Lorsque doña Anjélica vit passer Fermín qui se hâtait vers les cuisines, rouge et haletant, elle hocha la tête d'un air entendu à l'adresse du vicomte, lequel avait levé ses gros yeux globuleux du journal qu'il lisait depuis plus d'une heure. La vieille dame, qu'une bonté d'âme naturelle inclinait à s'apitoyer sur autrui à tout propos, plaignait déjà le jeune garçon car elle se doutait de l’accueil qu'allait lui réserver Mme Aubry pour ce retard.
« Mon Dieu, gémit-elle, le pauvre enfant...
- Hum ! Pourvu que le dîner ne soit pas trop cuit comme ce fut le cas la dernière fois où ça a bardé dans les cuisines, grommela Rocquencourt qui avait deviné la raison des soupirs de doña Anjélica mais qui refusait de s'associer à ses larmoiements !
- Voyons Balthazar, ne soyez pas aussi cynique ! Vous devriez plutôt intervenir auprès de cette... de cette... de Mme Aubry.
- A quel titre, je vous prie, répliqua le vicomte qui s'amusait toujours de la naïve indignation de la vieille dame ?
- Mais ne serait-ce que par compassion ! Vous savez bien à quel point elle lui rend la vie infernale.
- Mais enfin, comment ce jeune chenapan s'y prend-il pour arriver constamment en retard ? C'est de la provocation ou bien alors... il aime ça.
- Balthazar ! Je ne vous comprends pas, vous qui pouvez être si gentil. Vous vous montrez parfois tellement insupportable. Et en ce moment, je vous trouve bien lâche à vrai dire. »
Doña Anjélica utilisait souvent cet artifice pour pousser Rocquencourt à réagir. Malgré tout, ce dernier ne put s'empêcher d'accuser le coup : il se redressa subitement en froissant son journal avec rage. Ses bajoues s'enflèrent d'indignation tandis qu'il s'efforçait de répondre calmement :
« Ah ça ! Parbleu ! Que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis qu'un client et je n'ai pas à me mêler des relations de la propriétaire de cet hôtel avec ses employés.
- Vous n'êtes pas n'importe quel client et vous le savez bien. Pourtant vous tremblez comme nous tous devant elle. Cela devient insupportable ! Vraiment intolérable ! Passe encore que ce pauvre Porfirio ne dise rien, il en est bien incapable. Mais vous, Balthazar, vous ! Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette indifférence ?
- Mais voyons, chère Anjélica, nous sommes libres de quitter l'hôtel quand bon nous semble, si nous ne supportons pas l'attitude de Mme Aubry. Ce n'est pas de l'indifférence, ni même de la lâcheté, c'est tout simplement notre intérêt bien compris. J'apprécie le confort de cet hôtel, j'y suis comme chez moi et je n'ai guère envie d'en changer. Pour aller où, d'ailleurs ? Aucun autre hôtel de Valparaiso ne vaut l'Hotel Aubry et vous le savez mieux que moi, chère amie. Alors, je m'accommode de la tyrannie de Mme Aubry comme d'un moindre mal.
- En somme, vous préférez la peste au choléra et vous me demandez d'en faire autant. C'est bien cela, Balthazar ?
- Ça, c'est votre vision pessimiste du monde. Vous prêtez trop d'attention aux lubies de Mme Aubry et à ses petites sautes d'humeur.
- Ses petites sautes d'humeur ? Dites plutôt son caractère impossible, dominateur, coléreux. Mais vous cherchez à me détourner de la vraie question. Allez-vous intervenir pour éviter un nouveau drame avec Fermín ?
- Anjélica !
- Répondez-moi : allez-vous intervenir ?
- Sûrement pas ! »
Et le vicomte, excédé autant par son manque de courage que par l'entêtement de la vieille dame, se réfugia derrière son journal. Doña Anjélica, découragée, se laissa retomber sur l'appui-tête du fauteuil. Que pouvait-elle faire si personne ne lui venait en aide ? Elle se sentit soudain si vieille et si démunie ; elle assistait impuissante à la tyrannie quotidienne que Mme Aubry exerçait sur tout l'hôtel, sur sa famille, sur ses employés et même sur ses clients. Quel monstre était donc cette femme impitoyable ? Malgré elle, doña Anjélica se mettait à trembler dès qu'elle la sentait s'approcher, comme un chien courbe l'échine à l'approche de son maître. Elle haïssait sa propre faiblesse et sa lâcheté mais elle se sentait incapable de puiser en elle la moindre énergie pour lui faire face. Autant que possible, elle évitait les rencontres avec Mme Aubry, cherchant le plus souvent la protection du vicomte dont elle ne parvenait pas vraiment à savoir s'il tremblait ou non devant la propriétaire de l'hôtel. Parfois, cependant, les rencontres étaient inévitables : alors doña Anjélica, telle une tortue ou un escargot sur la défensive, cherchait à se rétracter, à se faire petite, insignifiante. Ces craintes étaient d'ailleurs vaines, car cela faisait longtemps que Mme Aubry ne la regardait plus. Mais doña Anjélica se plaisait à croire qu'elle avait effectivement réussi à découvrir le camouflage idéal. En vérité, on la jugeait totalement dépourvue d'intérêt, elle n'était pas un adversaire de taille respectable. Ainsi, chaque fois que les deux vieilles dames se croisaient, voyait-on l'une passer le regard aussi indifférent que si elle eût évité une plante en pot, l'autre se recroqueviller, presque s'aplatir contre le mur comme si elle se prenait soudain de passion pour les motifs fleuris de la tenture.