentait près à s’épancher auprès de n’importe quelle oreille disponible. D’ailleurs, lorsqu’il s’attabla pour commander un café, il n’y avait pas d’autre client à l’horizon et c’est tout naturellement que monsieur Ahmed vint s’asseoir en face d’Hadrien après lui avoir apporté une tasse de café affreusement tiède.

          « Vous la connaissiez, vous, cette pauvre fille ? Il paraît qu’elle n’était pas belle à voir, continua-t-il sans même faire semblant d’attendre une hypothétique réponse de son client ! C’est la dame du rez-de-chaussée qui l’a découverte ce matin. La jeune fille a été étranglée, à ce qu’on dit. Vous pensez si ça lui a fait un choc, une petite vieille si respectable ! Une si belle femme, ça fait pitié quand même ! Elle venait de temps à autre prendre un petit café, toujours souriante. D’après la police, le meurtre aurait eu lieu vers 5h00 du matin. C’est le commissaire qui le disait à son collègue… Oui, oui, je vous assure… Ils s’étaient installés au fond de la salle, en fin d’après-midi. En les servant, j’ai entendu leur conversation. Mais vous savez, avec moi, ça reste entre nous, je sais rester discret. C’est mon métier quand même… »

          Hadrien se berçait de la conversation sans fin de monsieur Ahmed. Par instant, il inclinait la tête en signe d’assentiment mais l’autre n’avait même pas besoin de ces signes de connivence pour continuer à parler. Hadrien était comme envoûté par la voix chaude de monsieur Ahmed qui semblait mettre une épaisseur confortable et rassurante entre lui et tous les événements désagréables de la journée écoulée. Il évitait tout de même de respirer l’haleine de monsieur Ahmed et par moment, il ressentait un léger dégoût lorsque son regard s’accrochait aux ongles noirs du patron du café.

          La nuit tombait lentement sur le port tandis que les bateaux de plaisance frissonnaient au premier vent nocturne. Hadrien frissonna. M. Ahmed ne parlait plus car un client venait d’entrer et il était parti le servir. Le jeune homme se leva brusquement après avoir laisser quelques pièces sur la table. En sortant, il fit un vague signe à M. Ahmed qui lui jeta à peine un regard, déjà tout occupé qu’il était à une nouvelle conversation avec l’autre client. Hadrien n’avait pas envie de se retrouver seul dans son petit studio mais il n’avait guère envie non plus de marcher ni d’aller sonner chez les quelques compagnons de cours qu’il fréquentait. Résigné, il s’approcha de l’immeuble en zigzaguant. Quelque part, une mouette attardée lança un dernier cri. Il leva les yeux. Il y avait de la lumière chez Bertrand : que faisait-il ? Pleurait-il encore ? Hadrien sentit soudain une immense tendresse l’envahir : comme il aurait volontiers serré Bertrand dans ses bras ! Il croyait même ressentir tout à coup du chagrin pour la mort de Lucille mais il se demandait s’il ne confondait pas avec la pitié qu’il avait pour Bertrand.

          Il franchit la lourde porte. A cet instant, il vit une femme sortir en courant du local poubelle et il sentit tous ses poils se dresser. Puis la femme s’approcha et il reconnut Laure Dumont qu’il croisait parfois dans l’escalier, souvent en compagnie d’une fillette qui le dévisageait toujours avec de grands yeux interrogateurs, ce qui le mettait chaque fois mal à l’aise. Il en fut tellement soulagé qu’il ne put s’empêcher de lui adresser un large sourire que l’on aurait presque pu qualifier de chaleureux. Surprise, Laure s’arrêta au bas des marches et lui rendit son sourire. C’était la première fois qu’il la voyait sourire :

    « Bonsoir, dit-elle d’une voix légèrement essoufflée. Je vous ai fait peur ?

   - Euh…oui, un peu en fait, avoua-t-il en riant ! Disons j’ai cru… enfin c’est stupide de ma part.

   - Je comprends tout à fait ce que vous avez pu ressentir. Rassurez-vous, moi non plus, je n’en menais par large dans ce cabanon. Je n’ai même pas ouvert la poubelle, j’ai juste jeté mon sac au hasard. Vous… vous l’avez vue… ce matin…

   - La victime ? Oui, je suis descendu au moment où la vieille, pardon, la dame du rez-de-chaussée s’est mise à crier.

  - La pauvre fille ! Qui a bien pu faire une telle chose ? Je n’en reviens pas, un immeuble si tranquille…Enfin, je vous ennuie sans doute avec mes gémissements mais vous savez, j’ai un peu peur maintenant, surtout à cause de ma petite fille.

  - Bien sûr, je comprends, approuva Hadrien qui n’était pas sûr de bien comprendre ce que la fillette venait faire dans le meurtre de Lucille. Quel âge a-t-elle, ajouta-t-il par courtoisie ?

  - Oh ! A peine dix ans. Savez-vous qu’elle me parle de vous à chaque fois que nous vous croisons dans l’escalier ?

  - Ah bon, répliqua Hadrien au comble de l’étonnement ?

  - Oui, oui, je vous assure, vous lui êtes très sympathique apparemment. Vous habitez au troisième, n’est-ce pas ? Juste en face de…

  - C’est ça, coupa Hadrien, au troisième. Et vous au…

  - Second. Je m’appelle Laure Dumont et ça m’a fait plaisir de bavarder un peu avec vous car toute cette histoire m’a bouleversée.

  - Moi c’est Hadrien, Hadrien Sévigné. Content de vous connaître aussi… Bon, je vais monter maintenant, rajouta Hadrien qui pensait de nouveau à Bertrand.

  - Je vous suis car Corentine est toute seule. A bientôt Hadrien. »

  Il y avait dans sa voix une chaleur qui déplut légèrement au jeune garçon, il ne savait pas trop pourquoi. Il se hâta de grimper les marches jusqu’au troisième. Il s’immobilisa derrière la porte de l’appartement de Bertrand Jude. Il colla son oreille au battant : le seul bruit qu’il perçut fut celui des battements sourds de son cœur. Peut-être Bertrand dormait-il ? Mais comment aurait-il pu dormir après une telle journée ? Hadrien se décida à frapper. La porte s’ouvrit immédiatement. Le visage pâle de Bertrand surgit de l’obscurité qui régnait dans le logement :

  « J’étais derrière la porte, souffla Bertrand, je t’attendais. Je savais que tu viendrais. Je…je voulais tellement que tu viennes…Oh ! Hadrien ! Pourquoi Lucille n’est-elle plus là ? »

  En sanglotant, il s’effondra dans les bras d’Hadrien. Ce dernier avait lui aussi très envie de pleurer mais il rentra ses larmes et força Bertrand à venir s’allonger sur son lit. Il lui glissa un oreiller sous la tête puis il s’assit près de lui, en lui caressant les cheveux. Bertrand eut un geste de refus, vite dissimulé. Pudiquement Hadrien se leva et alla s’asseoir dans un petit fauteuil au pied du lit : 

«Excuse-moi, Hadrien, je ne sais plus où j’en suis…

- Ne t’en fais pas, je comprends, soupira Hadrien qui se sentait tout de même un peu vexé par l’attitude de Bertrand. Mais… dis-moi, tu ne devais pas rentrer ce soir seulement ?

- Quoi, sursauta Bertrand qui cessa soudain de pleurnicher ? Tu vas t’y mettre toi aussi ? Tu es de leur côté, c’est ça ? Tu crois que je suis rentrer plus tôt juste pour le plaisir de la tuer ? 

- Mais non, qu’est-ce que tu racontes ? Comment peux-tu croire ça enfin ?

- Je ne sais pas, je ne sais pas, se contenta de gémir Bertrand en tournant le dos à Hadrien.

- Ecoute, vieux, je vais te laisser reposer. Fais-moi signe si tu as besoin. Ou même si tu as encore envie de me voir ! »

Hadrien était outré même s’il pouvait comprendre que son ami n’avait plus le sens commun en raison du drame. Les soupçons de Bertrand le rendaient furieux. Il sortit de la chambre presque en courant sans répondre aux excuses qu’il entendit Bertrand vaguement bredouiller. Une fois chez lui, il se prit à réfléchir : sa question était-elle si innocente qu’il le croyait ? Qu’avait-il vraiment en tête au moment de la poser ? Il devait bien se l’avouer : inconsciemment, une obscure pensée avait fait le lien entre le retour inattendu de Bertrand et la mort de Lucille. Cette pensée lui sembla horrible, véritable trahison envers son ami mais n’avait-elle pas quelques fondements ? En même temps, il comprit avec plus de dégoût encore que cette pensée était très intéressée : s’il pensait que Bertrand avait peut-être tué Lucille, c’était sans doute qu’il l’espérait ! Cela pouvait signifier tant de choses. Il en resta tremblant quelques minutes puis toute cette réflexion lui parut autant absurde qu’abjecte. Jamais Bertrand n’aurait été capable d’un tel geste. Et puis, il aimait Lucille : ça, Hadrien le savait bien ! C’était de réconfort dont avait besoin son ami désormais et pas de soupçons grotesques et égoïstes.

Fallait-il qu’il retourne auprès de Bertrand ? Il en eut la tentation. Puis il se sentit fatigué : la journée avait été longue, et très particulière. Il aurait aussi fallu qu’il travaille un peu ses cours car, en ce début d’année, il n’avait pas encore trouvé le bon rythme. Il s’assit un instant au petit bureau qu’il avait réussi à coincer entre le lit et la fenêtre. Il ouvrit au hasard un classeur ; il feuilleta les premières pages ; ses yeux parcouraient machinalement les notes qu’il avait prises en amphi ces jours derniers mais ce qu’il voyait, c’était le visage boursouflé et déformé de Lucille surgissant de sa poubelle comme une sorte de statue du Commandeur vaguement ridicule, venue dénoncer les péchés de Bertrand et d’Hadrien et leur promettant des remords éternels.

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24 décembre 2011 6 24 /12 /décembre /2011 15:20

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La journée n’avait pas été bonne pour Christophe Jamin. Toute la journée, il n’avait fait que penser à Lucille d’Albret et la qualité de son travail s’en était ressentie. Beaucoup de plantes avaient souffert de sa désinvolture : le client chez qui il travaillait cette semaine-là lui avait même fait part de son étonnement devant une haie qui ressemblait désormais davantage à un mâchicoulis qu’à une bordure de jardin. Mais cela faisait si longtemps que Christophe n’avait pas passé la nuit avec une femme que tout son corps vibrait encore des caresses que Lucille lui avait prodiguées avec un enthousiasme volcanique. Ces caresses pourtant n’avaient pas suffit… Il préférait ne pas penser à sa lamentable prestation (cela faisait si longtemps, cela lui semblait tellement inaccessible). Il valait mieux se souvenir du parfum envoûtant de la jeune femme qui se dégageait d’elle à chacun de ses gestes, un parfum qui mêlait mille senteurs des plus somptueuses fleurs et qu’il croyait retrouver au creux de chacune des corolles du jardin. Empêtré dans le souvenir obsessionnel de cette nuit de douceur et de senteurs, il commit tant de maladresses qu’il fut heureux de voir la journée toucher à sa fin.

Il songeait encore à Lucille lorsqu’il franchit le seuil de l’immeuble et qu’il tomba sur un vieil homme sur le pas de la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. Il le salua vaguement mais l’homme l’interpella aussitôt :

« Veuillez me pardonner, monsieur, mais ne seriez-vous pas le nouveau locataire du premier ?

- C’est exact, bredouilla Christophe…

- Ah ! C’est bien ce que je pensais ! Pourriez-vous entrer quelques minutes, s’il vous plaît ? Il y a là deux messieurs qui souhaitent vous parler.

          - Moi, demanda Christophe comme s’il pouvait y avoir le moindre doute sur la personne à qui s’était adressé le vieil homme ? Mais je ne comprends pas de quoi il peut s’agir… Une erreur sans doute…

           - Non, pas du tout, croyez-moi ! Allez, venez… »

          Et Auguste Dulaurier saisit fermement le bras de Christophe Jamin et l’entraîna dans son appartement. Dans ce genre de situation, Christophe perdait absolument tous ses moyens. Il était alors entièrement ce qu’il laissait entre apercevoir à certains moments : un homme dépourvu de volonté, un homme presque sans qualités, du moins sans qualité virile. Il se laissa guider comme un enfant qui ne comprend pas pourquoi on veut le punir et qui se résigne à recevoir le châtiment. Dans le petit salon de l’appartement des Dulaurier, surchargé de meubles, trois personnes, assises dans un profond canapé en cuir noir, fixèrent leur regard en même temps sur lui tandis qu’il entrait dans la pièce : il acheva de perte toute contenance et il s’en fallut de peu qu’il se mît à pleurer. Le commissaire Prioux parvint à se relever en grimaçant et s’avança au-devant de lui d’un air qu’il trouva presque menaçant :

          « Monsieur Jamin, je crois, monsieur Christophe Jamin ?

          - Mon dieu, mon dieu, furent les seuls mots qui parvinrent à sortir de sa bouche…

          - Hum ! Je vous en prie, calmez-vous, lui suggéra Prioux un peu surpris de sa réaction ! Je suis le commissaire Prioux et voici l’inspecteur Blanchard…

          - Le co… le commissaire ?

- Il ne s’agit que de quelques questions que j’aimerais vous poser.

          - Des questions ?

          - C’est à propos d’une personne de votre immeuble…

          - Mon immeuble ?

          - C’est ça, et l’on sentait que le commissaire commençait à perdre patience ! Vous venez bien d’emménager au premier étage, monsieur Jamin ?

          - Mon dieu, mon dieu…

          - Bon, écoutez-moi bien, cher monsieur ! Faites un petit effort sinon nous allons y passer la soirée.

          - Oh ! Excusez-moi, vraiment ! C’est-à-dire, je ne m’attendais pas…

         - Bien sûr, bien sûr mais vous comprenez, je dois interroger tous les habitants de l’immeuble.

          - Mon dieu, mon dieu, recommença à bredouiller Christophe qui sut pourtant se ressaisir à temps devant les yeux menaçants de Prioux ! Mais que se passe-t-il donc ?

          - Une de vos voisines, Lucille d’Albret, a été retrouvée morte ce matin… »

          Mais le commissaire Prioux ne put achever sa phrase car il fut obligé de se précipiter sur Christophe Jamin qui venait de s’évanouir et menaçait d’écraser une vitrine remplie de bibelots dans sa chute. Daphné Dulaurier poussa un petit cri d’indignation tandis que l’inspecteur Blanchard se rua tant bien que mal à l’aide de son chef tout en renversant sur son passage un guéridon qui vint heurter les chevilles d’Auguste Dulaurier à qui un juron formidable échappa. Après cet instant de brève panique, le calme revint dans le salon tandis que Clif Prioux portait le corps inanimé de Christophe Jamin sur le canapé. Daphné, qui n’avait encore pas dit un mot, se leva avec une surprenante prestance et s’en fut chercher un petit cordial. Elle n’eut pas un regard pour son mari qui se massait maladroitement les chevilles mais elle jeta un coup d’œil désespéré sur le guéridon qui gisait dans les gravats d’une belle fougère, dernière plante victime de la funeste journée de Christophe Jamin.

           Lorsque Christophe ouvrit les yeux, il avait dans la bouche un goût agréable de brandy et dans tout le corps une douce sensation de chaleur. Au-dessus de lui, le visage fripé et courroucé de Daphné Dulaurier lui rappela celui de sa grand-mère qui le grondait lorsqu’il s’attaquait aux fleurs de son jardinet, déjà attiré qu’il était par ce qui allait être la seule grande passion de sa vie (ce qui tendait à montrer, d’ailleurs, qu’il n’était peut-être pas tout à fait un homme sans qualités). Il se releva brusquement et Daphné se réfugia au pied du canapé comme s’il avait voulu la mordre. Cette fois, ce fut l’inspecteur Blanchard qui lui posa la première question :

           « Pouvons-nous continuer, monsieur Jamin ? Vous sentez-vous mieux ?

           - Oui, merci, beaucoup mieux en effet ! Je regrette vraiment…

           - Ne vous en faites pas pour cela, l’interrompit Blanchard sur un ton rassurant tout en regardant en coin le commissaire qui avait pris un air plus renfrogné que jamais. Vous connaissiez mademoiselle d’Albret, monsieur Jamin ?

           - Non, répliqua Christophe en sursautant ! Enfin, si… un peu…

           - Expliquez-vous, insista Blanchard tandis que Prioux et les Dulaurier s’étaient rapprochés d’un même mouvement intéressé.

           - C’est-à-dire… j’ai fait sa connaissance samedi matin…Disons que… Enfin, elle m’a aidé pour mon déménagement. »

          Il y eut un instant de silence. Daphné regarda son mari d’un air entendu qui signifiait certainement que le nouvel arrivant ne lui inspirait pas confiance (tu penses, aurait-elle sans doute dit à son mari s’ils avaient été seuls, un type qui vous saccage tout un appartement simplement parce qu’on lui pose deux ou trois questions !) De son côté le commissaire Prioux vint s’asseoir à côté de Christophe Jamin en se raclant longuement la gorge :

          « Excusez-moi, monsieur Jamin, pour cette question un peu gênante : vos relations avec Lucille d’Albret en sont-elles restées…disons… à de simples rapports de…hum… de bon voisinage ?

          - Je…je ne vois pas vraiment… Mon dieu, mon dieu…

          - Avez-vous couché avec elle, coupa brutalement Prioux qui, cette fois, ne parvint pas à garder son calme ? »

         On entendit Daphné Dulaurier pousser un gémissement tandis que sa bouche se pinçait d’indignation. Son mari se contenta de regarder le commissaire d’un air ahuri comme si la question était pour lui aussi incongrue que si le policier avait demandé au nouveau locataire s’il arrivait de la planète Mars. Quant à Blanchard, il rougit brusquement en regardant Mme Dulaurier d’un air gêné.

         « C’est-à-dire… pas tout à fait, bégaya Christophe Jamin d’une voix si faible que seul le mouvement de ses lèvres permit à Prioux de comprendre la réponse.

          - Comment cela, pas tout à fait ? Avez-vous passé la nuit dernière avec elle ?

         - Oui, finit par répondre Jamin dont le visage blême paraissait vouloir même devenir transparent, mais…mais…je vous assure, il ne s’est, il ne s’est rien passé ! Mon dieu, mon dieu…

          - Rien passé, coupa Prioux d’un ton acerbe ? Et à quelle heure l’avez-vous quitté ce matin ?

          - C’est-à-dire…

         - Je vous écoute, monsieur Jamin, s’impatienta Prioux qui semblait plus agacé par le comportement de son interlocuteur qu’intéressé par ses révélations.

          - C’est elle qui est partie, parvint à articuler Jamin…

          - A quelle heure ?

          - Je ne sais pas.

          - Comment ça, vous ne savez pas ?

          - Ce matin, bredouilla l’homme dont le visage vira brutalement au cramoisi, elle n’était plus… elle n’était plus…

          - Elle n’était plus…, gronda le commissaire qui rougissait dangereusement lui aussi ?

          - Elle n’était plus… dans mon lit ! »

         Et il s’effondra sur le dossier du canapé comme si ses dernières forces l’avaient abandonné. Dehors il faisait nuit noire et Blanchard songea que sa femme ne serait pas ravie qu’il rentre aussi tard.

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17 décembre 2011 6 17 /12 /décembre /2011 11:23

 5

 

 

 

Le soir tombait lorsque Laure Dumont passa prendre Corentine à la garderie de l’école Jacques Prévert. Elle passait plus tôt habituellement mais aujourd’hui elle était allée voir ses parents de l’autre côté de la ville et elle avait passé toute la journée avec eux. Dans leur gentille maison pleine de fleurs, aux grands arbres familiers, elle se sentait bien, en sécurité, comme si elle redevenait pour quelques heures la fillette qu’elle regrettait tant de ne plus être. Elle avait tant souffert ces derniers temps qu’elles n’étaient pas de trop ces journées à ne plus penser aux jours sombres qui se succédaient. Ses parents se montraient toujours compréhensifs avec elle, leur seule enfant, même s’ils pensaient qu’elle aurait dû davantage se prendre en mains.

La petite fille l’attendait, comme toujours assise à la même place, au fond de la grande pièce. Elle dessinait, le visage sérieux et concentré, tandis que d’autres enfants, autour d’elle, chahutaient. Laure la regarda un instant, sans se faire voir : elle la trouvait si belle et si fragile ! Combien n’aurait-elle pas donné pour voir sa fille sourire et même rire ! Mais Corentine avait toujours l’air grave depuis que son père avait quitté la maison. Parfois même, la nuit, Laure percevait les sanglots qui secouaient la fillette dans son sommeil. Au matin, lorsque sa mère lui demandait pourquoi elle avait pleuré, la fillette lui assurait qu’elle ne se souvenait de rien. Parfois aussi, Laure surprenait le regard de Corentine fixé sur elle, non pas accusateur mais simplement triste, un regard qui avait oublié le bonheur enfantin, ce bonheur qui nous rend toujours l’espérance de vivre.

Laure s’approcha doucement de sa fille et se pencha sur son dessin : une maison sans toit, comme tous les jours ! Elle soupira en embrassant les cheveux dorés de la fillette :

« Celle d’aujourd’hui n’est pas très réussie, je trouve, lui murmura-t-elle dans le creux de l’oreille. »

Corentine ne répondit pas : après avoir rendu son baiser à sa mère, elle prit le dessin et le déchira en mille morceaux. Puis elle se leva et courut chercher son petit gilet blanc. C’était en quelque sorte le rituel : Corentine faisait toujours le même dessin. Sa mère parfois la complimentait : elle rangeait alors le nouveau dessin dans sa collection ; sa mère parfois la critiquait : elle détruisait aussitôt le dessin. Et cela durait depuis des mois, depuis le départ du père en fait. Laure espérait chaque jour qu’elle trouverait sa fille en train de chahuter avec les autres enfants et chaque jour elle était déçue.

« Tu sais, dit-elle à sa fille en sortant de l’école, aujourd’hui j’ai passé la journée avec Mamie et Papy.

- Tu as passé une bonne journée alors, répondit la fillette avec gravité.

- Très bonne en effet, ma chérie, mais je suis encore plus heureuse de te retrouver.

- Moi aussi, je suis contente de rentrer à la maison, répondit Corentine – et Laure sut ce qu’elle allait ajouter avant même que sa fille n’ouvre à nouveau la bouche – , peut-être que papa sera là ce soir… »

Laure Dumont respira profondément l’air doux de ce soir d’automne : un parfum salé avait envahi la ville avec la marée haute. Elle accéléra un peu le pas, obligeant la fillette à trotter plus vite à ses côtés. En arrivant devant l’entrée de l’immeuble, elle remarqua une voiture de police garée le long du trottoir. Puis en franchissant la lourde porte de bois, elle aperçut d’emblée que Mme Dulaurier la guettait depuis le seuil de son appartement. La petite vieille courut presque à sa rencontre :

« Ah ! Madame Dumont, si vous saviez, je n’en reviens toujours pas. Mais où étiez-vous donc aujourd’hui ? On vous a cherché partout. Monsieur le commissaire n’est pas de bonne humeur car, à cause de vous, il va rentrer tard…

- Mais que se passe-t-il donc ? Qu’est-ce qu’il me veut ce commissaire ?

- Oh ! Rien de plus à vous qu’à moi, je pense, répondit Daphné Dulaurier en regardant néanmoins Laure d’un œil soupçonneux. Simplement vous interroger.

- M’interroger ? Et pourquoi donc ?

- Ah ça ! Mais vous n’êtes donc pas au courant ? La fille du troisième, vous savez, cette Lucille de quelque chose… Eh bien ! Elle est morte ! Et c’est moi qui ai découvert son corps ce matin…Mais voilà des horreurs à ne pas dire devant une enfant, ajouta Daphné en voyant les yeux terrifiés de Corentine ! Montez vite, le commissaire vous attend ! »

Laure était tellement abasourdie par tout ce que venait de lui révéler la vieille dame qu’elle lui obéit aussitôt, sans même discuter, comme une enfant que l’on rabroue. Corentine la suivit en lui serrant très fort la main, signe que la fillette avait très peur.

« Ne t’en fais pas, ma chérie, il y a eu juste un petit accident, ce n’est rien…

- La dame a dit que Lucille, elle était morte. Dis, maman, c’est pas vrai, n’est-ce pas ?

- Non, je ne sais pas, enfin je ne crois pas. Mais comment est-ce que tu la connais, toi, cette dame ? »

La petite fille n’eut pas le temps de répondre car deux hommes attendaient Laure Dumont devant la porte de son appartement. Sans doute les policiers : l’un était plutôt jeune, agréable à regarder, assez mince. Quant à l’autre… Lorsqu’il se retourna, Laure reconnut tout de suite ce visage assez vulgaire, qui s’était empatté avec le temps, ces cheveux fins, d’un blond sale, tirant sur le gris, épars maintenant. Et puis il avait pris du poids, elle le remarqua aussitôt.

« Madame Dumont, grogna Clif Prioux ?

- C’est moi-même.

- Vous habitez cet appartement, demanda Blanchard avec un sourire avenant pour Corentine ?

- Juste ma maman et moi, répondit la fillette avant que sa mère ait pu dire un mot, parce que mon papa, lui, il est parti. Mais il va revenir…

- Pouvons-nous entrer un instant, coupa Prioux qui regardait Laure d’un air gêné ?

- Vous êtes de la police, c’est bien cela ?

- Commissaire Prioux, madame, et voici l’inspecteur Blanchard. Nous avons quelques questions à vous poser…

- Je sais, on me l’a déjà dit, la voisine du rez-de-chaussée… Je vous en prie… »

Les deux hommes suivirent Laure Dumont à l’intérieur, Prioux sans même regarder Corentine qui leur tenait la porte, Blanchard en lui souriant à nouveau. L’appartement était plongé dans l’obscurité alors qu’il était loin de faire complètement nuit au-dehors. Le commissaire remarqua que tous les volets étaient clos :

« Vous n’étiez pas chez vous aujourd’hui, demanda-t-il à Laure, toujours sans la regarder ?

- En effet, monsieur le commissaire, répondit-elle en donnant une certaine emphase à sa réponse et en regardant Prioux avec un sourire que Blanchard trouva curieusement narquois. J’ai passé la journée chez mes parents, de l’autre côté de la ville. Corentine, ma chérie, rajouta-t-elle à l’intention de la fillette qui regardait Prioux d’un air hostile, peux-tu aller dans ta chambre, le temps que je parle à ces messieurs. Je n’en ai pas pour longtemps. Allez, va !

- Etes-vous sortie tôt, poursuivit Prioux sans relever les yeux, tandis que l’enfant s’éloignait presque à regret ?

- J’ai conduit ma fille à l’école vers huit heures et je me suis rendue directement chez eux sans repasser par l’appartement. Me direz-vous donc pourquoi ces questions ?

- Une femme a été retrouvée morte ce matin dans votre immeuble. Nous devons interroger tous les occupants de l’immeuble.

- La fille du troisième, n’est-ce pas ?

- Tout à fait. Vous la connaissiez ?

- Euh… non, pas vraiment. Nous nous disons bonjour, parfois, dans l’escalier…

- Vous n’êtes pas allée travailler aujourd’hui, reprit Prioux toujours avec un air gêné ?

- Je ne travaille pas, monsieur le commissaire.

- Ah ! Je vois, répliqua Prioux avec le même ton qu’il avait utilisé lorsque Hadrien Sévigné avait parlé de ses études en histoire de l’art. Et donc… euh… vous vivez seule, enfin seulement avec votre fille ?

- J’ai divorcé il y a déjà plusieurs moi. Et je n’ai pas d’amant si c’est ce que vous cherchez à savoir, rajouta-t-elle d’une voix agressive qui fit imperceptiblement rougir le commissaire et sursauter Blanchard.

- Bien, bien, grommela Clif Prioux que l’inspecteur avait rarement vu aussi embarrassé, nous n’allons pas vous déranger davantage. Je vous demande seulement de passer demain matin au commissariat principal pour que nous prenions votre déposition. Bonsoir. »

Et il sortit de l’appartement sans plus de cérémonie, l’air encore plus bourru que de coutume, suivi par Blanchard qui adressa un timide sourire à Laure Dumont comme pour effacer la mauvaise impression que le commissaire aurait pu produire. L’inspecteur se demandait surtout pourquoi Prioux avait si rapidement mis un terme à l’entretien, sans poser davantage de questions comme si Mme Dumont n’avait a priori rien d’intéressant à lui apprendre. Et puis que signifiait l’attitude empruntée qui ne l’avait pas quitté devant cette femme ? Tandis qu’il s’engouffrait dans la voiture de police à la suite du commissaire, Blanchard se promit de chercher à en savoir un peu plus.

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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 13:04

 4

 

 

 

 Comme le soleil perçait enfin après une matinée grise et humide, le commissaire Prioux s’étira longuement, les mains sur les reins, et fit signe à l’inspecteur Blanchard de le rejoindre. Tandis qu’au haut du ciel, des mouettes moqueuses tournoyaient, ils s’assirent sur le petit banc qui occupait un côté de la cour de l’immeuble, en plein dans une flaque de lumière chaude qui venait de tomber du ciel. Le reste de l’équipe continuait de relever tous les indices disponibles dans le local poubelles, dans la cour de l’immeuble et dans les escaliers. Une ambulance venait d’emmener le corps de Lucille d’Albret à l’Institut médico-légale pour autopsie. Il n’était pas loin de midi et Clif Prioux attendait l’arrivée du serrurier pour inspecter l’appartement de la jeune défunte.

« Qu’en penses-tu, Marcel, grogna Prioux après quelques instants de silence ?

- Pauvre fille, elle était bien jeune pour mourir !

- Epargne-moi ton lamento, veux-tu, et dis-moi ce que tu en penses.

- A priori pas un accident et le suicide à la poubelle, ce serait une première !

- Tu es très fort quand tu te mets à penser…

- Ben, je sais pas, peut-être une affaire sentimentale qui aurait mal tourné.

- Mal tourné ?

- Disons soit un mari jaloux qui l’aurait surpris avec un autre, soit une rencontre fâcheuse avec un obsédé…

- Ouais ! Sauf que primo elle n’a pas de mari mais un copain, que deusio le copain est a priori en voyage en Asie depuis vendredi, d’après la vieille du rez-de-chaussée, et que tertio il faut attendre les résultats de l’autopsie pour commencer à envisager l’hypothèse d’une agression sexuelle…

- Elle n’était pas moche du tout, cette fille, d’ailleurs.

- Marcel ! »

Les deux hommes eurent un sourire complice, ce qui n’était pas toujours le cas entre eux.

« Dis-donc, si tu allais nous chercher quelque chose à grignoter en attendant ce satané serrurier ?

- J’ai le droit de refuser ?

- Non.

- Bon. J’y vais alors ?

 - Tu y vas. Et ne traîne pas trop, cria Prioux tandis que Blanchard s’éloignait en grognant, j’ai faim ! »

Le commissaire fixa un moment le bout de ses chaussures tandis qu’il sentait le soleil lui chauffer le dos. Puis en soupirant, il se leva pesamment et se dirigeant lentement vers la cage d’escalier. En passant, il laissa au policier en faction à la porte de l’immeuble la consigne de faire monter le serrurier dès qu’il arriverait. Puis il monta au 1er étage. La cage d’escalier avait été refaite assez récemment car une vague odeur de peinture flottait encore par endroits. Le tapis rouge qui recouvrait pompeusement les marches étouffait le bruit de ses pas. Arrivé sur le palier, il se trouva face à une seule porte. Il s’approcha de la sonnette où aucun nom n’était indiqué. Il sonna. Instinctivement il tendit l’oreille pour savoir si quelqu’un s’agitait à l’intérieur. Mais aucun bruit ne se faisait entendre et personne ne vint lui ouvrir. Il poursuivit sa montée. Au second, il y a avait un nom sur la porte : Laure Dumont. Il resta dubitatif quelques instants en fixant la petite plaquette. Puis il sonna comme à regret. Mais aucune réponse non plus à son coup de sonnette. Il soupira : évidemment, en pleine journée, les habitants étaient pour la plupart au travail. Il faudrait qu’il revienne ce soir !

Le troisième, c’était l’étage de la victime. Là, il y avait deux portes : les appartements étaient sans doute plus petits. Sur la porte gauche, il lut le nom d’Hadrien Sévigné et devina qu’il s’agissait de l’étudiant en… en quoi déjà ? En peinture ou quelque chose d’aussi inutile que ça ! Il l’avait vu ressortir en début de matinée pour aller en cours. Donc inutile de sonner. Il s’approcha alors de la porte de droite en soupirant : que faisait donc ce diable de serrurier ? Là aussi, il tendit l’oreille par réflexe professionnel et s’apprêtait à redescendre lorsqu’il entendit distinctement de la musique derrière la porte. A cet instant, ses yeux tombèrent sur l’étiquette au-dessus de la sonnette : « D’Albret-Jude ». Il sonna. Au bout d’un instant, des pas se rapprochèrent de la porte qui s’entrebâilla. Un visage d’homme, pâle, le regardait avec des yeux étonnés.

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

- Je suis commissaire de police, monsieur… Jude. C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

- Euh… oui. La police, dites-vous ? Que se passe-t-il ?

- Puis-je entrer ?

- C’est-à-dire, je n’attendais personne… »

Bertrand Jude laissa pourtant passer Prioux. L’entrée était petite mais claire, d’un jaune joyeux, avec une fenêtre blanche à petits carreaux qui donnait sur la ligne grise de l’océan. Le commissaire regarda son interlocuteur qui se tenait encore derrière le battant de la porte ouverte : c’était un garçon plutôt frêle, très blond, avec une peau très claire qui donnait l’impression de n’avoir jamais été exposée au soleil. Soudain Prioux comprit pourquoi Bertrand Jude n’osait pas bouger : il était vêtu d’un vieux pyjama troué dont il ne devait pas être très fier.

« Vous dormiez ?

- Je viens de me lever, oui. C’est pourquoi je suis dans cette…hum !… tenue…

- Vous ne deviez revenir que ce soir ? Quand êtes-vous arrivé ?

- Ce matin vers six heures. J’ai changé de vol au dernier…mais… comment êtes-vous au courant ? Que se passe-t-il ?

- Ce serait peut-être à vous de me le dire ! Vous vivez seul ?

- Non mais en quoi cela vous regarde-t-il ?

- Avez-vous vu Lucille d’Albret ce matin en arrivant ?

- Lucille ? Non mais pourquoi me demandez-vous cela ?

- Elle a été retrouvée morte ce matin, en bas de l’immeuble.

- Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ? Lucille morte ? Mais… »

Le jeune homme donna l’impression à Prioux de devenir encore plus pâle comme si la chose était possible. Puis il tomba assis sur un petit fauteuil qui se trouvait dans l’entrée. Il regardait le commissaire d’un air hagard comme s’il avait en face de lui un fantôme. A cet instant, il y eut du bruit dans l’escalier et l’on vit apparaître, dans l’entrebâillement de la porte que Bertrand Jude n’avait pas refermée, l’inspecteur Blanchard chargé de paquets et derrière lui, un gros homme moustachu et en bleu de travail. Il y eut un instant de silence : Jude paraissait encore plus horrifié par ces nouvelles apparitions ; le commissaire était agacé par l’arrivée des deux hommes à un moment aussi précieux pour lui et les deux arrivants se rendaient compte qu’un événement venait d’avoir lieu dont ils ne saisissaient pas toute l’ampleur.

« Commissaire, murmura Blanchard comme si sa voix risquait de provoquer un séisme, le serrurier est là…

 - Blanchard, grogna Prioux !

- Euh! Oui, bien sûr… Bon, reprit-il en se retournant vers le gros moustachu, je crois qu’en fait, nous n’avons plus besoin de vous.

- Comment ça ? Et mon déplacement, qui va me le payer ?

- Blanchard, gronda à nouveau le commissaire !

- C’est-à-dire, je vous raccompagne, nous allons voir ce que l’on peut faire… »

Il poussa le serrurier dans les escaliers après avoir laissé les paquets devant la porte. Bertrand Jude paraissait toujours frappé de catalepsie, recroquevillé dans son petit fauteuil, presque transparent sur le fond jaune éclatant du mur. Clif Prioux s’approcha de lui et lui toucha le bras :

« Allez-donc vous habiller, s’il vous plaît. La journée risque d’être longue. »

Et tandis que Jude se levait péniblement, le commissaire commença de fureter dans l’appartement. Il avait oublié que dans les paquets apportés par l’inspecteur Blanchard il y avait sans doute de bons sandwichs. Tandis que Bertrand se réfugiait dans la pièce du fond pour changer de tenue, Prioux examina les photos qui couvraient un pan de mur du salon. Les portraits de Lucille d’Albret alternait avec les photos du couple à la mer, les photos du couple à la neige, sur un balcon envahi de fleurs d’apparence exotique, à une terrasse inondée de touristes quelque part dans un village suisse, à la campagne, sous un arbre, sur un banc de jardin, sous une tonnelle, à bicyclette, en voiture, dans le train, en avion et même à dos d’éléphant dans une contrée que le commissaire s’imagina être les Indes lointaines. Prioux soupira puis il parcourut la petite bibliothèque qui faisait l’angle de la pièce. Le commissaire aimait assez lire et pour lui, les renseignements qu’une bibliothèque pouvait fournir sur son propriétaire n’étaient pas anodins. A sa grande surprise, il ne trouva que des titres d’auteurs féminins : les œuvres complètes d’Agatha Christie et, isolé dans un recoin, presque étouffé par l’œuvre tentaculaire de la créatrice de Poirot et de Miss Marple, un roman de Daphné Dumaurier qu’il se souvenait d’avoir lu à l’âge de quinze ans : Rebecca. Il soupira encore une fois puis se laissa tomber dans un fauteuil en attendant que Bertrand Jude fût prêt. Il se demandait si ces livres appartenaient à la victime ou à son ami.

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Quatrième De Couverture

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Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

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