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19 janvier 2014 7 19 /01 /janvier /2014 17:39

 

Hôtel AubryUn pâle rayon de soleil glissa à travers la grisaille du petit jour et vint effleurer d'un doigt timide la théière en argent. Sur le plateau, l'éclat de lumière illumina soudain le diadème d'or d'un brin de mimosa qui reposait sur une serviette blanche et empesée, et donna au petit déjeuner un air royal et champêtre. Marie-Louise avait rajouté le rameau fleuri avant de monter, en le dérobant à un gros bouquet qui remplissait le hall de l'hôtel de son arôme tenace. Valparaiso sombrait d'ailleurs sous l'éclosion des mimosas. Le printemps s'annonçait en parant la ville du velours jaune de leurs fleurs. Parfois, une soudain rafale de vent semait une pluie dorée sur les passants et ces averses fleuries, en entrant par les fenêtres entrouvertes, répandaient dans toutes les maisons le parfum persistant des beaux jours annoncés. Marie-Louise respira profondément l'odeur du rameau de mimosa et se dirigea vers la chambre de Porfirio. Elle frappa deux coups secs et, sans attendre de réponse, elle entra. Assis face à la fenêtre, courbé sur une petite table qui constituait presque l'unique mobilier avec le lit, Porfirio écrivait. Marie-Louise s'avança en fixant le dos du vieil homme, lequel ne semblait pas avoir deviné sa présence ; en glissant le long du lit, elle voyait lentement se modifier son profil puis elle découvrit une main osseuse qui courait avec hâte sur le papier. A côté de la table, aux pieds de Porfirio, une malle grande ouverte laissait voir un désordre indescriptible de feuilles noircies d'une grande écriture anguleuse. Marie-Louise, qui entrait pour la première fois dans la chambre de Porfirio Rubio Moreno, eut l'intuition fugace de violer un sanctuaire et de surprendre un grand prêtre dans l'accomplissement secret de rites mystérieux. Comme elle avait un moment d'hésitation, les yeux plongés dans le coffre, Porfirio parut enfin s'apercevoir de sa présence. Sans manifester la moindre surprise, il posa sa plume en disant : « Tiens, je ne vous ai pas entendu frapper. » Marie-Louise se sentit vaguement troublée par ces quelques mots. Que voulait-il dire par-là ? N'était-il pas sourd ? Il n'y avait rien de surprenant par conséquent à ce qu'il n'eût pas entendu les coups sur la porte. Et puis, il ne montrait pas le moindre signe de surprise à la voir dans sa chambre, où elle n'entrait jamais, le plateau du petit-déjeuner dans les mains, elle qui ne servait jamais les clients même aux tables du restaurant. Tout l'effet qu'elle avait souhaité donner à cette mise en scène tombait à plat. Elle en éprouva une grande irritation. Néanmoins, elle retrouva immédiatement son sang froid et entrant dans le jeu du vieil homme, elle lui demanda d'un ton parfaitement calme s'il prendrait son petit-déjeuner sur la table, en ôtant à sa question tout caractère interrogatif qui aurait pu laisser croire qu'elle ignorait ses habitudes.

          Porfirio reprit sa plume et répondit sèchement en jetant un œil distrait sur le plateau : « Vous êtes bien aimable mais je ne déjeune jamais le matin. » Cette fois, le coup était rude car sous le ton faussement courtois, elle devinait la rebuffade et un peu de mépris. Le plus inouï était l'indifférence du vieil homme qui s'était remis à écrire comme s'il avait eu simplement affaire à une femme de chambre. Marie-Louise sentait la colère gronder en elle comme un animal blessé : jamais le vieux bonhomme n'avait eu ce comportement avec elle ! Comme toutes les femmes de tête, elle savait dompter ses réactions passionnelles quand l'enjeu le lui dictait. Porfirio ne l'entraînerait pas hors du chemin qu'elle s'était tracé ce matin en montant lui apporter son petit-déjeuner. Elle déposa le plateau sur le lit avec un calme ostensible puis elle s'appuya contre le battant de la fenêtre face au vieil homme qui continuait d'écrire avec dédain. Elle laissa glisser son regard sur la surface griffonnée des feuilles qui tapissaient la petite table. Malgré tout, elle se sentait vaguement intimidée par ce débordement d'écriture qui envahissait la table, dégoulinait sur le sol et s'amoncelait dans la malle en bois, comme une exubérante végétation. Elle pensa soudain avec stupeur qu'elle avait peut-être écrit une fois dans sa vie une lettre de plus de deux pages ; et cela lui avait coûté de longues heures d'efforts, de ratures et de feuilles froissées. Devant elle, cet homme écrivait avec entrain ; la plume paraissait bondir entre ses mains, presque livrée à elle-même. Il ne s'arrêtait pas, il n'hésitait pas, il ne biffait pas. Il allait de l'avant, imperturbable et avec une fascinante fluidité. Elle hésitait à l'interrompre, presque honteuse d'avoir à briser ce bel élan. Puis ses yeux tombèrent sur le rameau de mimosa oublié entre la tasse et la théière. Elle le déposa sur la petite table de Porfirio, répandant au passage une poussière d'or sur la feuille que le vieil homme continuait de couvrir de sa grande écriture.

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Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

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