Un profond soupir souleva la poitrine de doña Anjélica. Elle songeait que, malgré tous leurs défauts, les Aubry avaient la chance de former une famille et qu'au sein de cette famille avait surgi une perle rare, cette délicieuse enfant, la petite Audeline. Combien aurait-elle donné pour avoir une fille aussi adorable ? Assurément, pensait méchamment la vieille dame, Valentine Aubry ne méritait pas un tel bonheur ; d'ailleurs, elle ne cessait de harceler cette pauvre enfant, aveugle qu'elle était devant cette beauté singulière et cette gentillesse si délicieuse. Ou trop consciente peut-être et jalouse ? Oui, c'était bien cela, la mère, ce laideron, était folle de jalousie ! Elle haïssait sa fille pour tout ce qu'elle était, pour ce visage d'ange surtout, qui lui renvoyait chaque jour l'image de ce qu'elle, Valentine, n'était pas. Ah ! Quelle honte, mais quelle honte qu'une mère puisse éprouver de tels sentiments !
A cette pensée révoltante, son cœur s'était mis à battre la chamade. Elle se leva, soudainement en proie à une violente indignation comme si elle venait de mettre au jour quelque inavouable secret. Sous l’œil curieux du vicomte, elle fit trois fois le tour de son fauteuil, incpable de maîtriser ses émotions. Sa poitrine se soulevait avec précipitation et elle ne cessait se souffler bruyamment comme si toute sa personne était entrée en ébullition sous la pression des douloureuses pensées qui l'assaillaient, en une secrète alchimie du corps et de l'esprit. Puis, épuisée par ce marathon circulaire, elle s'effondra dans le fauteuil en gémissant. Le petit cri plaintif qui s'échappa de ses lèvres parut la dégriser et lui fit prendre à nouveau conscience de la présence du vicomte à ses côtés. Elle l'observa à la dérobée : le journal posé sur les genoux, ce dernier la fixait silencieusement, avec un sourire ironique que démentait dans le même temps une lueur d'inquiétude dans le regard. Elle comprit soudain ce que ses gesticulations pouvaient avoir de préoccupant et intérieurement elle remercia Rocquencourt de sa sollicitude. Au fond, c'était un brave homme :
« Ce n'est rien, Balthazar, lui souffla-t-elle sans se rendre compte combien ses paroles ne pouvaient en rien apaiser le vicomte, j'ai tort d'en faire une montagne : les mères réagissent sans doute toujours ainsi à l'égard de leur fille... »
Le soir mordoré tombait lentement par la fenêtre entrouverte et l'obscurité envahissait la chambre Vert-Directoire comme la marée recouvre le sable, par vaguelettes successives et régulières. Immobile face au jour qui s'enfuyait, Porfirio Rubio Moreno songeait qu'un nouvel effort serait nécessaire pour quitter son fauteuil, sortir de la pièce, descendre l'escalier interminable, affronter le restaurant et son insupportable animation.. C'était son estomac exigeant, c'était la faim qui lui donnaient chaque soir le courage d'accomplir ce chemin de croix, non pas douloureuse ascension vers le Golgotha mais éprouvante descente aux Enfers. Et ce soir encore, la faim était revenue, fidèle et têtue ; dans la pénombre, les rumeurs persistantes de son ventre montaient en appels exaspérés, murmures qu'il n'entendait pas mais dont il sentait l'insistance. Bientôt il faudrait descendre. Cet effort que son corps exigeait lui semblait d'autant plus considérable que Porfirio goûtait profondément la mélancolie de cette heure entre chien et loup : les couleurs s'effacent doucement dans un mélange changeant de tons pastel puis finissent dans une harmonie grise qui virera ensuite au noir ; le monde extérieur chavire dans le crépuscule et rejoint les profondeurs du monde intérieur ; cette heure où tout se mêle, où tout se ressemble et se confond, ne laissant que deviner les différences. Un œil averti saura seul démêler l'écheveau et remettre chaque objet à sa place. D'ailleurs, à cet instant subtil de la journée, les limites n'ont plus la même importance et l'on se contente de deviner l'ombre d'une commode dans un coin de la chambre. On ne cherche pas non plus à savoir si certains tiroirs sont tirés ou si une chaise bancale vient s'appuyer contre la lourde et massive silhouette. A cette heure où le jour dérivait dans un flot sombre, tous les sens de Porfirio Rubio Moreno étaient aux aguets. Comme un oiseau de nuit qui aurait somnolé tout au long de la journée, son regard retrouvait toute son acuité à l'instant où le monde disparaissait. La tristesse, qui l'écrasait de son joug pendant les heures claires et chaudes, s'évanouissait en une douce et légère mélancolie au moment où mourait la clarté, comme si les noires pensées de son âme venaient se diluer dans l'obscurité environnante et devenaient ainsi invisibles. Dans l'ombre de sa chambre, à l'heure où la nuit surgissait, Porfirio se mettait à oublier son passé et ressentait enfin l'apaisement qu'il guettait en vain pendant la journée. Le soir était maintenant confortablement installé et il hésitait à changer de position dans son fauteuil pour ne pas rompre le charme qui l'enveloppait. Déplier une jambe, la soulever et la reposer sur le sol puis croiser l'autre, ce mouvement anodin, mécanique et si habituel pouvait à lui seul faire basculer la soirée de Porfirio dans l'agitation et l'angoisse. De toutes ses forces, il évitait le moindre frémissement de ses muscles ; pourtant il sentait son corps se dérober en une sourde protestation.. Des fourmillements multiples lui parcouraient insidieusement le dos et les jambes ; ses doigts étaient pris d'impatience, maintenir sa tête immobile rendait sa nuque d'une raideur insoutenable. Les pensées du passé, ces mauvaises pensées, venues lentement s'accumuler au creux de son âme comme le dépôt d'un vieux vin au fond d'une barrique, menaçaient à nouveau de s'éparpiller et de venir papillonner devant ses yeux s'il laissait son corps entrer en branle. Parfois, il ne se passait rien et il avait tout loisir d'étirer les jambes, d'agiter les bras, de secouer la tête et même de se lever et de faire quelques pas sans provoquer de secousses intérieures ni de tremblements de l'âme. Peut-être ce soir en irait-il ainsi ?