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7 mars 2013 4 07 /03 /mars /2013 14:31

Hôtel AubryUn profond soupir souleva la poitrine de doña Anjélica. Elle songeait que, malgré tous leurs défauts, les Aubry avaient la chance de former une famille et qu'au sein de cette famille avait surgi une perle rare, cette délicieuse enfant, la petite Audeline. Combien aurait-elle donné pour avoir une fille aussi adorable ? Assurément, pensait méchamment la vieille dame, Valentine Aubry ne méritait pas un tel bonheur ; d'ailleurs, elle ne cessait de harceler cette pauvre enfant, aveugle qu'elle était devant cette beauté singulière et cette gentillesse si délicieuse. Ou trop consciente peut-être et jalouse ? Oui, c'était bien cela, la mère, ce laideron, était folle de jalousie ! Elle haïssait sa fille pour tout ce qu'elle était, pour ce visage d'ange surtout, qui lui renvoyait chaque jour l'image de ce qu'elle, Valentine, n'était pas. Ah ! Quelle honte, mais quelle honte qu'une mère puisse éprouver de tels sentiments !

A cette pensée révoltante, son cœur s'était mis à battre la chamade. Elle se leva, soudainement en proie à une violente indignation comme si elle venait de mettre au jour quelque inavouable secret. Sous l’œil curieux du vicomte, elle fit trois fois le tour de son fauteuil, incpable de maîtriser ses émotions. Sa poitrine se soulevait avec précipitation et elle ne cessait se souffler bruyamment comme si toute sa personne était entrée en ébullition sous la pression des douloureuses pensées qui l'assaillaient, en une secrète alchimie du corps et de l'esprit. Puis, épuisée par ce marathon circulaire, elle s'effondra dans le fauteuil en gémissant. Le petit cri plaintif qui s'échappa de ses lèvres parut la dégriser et lui fit prendre à nouveau conscience de la présence du vicomte à ses côtés. Elle l'observa à la dérobée : le journal posé sur les genoux, ce dernier la fixait silencieusement, avec un sourire ironique que démentait dans le même temps une lueur d'inquiétude dans le regard. Elle comprit soudain ce que ses gesticulations pouvaient avoir de préoccupant et intérieurement elle remercia Rocquencourt de sa sollicitude. Au fond, c'était un brave homme :

« Ce n'est rien, Balthazar, lui souffla-t-elle sans se rendre compte combien ses paroles ne pouvaient en rien apaiser le vicomte, j'ai tort d'en faire une montagne : les mères réagissent sans doute toujours ainsi à l'égard de leur fille... »

 

Le soir mordoré tombait lentement par la fenêtre entrouverte et l'obscurité envahissait la chambre Vert-Directoire comme la marée recouvre le sable, par vaguelettes successives et régulières. Immobile face au jour qui s'enfuyait, Porfirio Rubio Moreno songeait qu'un nouvel effort serait nécessaire pour quitter son fauteuil, sortir de la pièce, descendre l'escalier interminable, affronter le restaurant et son insupportable animation.. C'était son estomac exigeant, c'était la faim qui lui donnaient chaque soir le courage d'accomplir ce chemin de croix, non pas douloureuse ascension vers le Golgotha mais éprouvante descente aux Enfers. Et ce soir encore, la faim était revenue, fidèle et têtue ; dans la pénombre, les rumeurs persistantes de son ventre montaient en appels exaspérés, murmures qu'il n'entendait pas mais dont il sentait l'insistance. Bientôt il faudrait descendre. Cet effort que son corps exigeait lui semblait d'autant plus considérable que Porfirio goûtait profondément la mélancolie de cette heure entre chien et loup : les couleurs s'effacent doucement dans un mélange changeant de tons pastel puis finissent dans une harmonie grise qui virera ensuite au noir ; le monde extérieur chavire dans le crépuscule et rejoint les profondeurs du monde intérieur ; cette heure où tout se mêle, où tout se ressemble et se confond, ne laissant que deviner les différences. Un œil averti saura seul démêler l'écheveau et remettre chaque objet à sa place. D'ailleurs, à cet instant subtil de la journée, les limites n'ont plus la même importance et l'on se contente de deviner l'ombre d'une commode dans un coin de la chambre. On ne cherche pas non plus à savoir si certains tiroirs sont tirés ou si une chaise bancale vient s'appuyer contre la lourde et massive silhouette. A cette heure où le jour dérivait dans un flot sombre, tous les sens de Porfirio Rubio Moreno étaient aux aguets. Comme un oiseau de nuit qui aurait somnolé tout au long de la journée, son regard retrouvait toute son acuité à l'instant où le monde disparaissait. La tristesse, qui l'écrasait de son joug pendant les heures claires et chaudes, s'évanouissait en une douce et légère mélancolie au moment où mourait la clarté, comme si les noires pensées de son âme venaient se diluer dans l'obscurité environnante et devenaient ainsi invisibles. Dans l'ombre de sa chambre, à l'heure où la nuit surgissait, Porfirio se mettait à oublier son passé et ressentait enfin l'apaisement qu'il guettait en vain pendant la journée. Le soir était maintenant confortablement installé et il hésitait à changer de position dans son fauteuil pour ne pas rompre le charme qui l'enveloppait. Déplier une jambe, la soulever et la reposer sur le sol puis croiser l'autre, ce mouvement anodin, mécanique et si habituel pouvait à lui seul faire basculer la soirée de Porfirio dans l'agitation et l'angoisse. De toutes ses forces, il évitait le moindre frémissement de ses muscles ; pourtant il sentait son corps se dérober en une sourde protestation.. Des fourmillements multiples lui parcouraient insidieusement le dos et les jambes ; ses doigts étaient pris d'impatience, maintenir sa tête immobile rendait sa nuque d'une raideur insoutenable. Les pensées du passé, ces mauvaises pensées, venues lentement s'accumuler au creux de son âme comme le dépôt d'un vieux vin au fond d'une barrique, menaçaient à nouveau de s'éparpiller et de venir papillonner devant ses yeux s'il laissait son corps entrer en branle. Parfois, il ne se passait rien et il avait tout loisir d'étirer les jambes, d'agiter les bras, de secouer la tête et même de se lever et de faire quelques pas sans provoquer de secousses intérieures ni de tremblements de l'âme. Peut-être ce soir en irait-il ainsi ?

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4 mars 2013 1 04 /03 /mars /2013 10:16

          Odette-Toulemonde         

         Le jour international de la femme approche et le beau sexe va  enfin pouvoir profiter d'une journée de reconnaissance dans l'année! Mais tous les jours, des écrivains célèbrent les femmes et cela depuis toujours. A l'image d'Eric-Emmanuel Schmitt dans son recueil de nouvelles intitulé Odette Toulemonde et autres histoires.

          Les femmes dessinées par E.-E. Schmitt sont des personnages pour lesquels l'empathie du lecteur est immédiate, même si certaines ne sont pas de prime abord tout à fait sympathiques, notamment la milliardaire ou la femme "frigide". Leur point commun est une volonté permanente, pour laquelle elles déploient souvent une grande énergie, de parvenir au bonheur malgré les obstacles (des hommes souvent) qu'elles rencontrent sur ce rude chemin.

          Les huit nouvelles sont assez différentes les unes des autres mais en même temps, elles possèdent une véritable unité de ton, assez théâtral me semble-t-il, notamment dans le dénouement qui se veut souvent inattendu, sorte de "Deus ex machina" (même si, hélas, le lecteur perçoit un peu vite la ficelle sur laquelle l'auteur va tirer).

          En refermant le recueil, le lecteur homme que je suis se trouve finalement tout à fait disposer à fêter les femmes tout au long de l'année!

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3 mars 2013 7 03 /03 /mars /2013 10:11

Hôtel AubryDoña Anjélica tendit l'oreille, lançant deux ou trois regards rapides d'un côté et de l'autre du hall comme une poule inquiète et obsédée par l'imminence d'un danger qu'elle ignore encore mais qui ne peut manquer de s'abattre sur elle. Aucun bruit particulier ne provenait de la cuisine. Peut-être Mme Aubry avait-elle renoncé à persécuter le jeune Fermín, du moins cet après-midi. Presque soulagée par ce calme anodin, elle livra de nouveau son corps fragile à la douceur et à la bienveillance du fauteuil. Elle ferma à demi les paupières en laissant suffisamment d'espace pour pouvoir observer le vicomte sans être vue. Ce dernier dodelinait de la tête, son double menton – triple plutôt, rectifia mentalement doña Anjélica en ricanant – tremblotant comme de la gelée. De son fauteuil, elle avait d'ailleurs de la difficulté à distinguer s'il dormait ou bien s'il lisait. Ses grosses lèvres charnues dessinaient une moue réprobatrice : peut-être songeait-il encore à son agaçante discussion avec elle ? Et bien, tant mieux ! Elle souhaitait de tout son cœur l'avoir troublé dans la lecture de son journal ; elle savait que c'était le meilleur moment de la journée du vicomte. L'espace d'un instant, elle fut tentée de relancer la discussion mais le courage lui manqua. Quel monstre d'égoïsme ! Elle savait qu'elle était peut-être injuste avec lui : au fond, il avait raison et son impuissance à combattre le mauvais caractère de Mme Aubry était sans doute moins l'aveu de sa faiblesse que le constat cynique d'une situation sans issue. Mais peu importait ! Doña Anjélica avait besoin de croire que tout cela pouvait changer, devait changer. Et Rocquencourt aurait dû montrer pour le moins son intention de l'aider dans ce dessein. Mais une fois encore, elle se retrouvait seule à lutter et seule à remâcher son amertume. Elle en aurait pleuré de rage si elle avait encore eu le courage de pleurer. Mais même les larmes ne venaient plus à son secours depuis longtemps. Elle n'avait même plus à disposition cette arme si précieuse, même ce droit-là lui était refusé. De lassitude, elle laissa ses paupières se rejoindre comme les nuages finissent par voiler complètement le soleil. Et dans l'obscurité de sa méditation, elle gémit d'être une femme, d'être une femme fragile et maintenant une vieille femme fragile. Comment donc pouvait-elle s'opposer à la tyrannie qui régnait sur l'Hotel Aubry ? Elle se souvenait pourtant de l'époque où, peu de temps après la disparition de Philippe Aubry, elle avait affronté Mme Aubry. Par exemple, le soir où Fermín avait laissé le potage brûler – pour les papilles de doña Anjélica, d'ailleurs, il y avait gagné en saveur – : le jeune garçon avait été contraint de nettoyer la cuisine de fond en comble jusqu'à une heure avancée de la nuit ; la punition avait pris fin grâce à la vieille dame qui, étonnée d'entendre des bruits de casseroles agiter si tard la tranquille atmosphère de l'hôtel, était descendue pour s'interposer entre Mme Aubry et sa jeune victime. Mais, lucide, elle reconnaissait que cet acte de courage n'était pas dû à la fermeté de son caractère mais à l'ignorance dans laquelle elle se trouvait alors de la fermeté et de la brutalité de celui de Mme Aubry. Peu à peu, elle en avait pris conscience et le courage de ses premières interventions en avait été affecté jusqu'à disparaître complètement, à sa grande honte. Et puis, il y avait Valentine, l'ombre de sa mère. Là, la lutte devenait vraiment inégale. Au tout début, doña Anjélica avait espéré trouver une alliée dans cette femme fade et aigre, dont le visage rappelait vaguement celui de Mme Aubry mais où les traits étaient beaucoup plus vagues, plus lourds, plus brouillés. Une sorte de mauvaise esquisse, la tentative ratée d'un copiste maladroit. On ne donnait pas d'âge à Valentine Aubry : elle paraissait dix ans de plus que sa mère. D'ailleurs, les premiers temps, doña Anjélica avait régulièrement gaffé en prenant la mère pour la fille – un moindre mal – et la fille pour la mère, redoutable bévue qui n'avait pas contribué à améliorer ses relations avec Valentine. Doña Anjélica l'avait mal jugée lorsqu'elle avait fait sa connaissance parce que Valentine avait une personnalité variable ; aucune particularité ne se dégageait de sa personne, aucun trait saillant ne donnait du relief à son visage mais au contraire, elle possédait cette caractéristique des gens sans saveur qui vous renvoient d'eux l'image que vous souhaitez lire sur leur figure : « Aussi franche qu'une flaque d'eau trouble », disait Rocquencourt. Et doña Anjélica avait très vite été déçue car loin d'être le soutien qu'elle espérait, Valentine se révéla autrement plus redoutable pour la vieille dame que sa mère à qui elle servait à la fois de souffre-douleur, d'espionne, de bonne à tout faire et accessoirement de fille. On voyait venir Mme Aubry de loin, sa puissante personnalité attirait les regards : cela permettait au moins de se mettre à l'abri afin d'éviter l'orage. Valentine surgissait toujours de partout et de nulle part, sans bruit : on se retournait et elle était là, immobile et grise, un mauvais sourire au coin des lèvres, avec l'air de vous prendre une nouvelle fois la main dans le sac. Mme Aubry avait des mots cinglants et des colères monstrueuses ; Valentine ne prononçait pas un mot plus haut que l'autre et se prêtait volontiers aux confidences ; puis elle s'en allait fidèlement les répéter à sa mère, en vous assassinant tranquillement et définitivement. Moins brutale que sa mère, elle était plus dangereuse : « Le lion rugit mais le serpent pique », répétait le vicomte à doña Anjélica qui avait plus d'une fois éprouvé cruellement les morsures de Valentine Aubry. Aussi ne s'en approchait-elle que rarement. Sans doute aurait-elle pu trouver en Placido Perez, le gendre de Mme Aubry, un allié dans la place mais cet homme chétif, au milieu de ces femmes impitoyables, ne faisait guère le poids. La tourmente permanente que dégageait autour d'elle Mme Aubry avait une fois pour toutes balayé sa personnalité. On ne le voyait que très rarement sinon au moment des repas, on ignorait tout de ses activités et lorsqu'il était en compagnie de son épouse, il donnait l'impression d'un élève puni par sa maîtresse d'école tant son regard était morne et tant son dos se voûtait, silhouette vivante de l'accablement. Seule la présence de sa fille lui rendait un peu d'éclat : lorsqu'elle apparaissait, son visage s'illuminait de l'intérieur et il paraissait se redresser de quelques centimètres ; mais il fallait savoir saisit sur le vif ces rares instants de résurrection car ils étaient si brefs qu'on doutait, d'un instant sur l'autre, avoir eu affaire au même homme. C'est en vain qu'Anjélica avait cherché un appui auprès de lui. Il lui opposait seulement un sourire triste et désabusé. A l'aune de cette débilité, elle se sentait presque forte. Elle l'avait placé du côté des victimes dans sa vision manichéenne du monde et, dès qu'elle en avait l'occasion, elle faisait preuve à son égard de toute la bonté dont elle était capable, croyant ainsi atténuer les souffrances de Placido, lequel, de son côté, n'y voyait que les minauderies agaçantes d'une vieille dame un peu loufoque.

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23 février 2013 6 23 /02 /février /2013 17:59

         Hôtel AubryLorsque doña Anjélica vit passer Fermín qui se hâtait vers les cuisines, rouge et haletant, elle hocha la tête d'un air entendu à l'adresse du vicomte, lequel avait levé ses gros yeux globuleux du journal qu'il lisait depuis plus d'une heure. La vieille dame, qu'une bonté d'âme naturelle inclinait à s'apitoyer sur autrui à tout propos, plaignait déjà le jeune garçon car elle se doutait de l’accueil qu'allait lui réserver Mme Aubry pour ce retard.

          « Mon Dieu, gémit-elle, le pauvre enfant... 

       - Hum ! Pourvu que le dîner ne soit pas trop cuit comme ce fut le cas la dernière fois où ça a bardé dans les cuisines, grommela Rocquencourt qui avait deviné la raison des soupirs de doña Anjélica mais qui refusait de s'associer à ses larmoiements !

       - Voyons Balthazar, ne soyez pas aussi cynique ! Vous devriez plutôt intervenir auprès de cette... de cette... de Mme Aubry.

       - A quel titre, je vous prie, répliqua le vicomte qui s'amusait toujours de la naïve indignation de la vieille dame ?

       - Mais ne serait-ce que par compassion ! Vous savez bien à quel point elle lui rend la vie infernale.

       - Mais enfin, comment ce jeune chenapan s'y prend-il pour arriver constamment en retard ? C'est de la provocation ou bien alors... il aime ça.

       - Balthazar ! Je ne vous comprends pas, vous qui pouvez être si gentil. Vous vous montrez parfois tellement insupportable. Et en ce moment, je vous trouve bien lâche à vrai dire. »

         Doña Anjélica utilisait souvent cet artifice pour pousser Rocquencourt à réagir. Malgré tout, ce dernier ne put s'empêcher d'accuser le coup : il se redressa subitement en froissant son journal avec rage. Ses bajoues s'enflèrent d'indignation tandis qu'il s'efforçait de répondre calmement :

          « Ah ça ! Parbleu ! Que voulez-vous que je fasse ? Je ne suis qu'un client et je n'ai pas à me mêler des relations de la propriétaire de cet hôtel avec ses employés.

        - Vous n'êtes pas n'importe quel client et vous le savez bien. Pourtant vous tremblez comme nous tous devant elle. Cela devient insupportable ! Vraiment intolérable ! Passe encore que ce pauvre Porfirio ne dise rien, il en est bien incapable. Mais vous, Balthazar, vous ! Pourquoi ce silence ? Pourquoi cette indifférence ?

        - Mais voyons, chère Anjélica, nous sommes libres de quitter l'hôtel quand bon nous semble, si nous ne supportons pas l'attitude de Mme Aubry. Ce n'est pas de l'indifférence, ni même de la lâcheté, c'est tout simplement notre intérêt bien compris. J'apprécie le confort de cet hôtel, j'y suis comme chez moi et je n'ai guère envie d'en changer. Pour aller où, d'ailleurs ? Aucun autre hôtel de Valparaiso ne vaut l'Hotel Aubry et vous le savez mieux que moi, chère amie. Alors, je m'accommode de la tyrannie de Mme Aubry comme d'un moindre mal.

           - En somme, vous préférez la peste au choléra et vous me demandez d'en faire autant. C'est bien cela, Balthazar ?

        - Ça, c'est votre vision pessimiste du monde. Vous prêtez trop d'attention aux lubies de Mme Aubry et à ses petites sautes d'humeur.

        - Ses petites sautes d'humeur ? Dites plutôt son caractère impossible, dominateur, coléreux. Mais vous cherchez à me détourner de la vraie question. Allez-vous intervenir pour éviter un nouveau drame avec Fermín ?

         - Anjélica !

         - Répondez-moi : allez-vous intervenir ?

         - Sûrement pas ! »

          Et le vicomte, excédé autant par son manque de courage que par l'entêtement de la vieille dame, se réfugia derrière son journal. Doña Anjélica, découragée, se laissa retomber sur l'appui-tête du fauteuil. Que pouvait-elle faire si personne ne lui venait en aide ? Elle se sentit soudain si vieille et si démunie ; elle assistait impuissante à la tyrannie quotidienne que Mme Aubry exerçait sur tout l'hôtel, sur sa famille, sur ses employés et même sur ses clients. Quel monstre était donc cette femme impitoyable ? Malgré elle, doña Anjélica se mettait à trembler dès qu'elle la sentait s'approcher, comme un chien courbe l'échine à l'approche de son maître. Elle haïssait sa propre faiblesse et sa lâcheté mais elle se sentait incapable de puiser en elle la moindre énergie pour lui faire face. Autant que possible, elle évitait les rencontres avec Mme Aubry, cherchant le plus souvent la protection du vicomte dont elle ne parvenait pas vraiment à savoir s'il tremblait ou non devant la propriétaire de l'hôtel. Parfois, cependant, les rencontres étaient inévitables : alors doña Anjélica, telle une tortue ou un escargot sur la défensive, cherchait à se rétracter, à se faire petite, insignifiante. Ces craintes étaient d'ailleurs vaines, car cela faisait longtemps que Mme Aubry ne la regardait plus. Mais doña Anjélica se plaisait à croire qu'elle avait effectivement réussi à découvrir le camouflage idéal. En vérité, on la jugeait totalement dépourvue d'intérêt, elle n'était pas un adversaire de taille respectable. Ainsi, chaque fois que les deux vieilles dames se croisaient, voyait-on l'une passer le regard aussi indifférent que si elle eût évité une plante en pot, l'autre se recroqueviller, presque s'aplatir contre le mur comme si elle se prenait soudain de passion pour les motifs fleuris de la tenture.

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22 février 2013 5 22 /02 /février /2013 10:47

           Brooklyn            Dans l'histoire de New York, grande ville cosmopolite, Brooklyn, à une certaine époque c'est-à-dire au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, avait des airs de faubourg de Dublin tant la communauté irlandaise y était présente. C'est dans ce cadre que se situe le roman de l'auteur irlandais Colm Toibin et intitulé, justement, Brooklyn

          Eilis, une jeune Irlandaise, faute de trouver un emploi dans son village natal, se voit offert la possibilité d'émiger aux Etats-Unis où elle trouve du travail par l'intermédiaire d'un prêtre irlandais, ami de sa famille. Après une traversée tumulteuse, elle découvre Brooklyn et la pension irlandaise (décidément) de Mme Kehoe. Le roman, tel un fleuve paisible, avance au rythme des premiers pas hésitants et pleins de nostalgie de la jeune fille dans la grande ville.

          Car tout le récit est une sorte de longue palinodie entre nostalgie de l'Irlande et regret de Brooklyn selon qu'Eilis se trouve d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. Et ce qui est vraiment remarquable est que la narration ne comporte aucun à-coup (à l'exception notable et fondamentale de la mort de la soeur) mais qu'à travers le regard d'une jeune femme en route pour son destion, une trame se tisse progressivement, plate à première vue, et dont l'intensité dramatique se dessine au fur et à mesure que l'on avance vers la conclusion.

          Dans ce qui ressemble finalement à un roman d'apprentissage, tout en nuances et en subtils glissements, Eilis devra choisir son destin et son côté de l'Atlantique car si le coeur a le droit de balancer, la vie nous oblige toujours à prendre une décision... et souvent celle du coeur.

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20 février 2013 3 20 /02 /février /2013 11:32

Hôtel AubryLe lendemain, Marie-Louise et Philippe Aubry quittaient pour toujours leur campagne natale. Les larmes, les cris, les supplications de la famille, rien n'y fit. Jamais les parents de Philippe n'avaient laissé la ferme plus d'une journée ; lorsqu'ils partaient à la ville voisine pour la foire annuelle, les préparatifs duraient plus d'une semaine. Lorsque Philippe annonça qu'il emmenait sa jeune épouse en voyage, on le crut fou ; puis devant sa détermination, le père entra dans une fureur aveugle, brisant une ou deux chaises tandis que la mère en larmes s'agrippait à son fils, autant pour le protéger que pour le retenir. Marie-Louise, silencieuse, attendait patiemment assise sur sa petite valise en cuir ; elle était convaincue que son jeune époux allait céder. Il n'en fut rien. Au bout d'une heure de cris et de plaintes, ils partirent sans se retourner, laissant la mère à demi pâmée et le père prostré sur un banc, brisé par la colère et le chagrin. Pour la première fois, Marie-Louise découvrait l'étrange détermination de Philippe, cette force que rien n'arrêtait et qu'elle allait peu à peu apprendre à admirer et à faire sienne. En chemin, elle demanda quelques explications et n'obtint pour toute réponse que ces quelques mots : « Nous allons voyager, ma chérie. » Elle jugea qu'il n'était peut-être pas encore temps de tempêter ou de hurler. D'ailleurs, l'humeur égale et les mots si doux de son mari lui ôtaient toute force : la petite fille coléreuse et butée était devenue, le temps d'une noce, une épouse soumise. Ces premiers jours de vie commune, au cours desquels Philippe Aubry parvint à mettre sous le boisseau le bouillonnant caractère de son épouse, sans heurts ni éclats, mais avec ce charme si particulier qu'il utiliserait sans cesse par la suite pour contribuer à la renommée de l'Hotel Aubry, marquèrent à tout jamais les contours de la vie du couple comme l'esquisse au crayon – même si elle disparaît sous les touches de peinture – porte en elle le tableau définitif. Après quelques jours, Marie-Louise se sentit totalement et irrémédiablement dominée par son mari ; elle n'était pas femme à beaucoup douter d'elle mais, dans ses rapports avec Philippe Aubry, elle baissa pavillon avant même toutes prémices de combat. Son intuition lui donna très vite la clé de cette soumission : elle aimait son mari de toute son âme. Elle n'avait pas choisi cet amour mais il s'imposait à elle comme une évidence et, dès qu'elle l'eut compris, elle ne s'étonna plus de voir ainsi sa volonté se soumettre aussi facilement. Il y eut des affrontements, nombreux, parfois violents : mais si Marie-Louise se laissait aller à ces accès de fureur, Philippe restait la plupart du temps d'humeur égale et chaque fois, elle s'inclinait sans que ces concessions successives n'altérassent le moins du monde l'intensité de son amour.

          Ainsi, après une semaine de route, les Aubry avaient quitté ce coin de pays qui les avait vus naître. En quelques journées de voyage, leur destin fut scellé. Ce fut d'abord la découverte de l'océan, immense, terrifiant, sans collines et sans arbres, sans verdure. Puis l'on s'embarqua sur un navire en partance pour l'Amérique du Sud, des semaines de navigation à ne plus distinguer le ciel de la mer, à sentir sans cesse le sol se dérober, à vaciller sous la tempête ou à agoniser de chaleur sous le soleil. Et enfin l'arrivée à Valparaiso. Marie-Louise ne sut jamais pourquoi Philippe les avait entraînés si loin. Que cherchait-il ? Sur ce sujet, il demeura impénétrable malgré toutes les ruses déployées par son épouse. Arrachée à sa famille, Marie-Louise ne trouva qu'une maigre consolation dans les lettres qu'elle recevait de loin en loin après des semaines d'attente comme si le temps rendait encore plus sensible l'immensité des distances. Pays de pionniers, le Chili les accueillit à bras ouverts. Valparaiso était une ville en pleine croissance, déjà très cosmopolite et où ils trouvèrent quelques Français pour les aider. Ils avaient pris une petite chambre dans un hôtel du port et Philippe avait commencé à chercher du travail. Un soir, alors qu'ils dînaient dans la salle obscure et sinistre de cet hôtel de passage, il s'était arrêté de manger à la deuxième bouchée et en croisant les bras d'un air résolu, il avait annoncé à Marie-Louise : « Cette nourriture est infecte ! Si nous voulons bien manger, c'est à nous de faire la cuisine. Nous allons donc ouvrir un restaurant : tu pourras ainsi t'en donner à cœur joie, n'est-ce pas ma chérie ? » C'est ainsi que les Aubry entrèrent dans le monde de la gastronomie de Valparaiso qu'ils porteraient plus tard au sommet de l'art culinaire.

          Les souvenirs s'estompèrent peu à peu. Lentement, Marie-Louise parvint à détacher les yeux du portrait ovale et à reprendre un peu ses esprits. Le malaise était passé et ses jambes avaient retrouvé un peu de force. Les bruits de plus en plus nombreux qui montaient de la rue, les cris, les appels, les hennissements des chevaux, signes de vie qui reprenait après l'assoupissement général du début d'après-midi, ces bruits eurent sur Marie-Louise l'effet stimulant de sels qu'on lui aurait fait respirer. Une vigueur nouvelle l'emplit toute entière et la souleva de son siège. L'Hotel Aubry, comme un navire en manœuvre, avait besoin de son capitaine pour l'escale du dîner. Elle se repoudra le nez puis d'un pas devenu plus ferme, elle sortit de la chambre, ragaillardie à l'idée de retrouver son domaine de prédilection, au milieu des épices et des casseroles.

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16 février 2013 6 16 /02 /février /2013 17:11

Hôtel AubryVI

 


          Marie-Louise Aubry s'appuya pesamment contre la porte ; machinalement, elle laissa son regard s'accrocher à la surface miroitante du portrait de Philippe Aubry. Elle soupira profondément et elle sentit le calme revenir en elle. Puis elle songea à ce jeune Français qui venait d'arriver. Charmant, après tout, et pas aussi timide qu'elle aurait cru de prime abord. Mais bien jeune pour voyager seul. Peut-être un mauvais garçon en fuite pour avoir commis quelque crime là-bas ! Pourtant, une figure d'ange à qui on donnerait le bon Dieu sans confession ! Prendre garde néanmoins à bien se faire payer la chambre d'avance... Sans doute ne resterait-il que peu de temps à l'hôtel, faute de moyens. Ouvrir l’œil tout de même ! L'heure de mettre la cuisine en route approchait, mais Marie-Louise Aubry s'accorda encore quelques minutes de répit. Elle repassa devant le portrait ovale qu'elle effleura de la main puis vint s'asseoir devant sa coiffeuse. Elle ne put s'empêcher de porter une main à sa poitrine en contemplant le reflet que lui renvoyait le miroir. Elle ne parvenait pas à accepter le lent cheminement des rides qui creusaient leurs misérables sillons comme autant d'efforts pour ensevelir définitivement sa beauté fanée. D'un geste vif, elle dénoua son chignon, libérant une masse impressionnante de longs cheveux gris. « Une vraie sorcière, songea-t-elle en ricanant de désespoir. » Elle décida brusquement de ne plus s’apitoyer sur ce triste visage de vieille femme et après avoir vigoureusement brossé sa chevelure, elle s'employa énergiquement à la soumettre au carcan d'un chignon impeccable. « Beau chignon pour vieux tromblon, chantonna-t-elle en réajustant de deux ou trois petites tapes les plis de sa robe anthracite. » Elle était prête pour se remettre à l'ouvrage ; tiens, elle mangerait bien quelques tartines avant de lancer le dîner ; prévoir les habitués et puis deux ou trois clients de passage pour ce soir, pas davantage, la saison n'était décidément pas favorable. Et ce nigaud de Fermín, il faudrait encore le surveiller et le pousser à la tâche ; cet après-midi, il m'avait l'air tout à fait disposé à en faire le moins possible ; et puis quel air benêt avait-il pris devant le jeune français ! Le jour et la nuit entre les deux d'ailleurs ! Après un dernier coup d’œil à son chignon, Marie-Louise Aubry, redressant presque mécaniquement le buste, s'apprêta à quitter la chambre Rouge-Cardinal pour descendre aux cuisines. Mais en touchant la poignée de la porte, un étourdissement la saisit et la força à s'appuyer au chambranle en respirant avec force. Encore un de ces malaises qui, de loin en loin, la brisaient pour quelques minutes. Celui-là était plus fort que les autres. Décidément, ces crises devenaient de plus en plus fréquentes. Il faudrait se décider à voir un médecin : la maladie ne l'effrayait pas, la mort elle n'y pensait même pas ; non, ce qui la rongeait c'était l'idée de ce que deviendrait l'hôtel si elle tombait malade. Elle dut s'asseoir sur la chaise la plus proche tant ses jambes se dérobaient sous elle. Et immédiatement, elle implora l'aide du portrait ovale. Philippe lui renvoya un regard tranquille et complice.

          Le jour de ses dix-huit ans, on avait présenté Marie-Louise à Philippe et les deux familles avaient décidé le mariage. La jeune fille ne prétendit pas s'y opposer : son père n'aurait toléré aucun refus et Philippe était bien séduisant. Ce furent des noces de près d'une semaine. La ferme ne désemplissait pas ; on faisait des pauses quand le vin avait trop coulé ; puis, vers la fin d'après-midi, on reprenait de plus belle. La première nuit, Marie-Louise avait supporté avec stoïcisme le devoir conjugal mais n'y avait pris aucun plaisir malgré les douceurs de son jeune époux. En revanche, on la voyait sans cesse à la cuisine, se mêlant joyeusement à toutes les femmes du village qui préparaient des montagnes de légumes, bourraient de rôtis les fours jusqu'à la gueule et passaient leurs journées les bras luisants de gras ou blancs de farine. On essayait bien d'écarter la jeune mariée mais elle revenait sans cesse, fuyant son mari et les danses endiablées pour enfourner une tarte ou régler le sort d'un lapin. Philippe ne disait rien, déjà ailleurs, déjà entièrement tourné vers d'autres horizons, déjà bien loin de la ferme paternelle. Aussi, quand les noces prirent fin, sa décision était prise et c'est tout tranquillement que, la dernière nuit, après avoir soufflé la chandelle, il murmura au creux de l'oreille de Marie-Louise : « Demain, nous partons. » Elle n'eut pas le temps de répondre car déjà il se laissait emporter par sa fougue amoureuse. Sans prêter attention à ses halètements, elle était restée quelques instants pensive, à retourner dans sa tête l'idée qu'elle allait partir, qu'elle quitterait cet endroit où elle avait toujours vécu ; curieusement, cela lui semblait presque naturel, même si elle ne savait rien du projet de Philippe. Et tandis qu'il lui faisait l'amour, elle s'était sentie prête à s'abandonner à lui de toute son âme, avec une confiance absolue. Plus tard dans la soirée, comme Philippe dormait, elle s'était relevée pour terminer le dernier morceau du délicieux gâteau au chocolat qu'elle avait préparé pour cette ultime journée d'agapes.

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15 février 2013 5 15 /02 /février /2013 17:13

          hippone         Avec le prix Goncourt, on se laisse toujours prendre au jeu de l'espoir démesuré et de la déception hors de propos. En ce qui me concerne, c'est encore le cas avec Le Sermon sur la chute de Rome écrit par Jérôme Ferrari. Pour reprendre une métaphore liée à l'antiquité romaine, époque à laquelle l'auteur se réfère, "la Roche Tarpéienne est proche du Capitole".

         Car enfin, cette histoire de bar corse repris par deux étudiants en philosophie, amis d'enfance, qui connaît une embellie provisoire pour finir dans le drame n'est-elle pas un peu grotesque? Surtout lorsqu'elle sert à tisser une redoutable comparaison avec la vision augustinienne sur la décadence de l'Empire romain. Mutatis mutandis sans doute mais tout de même! Certes, le roman n'est pas trop mal écrit mais les personnages ne sont pas franchement cernés et les poncifs sont légions (ah! les petites serveuses accortes! ah! les rustres bergers corses! ah! les dérangeants secrets de famille et incestes en tout genre! etc...)

         Et il ne suffit pas d'une fin dramatique (ou plutôt tragi-comique! mais est-ce le souhait de l'auteur?) pour redonner du panache à un roman qui en manque un peu. D'autant que la volonté d'une concordance des temps entre la chute de Rome et les mutations de civilisation que nous connaissons en ce moment ouvrait de riches perspectives... mais sûrement pas en Corse! 

         Plus dure sera la chute pour le lecteur du Goncourt cuvée 2012, avec ou sans sermon!

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10 février 2013 7 10 /02 /février /2013 16:02

          Hôtel AubryLes deux jeunes gens se serrèrent la main en se regardant droit dans les yeux. A ce moment-là, Fermín offrit à Léon un sourire d'abord timide puis qui s'élargit en une promesse blanche et charnue d'amitié. Intimidé, hésitant et ébloui, Léon ne parvint qu'à grimacer tout en fourrant maladroitement ses deux mains dans ses poches tandis que déjà son compagnon lui tournait le dos pour regagner à la hâte l'Hotel Aubry. Léon avait regardé s'éloigner Fermín, encore aveuglé par l'éclat de ce sourire d'amitié. Ce genre de sourire, qui modifie tellement un visage en lui donnant une sorte de familiarité et de proximité immédiate, n'avait aucun rapport avec les sourires de circonstance que l'on échange sans cesse dans le cours des relations sociales et qui en sont en quelque sorte le lubrifiant. Léon avait presque immédiatement reconnu la qualité unique de ce sourire parce qu'il n'en avait jamais vu d'aussi beau. Il avait toujours considéré l'amitié comme une sorte de monde inconnu dont on peut parler sans cesse mais qu'il est si difficile de connaître ; il ne pensait pas avoir eu jusqu'à présent un véritable ami, quelqu'un s'intéressant à lui et uniquement à lui, avec lequel l'entente se serait faite à demi-mot, quelqu'un qui aurait pensé à lui au moindre problème, quelqu'un, en somme, qui aurait eu sur lui comme une sorte de droit de propriété. Il n'avait eu que des camarades et il avait toujours eu le sentiment de ne compter vraiment qu'aux yeux de ses parents : à son départ pour le Chili, il n'avait laissé aucun ami derrière lui. Pourtant, il ne refusait pas l'idée de l'amitié, bien au contraire ; à chaque nouvelle rencontre, la première idée qui lui traversait l'esprit, à l'instant même où il découvrait le visage nouveau, où il échangeait les premières paroles un peu banales, était : « Ce sera peut-être lui mon véritable ami. » Et puis venait irrémédiablement se mettre en place le protocole qui préside à la mise en route des relations sociales et, soit timidité de sa part ou indifférence de la part de la nouvelle connaissance, aucun pas décisif ne s'accomplissait, ce pas qui, dans les premiers temps, peut seul mener plus loin, sur le long chemin qui conduit au pays superbe et inaccessible de l'amitié ; alors, le temps venait peu à peu figer les relations engagées avec le nouveau camarade ; ce dernier prenait alors sa place anonyme dans le groupe indifférent des jeunes gens que Léon voyait de temps à autre. Et il avait fini par se convaincre qu'il souffrait d'une incapacité presque physique à établir une vraie relation d'amitié. Aussi, l'allégresse qu'il ressentait en voyant s'éloigner Fermín se nuançait-elle d'un léger sentiment de crainte : ne se trompait-il pas une fois encore ? Est-ce que la spontanéité du jeune Chilien ainsi que la rapidité avec laquelle il s'était confié à Léon n'étaient pas des indices que cette relation ne serait que fugace ? Comme le croyant qui cherche à approfondir sa foi en infligeant les plus cruels tourments à sa chair, Léon n'imaginait pas que l'amitié pût s'établir durablement entre deux personnes sans obstacles ni sans efforts ; et à ses yeux, la brièveté du chemin n'assurait nullement que l'on arrive à destination.

          Autour de lui, la rue continuait de gronder en libérant un flot de travailleurs pressés de regagner les hauteurs de Valparaiso ; s'y mêlaient pas instant quelques flâneurs déjà attirés par les douceurs du crépuscule que l'on sentait poindre au-dessus des maisons, dans l'azur qui virait lentement au rose orangé. L'euphorie intérieure qu'avait soulevée l'éclatant sourire de Fermín s'était réfugiée au plus profond de l'âme de Léon et ne lançait plus que quelques rayons de mélancolie ; le jeune homme décida de quitter ce coin de rue car l'immobilité semblait favoriser les pensées amères. Ces idées malignes suggéraient pernicieusement à Léon qu'en somme sa situation n'était pas des plus brillantes, que son imagination naïve avait temporairement drapé la réalité d'un voile de couleurs chatoyantes qui rendait envisageable un amour impossible, qui accordait au voyageur sans ressources un logement hors de ses moyens et qui faisait de Valparaiso un havre de bonheur et d'excitante nouveauté quand la ville ployait sous le fardeau de la pauvreté et grinçait des âpres luttes engendrées par les affaires.

          Prenant au hasard la première rue qui montait, Léon se dirigea vers les hauteurs de la ville. La marche, rendue ardue par ces ruelles pentues comme des toits, absorbait toutes ses forces et ne laissait plus de répit à son esprit qui se vida, au rythme de la montée, de toutes les idées qui l'agitaient un moment plus tôt. Chaque pas, dans son exigence mesquine, l'obligeait à des efforts qui ne se limitaient pas aux mouvements des muscles mais qui maintenait son esprit sous la dictature de leur lente progression. En marchant, Léon ne pensait plus et cela le soulagea. Entre deux efforts, son esprit parvenait pourtant à se détacher de son corps pour venir vagabonder sur les façades colorées des modestes maisonnettes qui s'empilaient les unes à côté des autres, le long des rues, se soutenant les unes les autres dans leur rude ascension vers le sommet de la colline. Parfois la rue disparaissait en un brusque coude qui n'était qu'une fausse halte avant de s'élancer encore plus vivement vers les hauteurs. Léon croisait des grappes d'enfants qui dégringolaient la pente en hurlant, les cheveux en broussaille, le visage barbouillé et les vêtements crasseux. Des portes entrouvertes laissaient apercevoir l'obscurité des intérieurs tandis que sur certains escaliers, des petites vieilles noires et courbées, assises sur des chaises branlantes, semblaient regarder le temps passer ; leurs visages sombres restaient immobiles mais leurs yeux vifs suivaient un moment Léon dans sa montée puis retournaient bien vite vers le bas de la rue dans l'attente de leur destin.

          Sans prévenir, et au détour d'un ultime raidillon bordé de deux maisons blanches et bleues, la rue s'arrêta en surplomb au-dessus de l'horizon badigeonné, comme à grands coups de pinceau, des couleurs scintillantes de l'océan. Pendant un instant, Léon en fut assommé ; son regard, réglé pendant toute la montée sur la proximité de ses pieds, ne parvint pas à s'ajuster immédiatement à l'immensité de la baie, laquelle semblait vaciller en vagues de lumière. Il fit quelques pas sur le balcon bordé de fuchsias et de bougainvilliers ; le rythme de son cœur se calma et son esprit, progressivement, prit la mesure de ce nouvel espace. Alors, à ses pieds, il découvrit enfin Valparaiso, magnifique avalanche de toits et de murs colorés, immobilisée au-dessus des flots ; et les mille points blancs des navires ancrés dans la rade étaient comme les premiers éboulis de ce gigantesque effondrement. Par instant, dominant les chuchotements du vent marin dans ses oreilles, venant d'une ruelle en contrebas qui se perdait dans le dédale des toits, des cris de vendeurs ambulants montaient vers le balcon. Pour la première fois de sa vie, Léon percevait avec clarté la respiration d'une ville et ses grognements, musique bourdonnante montant de partout et de nulle part en particulier ; il n'avait encore jamais vu une ville par-dessus les toits et c'était comme la découverte de son intimité, de ses dessous : un enchevêtrement de maisons, des passages entre les terrasses et les toits qu'on ne soupçonne pas de la rue, l'impudeur du linge tendu et qui claque au vent, le regard qui plonge dans le secret des cours intérieures où, à travers le treillis des plantes, on aperçoit des gestes intimes ou l'éclat bref d'un corps dévoilé. Sous les yeux curieux et avides de Léon, Valparaiso se dénudait dans la mollesse de ses pentes, dans le fouillis de ses robes battues par l'océan prosterné. Accoudé à la balustrade, il sentait le soleil couchant l'envelopper de son ultime chaleur. Il contemplait les flots argentés en contrebas et son regard se brouillait. Plus aucun mouvement n'était désirable et il aurait voulu s'oublier indéfiniment dans cette immobilité chaude, fusionner avec la balustrade rongée par les embruns éternels, se dissoudre dans ce paysage que nul horizon n'arrêtait. Pour la seconde fois depuis son arrivée, il éprouvait cette sensation qu'il n'avait jamais connue auparavant, du moins avec une telle force. Il y avait eu, parfois, de longues méditations à l'ombre chaude d'un marronnier, les yeux perdus dans la verdure et des taches de lumières brûlantes sur tout le corps ; des minutes d'engourdissement où le temps s'effaçait, comme aspiré par la plénitude de l'instant. Pourtant, ces moments d'oubli du monde, arrachés au quotidien de son enfance, n'avaient jamais vibré avec une telle intensité. Et il restait là, penché au-dessus de l'océan, avec le sentiment exaltant d'être un pur esprit ou plutôt la sensation de la dissolution complète de tout son être dans l'éclatante lumière d'une fin d'après-midi. Comme dans l'attente d'un bouleversement formidable et inattendu. Tout en lui maintenant s'exacerbait de cette attente qui n'était sans doute pas autre chose que l'envie de vivre, complètement et avidement, cette vie nouvelle, cette vie qui brillait des mille reflets dansants de la baie de Valparaiso, cette vie qui dégringolait des collines de toit en toit, cette vie qui frissonnait des accents étrangement tristes et chaleureux à la fois d'une voix de femme dont le chant s'éleva soudain très proche, sous le balcon où Léon se tenait.

          Au loin, un grand navire appareillait, ses voiles gonflées par le vent éphémère de l'espérance.

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9 février 2013 6 09 /02 /février /2013 12:08

          KerouacEn 1950 est publié le premier roman d'un jeune américain qui va marquer le destin de la littérature de son pays: Jack Kerouac écrit The Town and the City à seulement 28 ans et y raconte l'histoire d'une famille nombreuse américaine originaire du Massachussets et qui va progressivement éclater, les enfants quittant d'abord la petite ville puis les parents partant vivre à New York.

          Curieusement, le titre français de ce roman est Avant la route: en fait, ce n'est sans doute pas le fruit du hasard et il y a peut-être deux explications à cela. Soit l'éditeur y a vu un bel argument de promotion pour un ouvrage redécouvert et que le succès du mythique Sur la route devait aider; soit le traducteur a considéré qu'il s'agissait d'une sorte de premier tome au roman célèbre, en quelque sorte la genèse de ce roman, aidé en cela par les dernières pages du livre (le dernier très court chapitre) qui montrent Peter, le "héros", lancé dans une traversée du continent américain d'est en ouest. D'ailleurs, son frère aîné, au cours du récit, a lui aussi passé plusieurs mois sur les routes menant à l'Ouest avant de revenir au berceau familial. Un thème fondateur de l'oeuvre de Kerouac donc!

          Le titre original est, quoi qu'il en soit, beaucoup plus révélateur du contenu du livre puisque tout le roman est l'histoire d'une rupture entre petite ville, celle de l'enfance, familière, rassurante mais aussi sans histoire valant d'être vécue et grande ville, anonyme, bruyante et brutale mais où se joue un peu du destin du monde. Rupture et limite traversent le récit où pour chaque personnage, il y a souvent une frontière très ténue entre doute et certitude, bonheur et tristesse comme s'il était, pour chacun d'entre nous, si facile de basculer dans un autre monde que celui auquel nous sommes accoutumés. Ainsi s'exprime le fils aîné, Joe, de retour de la Seconde Guerre Mondiale (autre grande rupture!): "Parfois, il lui arrivait de constater à quel point était fine la ligne qui se traçait en lui entre l'amour et l'indifférence, le dévouement et le dégoût, la confiance et la négligence, et, enfin, entre la joie de vivre et la furie du dérèglement". La beat attitude repose en grande partie sur cette "frontière" instable.

          La grande ambiguïté, d'ailleurs, chez Kerouac est que la fin du roman paraît résoudre cet antagonisme avec la mort du père de famille (les pages de son agonie et de sa mort sont parmi les plus belles du récit, notamment avec cette phrase si faussement anodine: "Mais la bougie, qui est lumière, s'éteint justement parce qu'elle est lumière."): en effet, toute la famille revient dans la petite ville pour les obsèques et l'on comprend qu'une sorte d'unité se dessine à nouveau. La première phrase du dernier chapitre ("Sur la grand-route, [...], le long des eaux luisantes d'une rivière proche des lumières d'une petite ville..") rappelle d'ailleurs la première phrase du roman: "Galloway est le nom de la petite ville. Le fleuve Merrimac qui l'abreuve, large et calme, naît dans les collines du New Hampshire."

          Mais immédiatement, l'on comprend qu'en fait tout ne fait que commencer pour Peter qui a laissé derrière lui la petite ville, l'enfance et ses illusions, pour prendre la route à la découverte de ce monde inconnu qui nous entoure.

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Quatrième De Couverture

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Parole d'auteur

"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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