Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 décembre 2013 7 01 /12 /décembre /2013 12:44

Hôtel Aubry          Pour toute réponse, Fermín inclina le front en signe de soumission, heureux d'en avoir terminé avec la tourmente. Comme il relevait prudemment les yeux, il vit soudain le visage de la vieille dame s'illuminer de bonté dans un sourire comme il ne lui en avait jamais vu. Frappé de stupeur à la vue d'un tel changement, il se retourna sans discrétion, presque oublieux de la récente algarade. Dans l'encadrement de la porte, un poing frêle sur la hanche, son autre main pâle sur la poignée, Audeline, silencieuse et grave, fixait sa grand-mère avec le regard implorant d'une vestale quémandant la bienveillance d'une divinité courroucée. La jeune fille restait immobile, les mains jointes mais par instants l'on voyait ses doigts se décroiser, se crisper et se tordre. Son visage, quoique pâle, demeurait calme. Fermín ne pouvait détacher les yeux des belles mains blanches, parcourues de ces crises nerveuses intermittentes. Lorsqu'elles revenaient en position jointe, il se prenait à guetter avec anxiété la crispation suivante. Ces quelques secondes de silence entre les trois occupants de la cuisine paraissaient avoir suspendu le temps comme si plus rien ne pouvait avoir lieu. Le regard d'Audeline, en se détachant de sa grand-mère et en venant doucement se poser sur Fermín, brisa cette éternité du moment. Comme dans ce conte de Grimm où un baiser rend instantanément la vie aux habitants du château, lesquels reprennent naturellement leur besogne ordinaire après des siècles de sommeil, l'attention de Marie-Louise Aubry, qui avait paru un instant se détourner de Fermín, retomba sur lui avec autant de hargne :

          «  Je suis à toi dans un instant ma chérie, commença-t-elle d'une voix presque tendre, le temps de régler un petit problème d'intendance. Quant à toi, continua-t-elle en grondant dans la direction du jeune garçon, je veux que tu t'emploies à ce que la cuisine brille comme jamais ce soir. Tes mensonges, ton impertinence, sans parler de ta maladresse, m'ont excédée. Te voilà donc de corvée de grand ménage, en plus, bien entendu, de l'ordinaire. Et gare à toi si le travail n'est pas impeccable, je saurai bien m'en rendre compte ! »

Puis elle cessa complètement de s'intéresser à lui et traversa la cuisine d'un pas allègre pour venir prendre sa petite-fille dans ses bras. Fermín, tremblant et assommé, n'osait guère relever la tête mais en louchant désespérément vers la porte, il parvint à entrevoir l'accolade, contre nature, du loup et de l'agneau. Et avant de disparaître, emportée par l'étreinte exigeante de Marie-Louise Aubry, la jeune fille lança à Fermín un regard rapide et profond où il crut deviner un message de connivence. Puis elle disparut. Il avait reçu ce regard comme une offrande, il en restait ébloui. De longues minutes s'écoulèrent sans qu'il songeât même à bouger. Seul vibrait encore ce regard comme un dard planté dans son âme. Certains instants de notre vie prennent parfois une consistance particulière, une épaisseur presque moelleuse qui les isolent et nous les rendent uniques. Fermín n'en finissait pas de savourer l'un de ces moments rares. Et la confrontation avec Mme Aubry était déjà si loin, comme si elle n'avait pas eu lieu, comme si le temps avait eu un hoquet. Le crépitement de la pluie contre la fenêtre de la cuisine le tira de sa torpeur. Il faisait maintenant aussi sombre qu'en pleine nuit alors qu'il devait bien rester deux ou trois heures de jour. Mais à la violence des gouttes d'eau, l'on devinait que le ciel bas et lourd devait étirer sur la ville un voile épais. En traînant des pieds, Fermín reprit son travail, le cœur encore douloureux mais pourtant léger, sautillant. Il pleuvait sur la ville mais un rayon de soleil inonderait pour longtemps sont âme solitaire.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Quatrième De Couverture

  • : Livres-sur-le-net
  • : Blog sur lequel sont publiées des oeuvres de l'auteur (sous forme de feuilleton) ainsi que des articles sur les livres qui comptent pour l'auteur. L'envie de partager l'amour de lire et d'écrire.
  • Contact

Parole d'auteur

"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

A La Recherche...

Le Temps Retrouvé