« Mais, interrompit Léon, n'as-tu jamais parlé à Philippe Aubry des vexations que te faisait subir son épouse ?
- Non, je ne sais pas pourquoi : peut-être je n'osais pas ou je pensais qu'il ne m'aurait pas cru : elle était si différente avec lui... »
Et puis, environ un an après l'inauguration de l'hôtel, un dimanche matin, inexplicablement, M. Aubry avait disparu. Alors la vie de Fermín devint un enfer de tous les instants.
« Qu'est-il arrivé à Philippe Aubry, à ton avis, reprit Léon qui pensait qu'enfin ce mystère allait s'éclaircir ?
- Il a disparu et... c'est tout ; personne ne sait rien.
- Mais enfin, Fermín, les gens ne disparaissent pas ainsi, sans laisser de trace !
- Peut-être... mais moi je ne sais rien. »
Et Léon comprenait que Fermín ne dirait rien de plus, soit qu'il n'en sût effectivement pas davantage, soit qu'il dissimulât ce qu'il savait par crainte ou méfiance ; pourtant le jeune Chilien savait quelque chose, il l'aurait juré... comme le vicomte sans doute et peut-être comme doña Anjélica. Décidément, l'Hotel Aubry recelait quelques mystères... Au fur et à mesure que les récits des uns et des autres accumulaient les détails et fournissaient de nouvelles indications, une toile se tissait lentement devant les yeux de Léon, au centre de laquelle Mme Aubry veillait.
« Alors, ajouta Léon en acceptant un autre verre du liquide mordoré et légèrement pétillant, parle-moi de Mme Aubry. »
Sur le visage délicat de Fermín, une ombre de dureté passa comme un nuage voilant les doux rayons du soleil sur un champ de blé ; dans ses yeux obscurs tournoyèrent les larmes de la colère et de l'humiliation, pluie d'orage fugitive. Dans ce regard, Léon put lire toute la souffrance accumulée depuis si longtemps. Car Mme Aubry n'avait manifesté aucune bonté d'âme tout au long de ces années. Elle ne se mettait que très rarement en colère mais tout aussi rares étaient les sourires de cette femme autoritaire qui n'admettait jamais la discussion ni la contestation. Toujours vêtue de longues robes sombres, elle dirigeait l'Hotel Aubry d'une main de fer comme un général son armée. On la voyait peu mais elle surgissait toujours au bon moment lorsqu'il fallait prendre une décision ou régler un problème. Rien n'échappait à son œil impitoyable et aucun détail de la vie de l'hôtel ne lui était inconnu. Elle parlait peu et toujours d'une voix grave et sèche. Elle ordonnait et on obéissait ; on la craignait et on ne l'aimait guère. Sa douceur et sa courtoisie à l'égard des clients n'avaient d'égal que sa froideur et sa dureté envers le personnel de l'hôtel. Surtout, elle poursuivait Fermín de sa rancune, non plus sans doute pour les mêmes raisons que les premiers temps mais plutôt par habitude ; et d'ailleurs, au cas où son caractère se serait brusquement amendé et qu'elle fût devenue, par quelque bizarrerie de la nature, une personne bonne et compréhensive, cette même habitude lui aurait vraisemblablement rendu impossible tout changement de comportement à l'égard de Fermín parce que le fondement même de leur relation reposait sur la rancune et l'humiliation. Elle ne se montrait jamais cruelle avec lui mais dure et autoritaire ; de sa part, elle ne tolérait aucune faute, aucun relâchement, aucun moment d'abandon ; le travail fourni n'était jamais convenable ; aux tâches quotidiennes venaient sans cesse s'en ajouter de nouvelles. Entre eux, il n'y eut jamais de confidences ; Mme Aubry ne s'intéressait pas à la famille de Fermín et elle paraissait considérer que la vie du jeune garçon s'arrêtait aux portes de l'Hotel Aubry. Mais elle savait se montrer juste et jamais elle ne lui supprima ses heures de liberté ni ne rogna un peso sur son salaire.
« Je ne l'aime pas, mais je n'ai pas de haine, conclut Fermín en terminant son verre de chicha. »
Autour des deux jeunes gens, la taverne s'était encore animée ; plus une table n'était libre et il flottait un nuage de fumée au-dessus des clients comme une brume de bonne humeur. Léon avait du mal à trouver ses mots après le récit de Fermín ; ce dernier n'avait montré aucune animosité, simplement un peu de tristesse dans la voix. Ce genre de loyauté envers une personne qui ne le méritait guère révélait, aux yeux de Léon, une grandeur d'âme qu'il n'aurait pas soupçonnée chez un garçon de son âge ; il était persuadé que lui-même en aurait été bien incapable. Il avait envie d'exprimer son admiration à Fermín mais il ne trouvait pas de mots appropriés. Il se contentait de serrer les poings de rage sous la table en regardant stupidement vers le fond de la salle de telle sorte que son attitude faisait croire à une sorte d'indifférence totalement contraire aux sentiments qui l'agitaient.
« Hombre ! il faut que je rentre, s'écria alors Fermín, libérant ainsi Léon de la gêne croissante qui l'envahissait, sinon que va dire la patronne ? »
Et il partit d'un grand éclat de rire, si joyeux et si cristallin que quelques clients des tables environnantes se retournèrent, tandis que Léon se sentait gagné par cette bonne humeur. Puis les deux garçons sortirent dans la rue.
« Alors... à bientôt peut-être, dit Fermín.
- Oui, bien sûr ; on se reverra certainement à l'hôtel, répondit Léon. »