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27 novembre 2011 7 27 /11 /novembre /2011 17:35

          Après Sous les reflets de la rivière, voici une nouvelle publication sous forme de feuilleton. C'est une sorte de longue nouvelle, écrite en 2008, et qui se rattache au genre, si vaste, si varié, si répandu aujourd'hui, de la littérature policière, au genre du "polar"pour faire plus court, tout en s'en tenant à une certaine distance.

 

*** 

 

1

 

 

 

La mort n’est jamais drôle mais elle est parfois grotesque.

Voilà sans doute la réflexion qui aurait pu venir à l’esprit de Daphné Dulaurier si elle avait eu le temps de s’y préparer ou même si elle avait eu davantage l’expérience de ce genre de rencontre désagréable. Mais Daphné avait eu une vie très sage et n’avait jamais croisé de cadavre sur sa route, du moins aucun dans cette situation. Elle se souvenait à peine de sa mère qu’elle avait perdue avant ses dix ans : on ne lui avait d’ailleurs pas permis d’approcher du corps de la défunte car, lui avait murmuré sa grand-mère, ce n’était pas un endroit pour une petite-fille. Et lorsque son père s’était éteint de sa belle mort, dans sa quatre-vingt quinzième année, son visage parcheminé respirait tant la sagesse et la béatitude que Daphné lui avait trouvé l’air plus agréable que de son vivant.

Ce matin-là d’automne, elle n’eut décidément pas l’occasion ni l’envie de se livrer à des réflexions philosophiques sur la mort. Elle se contenta d’abord de laisser tomber le sac poubelle qu’elle tenait entre ses doigts chargés de bagues puis d’ouvrir et de refermer aussitôt la bouche dans un petit claquement sec qu’un esprit porté à l’humour, pourtant guère de circonstance en la matière, aurait assimilé au bruit d’un bon vin que l’on débouche avec doigté. Cependant, et malgré le spectacle fort désagréable qui venait de la surprendre dans le local des poubelles, d’habitude si calme et si peu surprenant, elle ne parvint pas d’emblée à hurler. Non pas qu’elle ait immédiatement repris son calme, sinon elle aurait pu se livrer aisément à la petite réflexion sur la mort déjà mentionnée. Si elle ne cria pas tout de suite, ce fut plutôt en raison d’un curieux phénomène qui s’opéra en elle : elle sentit que des dizaines, des centaines peut-être, d’idées et de sentiments contradictoires s’agitaient vainement en elle mais se trouvaient momentanément bloqués un peu en dessous de sa gorge, de la même façon que, très souvent, une des gouttières de l’immeuble où vivait Daphné s’obstruait brutalement lorsque les premières pluies un peu abondantes de l’automne forçaient toutes les feuilles mortes accumulées sur le toit à se bousculer au même moment dans l’étroite issue.

Daphné, qui approchait désormais des soixante-dix ans, n’était pourtant pas d’ordinaire une personne à qui les mots manquaient. Ses voisins, polis comme on est censé l’être entre voisins, auraient dit qu’elle avait la parole facile et son mari, aussi sincère que peut l’être un époux attentionné, n’aurait pas hésité à rétorquer qu’elle était un vrai moulin à paroles. Daphné elle-même reconnaissait qu’elle était parfois un peu bavarde mais elle s’empressait d’ajouter aussitôt : « Certainement pas autant que ces gens qui ne vous en laissent pas placer une ! » Mieux valait alors ne pas demander son avis à M. Dulaurier. Mais il est des circonstances dans la vie où l’on reste bouche bée quelles que soient les qualités oratoires dont on peut être coutumier par ailleurs : Daphné en faisait la soudaine et étonnante expérience en ce matin gris d’automne, au beau milieu du petit local à ordures de son immeuble cossu tandis qu’elle fixait avec égarement le visage violacé de Lucille d’Albret qui avait jailli de la haute poubelle grise, comme un vilain diable au ressort cassé, juste au moment où la vieille dame en ouvrait le couvercle.

Les mots, la voix même, lui manquaient mais elle restait, dans toutes les situations, une personne méticuleuse : elle ramassa son sac de déchets et tout en gardant les yeux fixés sur le cadavre qu’elle venait de faire surgir de sa boîte, elle s’approcha doucement de la seconde poubelle et en ouvrit précautionneusement le battant. Son regard quitta un instant le visage congestionné de Lucille d’Albret pour jeter un vif coup d’œil dans le conteneur : elle fut presque déçue de voir qu’il était vide. Doucement, elle fit glisser son sac à l’intérieur tout en maintenant sa vigilance à l’égard de la morte comme si elle n’écartait pas la possibilité de voir cette dernière lui saisir brusquement le bras pour l’empêcher de se débarrasser de son paquet. Elle sentait maintenant refluer tous les sentiments contradictoires qui l’avaient empêchée de hurler. Simplement, elle n’en avait plus envie car un étrange calme l’avait envahi. Et ce fut presque avec un certain amusement qu’elle se rendit compte que sa main droite s’était lentement approchée du visage tuméfié de Lucille d’Albret et que ses doigts étaient en train de relever délicatement une mèche de cheveux bruns qui tombait sur le front de la jeune femme. Des yeux exorbités la fixèrent alors de ce regard accusateur et effrayant des gens qui sont morts dans la violence.

Cette fois, les mille sentiments contradictoires n’eurent pas le temps de se rassembler au fond de sa gorge et elle hurla. Pendant un moment, elle eut l’impression qu’il y avait quelqu’un d’autre qui criait à ses côtés, tant ses hurlements rebondissaient de toutes parts dans le local exigu. Comme les cheveux qu’elle venait d’écarter retombaient peu à peu sur le visage de Lucille, elle crut que cette dernière se redressait. C’en fut trop pour Daphné qui croyait pourtant avoir toujours été une personne très courageuse (elle traversait même assez régulièrement les rues hors des passages piétons) : dans ce moment de grande confusion, elle retrouva une vivacité presque oubliée pour courir hors du local poubelle et s’engouffrer dans le hall de l’immeuble en continuant à crier à pleins poumons.

Curieusement, elle ne rentra pas dans l’appartement qu’elle occupait avec son mari au rez-de-chaussée et dont elle avait laissé la porte entrebâillée. Laisser la porte ouverte n’était évidemment pas un oubli de sa part : elle agissait toujours de la sorte lorsqu’elle allait jeter son sac poubelle car ça n’était toujours qu’une question de quelques secondes, le temps d’aller et venir. Il n’y avait vraiment aucun risque. Et ce matin-là, il n’y avait évidemment aucun signe avant coureur qui aurait pu lui faire penser qu’il en irait autrement. Elle aurait donc dû se précipiter dans son appartement et refermer la porte derrière elle aussi vite que possible. Pourtant elle n’en fit rien et resta à crier au bas de l’escalier qui menait aux étages, derrière la porte d’entrée de l’immeuble. Ses cris résonnaient étrangement dans le hall comme une sirène d’alarme mais avec une tonalité moins métallique.

Une main, soudain, lui saisit fermement l’épaule gauche tandis qu’une autre main lui couvrit la bouche. Elle cessa de crier avec la sensation d’étouffer sous la force de cette paume qui lui écrasait les lèvres. Cette fois, elle crut que son cœur s’arrêtait de battre. Ainsi le cadavre de Lucille avait-il réussi à sortir de la poubelle et l’avait rattrapée : qu’allait-il lui arriver ? Quelle punition allait-il lui infliger ? Daphné était sur le point de défaillir quand les deux mains la relâchèrent brutalement et la firent tourner sur elle-même. Elle se retrouva soudain face à Auguste Dulaurier, son mari, qui la regardait avec les sourcils froncés :

« Es-tu devenue folle, Daphné ? Qu’est-ce que ça veut dire de crier comme ça ?

- Ah ! Auguste, c’est toi ! Tu m’as fait une de ces peurs !

- On dirait que tu viens de voir un revenant !

- C’est à peu près ça, mon pauvre… c’est même vraiment ça…

- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Ca n’a vraiment pas l’air d’aller. Viens, rentrons. Il faut que tu t’assoies.

- Ah ! je t’en prie, cesse de me traiter comme une enfant ! Je me sens très bien et je n’ai certainement pas envie de m’asseoir après ce que je viens de voir ! »

Malgré tout, Auguste avait pris Daphné par les épaules et la poussait tranquillement vers la porte de leur appartement. Mais au moment de franchir le seuil, elle se rebella :

« Laisse-moi donc tranquille, vieux fou, et viens plutôt avec moi ! »

Cette fois, elle avait retrouvé tous ses esprits et elle sentait un calme étrange lui dicter sa conduite.

« Mais enfin, vas-tu m’expliquer ce qui se passe ? Et qu’as-tu donc vu de si étrange pour que ça te mette dans des états pareils ?

- Voilà ce que j’ai vu, répondit Daphné, la voix malgré tout encore peu assurée, tandis qu’ils entraient dans le local poubelles. 

- Si c’est pour me montrer les poubelles… »

Auguste Dulaurier se figea sur le seuil du petit local et n’acheva pas sa phrase. Son bras droit enserra un peu plus les épaules de sa femme comme s’il voulait la protéger de ce spectacle insupportable qu’elle avait découvert bien avant lui. Il n’eut pas envie de crier mais il eut la conscience très claire de sentir littéralement ses cheveux, qu’il avait encore très bruns parce qu’il se les teignait, se dresser sur la tête. En même temps qu’au creux de l’estomac, la peur se répandait comme un ulcère fulgurant.

« Lucille ! »

Ce fut le seul mot qu’il parvint à articuler tandis que Daphné songeait que le corps désarticulé qui émergeait de la poubelle n’avait heureusement pas changé de place. Les cheveux bruns de la jeune femme cachaient à nouveau ses yeux et c’était surtout les lèvres que l’on remarquait, tordues en une sorte de rictus qui n’était pas loin d’exprimer de la joie. Tandis que son mari ne parvenait toujours pas à parler, Daphné remarqua soudain quelque chose qui n’avait pas attiré son attention jusqu’à présent. Au moment où elle allait s’approcher du corps immobile pour vérifier ce détail, Auguste se ressaisit et la tira par le bras :

« Ne restons pas là, voyons ! Il faut immédiatement prévenir la police et puis… un médecin ! Elle n’est peut-être pas…

- Si tu veux mon avis, coupa Daphné en suivant néanmoins son époux, le médecin, ce sera plutôt pour un constat de décès ! »

Au-dessus de la courette qu’ils traversèrent pour regagner le hall de l’immeuble, un grand vent d’automne balayait le ciel emportant avec lui les derniers restes d’un été qui, cette année, avait été splendide. Sur le toit, une mouette ricanait.

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