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8 février 2013 5 08 /02 /février /2013 15:43

Hôtel Aubry« Mais, interrompit Léon, n'as-tu jamais parlé à Philippe Aubry des vexations que te faisait subir son épouse ?

              - Non, je ne sais pas pourquoi : peut-être je n'osais pas ou je pensais qu'il ne m'aurait pas cru : elle était si différente avec lui... »

              Et puis, environ un an après l'inauguration de l'hôtel, un dimanche matin, inexplicablement, M. Aubry avait disparu. Alors la vie de Fermín devint un enfer de tous les instants.

« Qu'est-il arrivé à Philippe Aubry, à ton avis, reprit Léon qui pensait qu'enfin ce mystère allait s'éclaircir ?

               - Il a disparu et... c'est tout ; personne ne sait rien.

                  - Mais enfin, Fermín, les gens ne disparaissent pas ainsi, sans laisser de trace !

                  - Peut-être... mais moi je ne sais rien. »

              Et Léon comprenait que Fermín ne dirait rien de plus, soit qu'il n'en sût effectivement pas davantage, soit qu'il dissimulât ce qu'il savait par crainte ou méfiance ; pourtant le jeune Chilien savait quelque chose, il l'aurait juré... comme le vicomte sans doute et peut-être comme doña Anjélica. Décidément, l'Hotel Aubry recelait quelques mystères... Au fur et à mesure que les récits des uns et des autres accumulaient les détails et fournissaient de nouvelles indications, une toile se tissait lentement devant les yeux de Léon, au centre de laquelle Mme Aubry veillait.

                 « Alors, ajouta Léon en acceptant un autre verre du liquide mordoré et légèrement pétillant, parle-moi de Mme Aubry. »

                 Sur le visage délicat de Fermín, une ombre de dureté passa comme un nuage voilant les doux rayons du soleil sur un champ de blé ; dans ses yeux obscurs tournoyèrent les larmes de la colère et de l'humiliation, pluie d'orage fugitive. Dans ce regard, Léon put lire toute la souffrance accumulée depuis si longtemps. Car Mme Aubry n'avait manifesté aucune bonté d'âme tout au long de ces années. Elle ne se mettait que très rarement en colère mais tout aussi rares étaient les sourires de cette femme autoritaire qui n'admettait jamais la discussion ni la contestation. Toujours vêtue de longues robes sombres, elle dirigeait l'Hotel Aubry d'une main de fer comme un général son armée. On la voyait peu mais elle surgissait toujours au bon moment lorsqu'il fallait prendre une décision ou régler un problème. Rien n'échappait à son œil impitoyable et aucun détail de la vie de l'hôtel ne lui était inconnu. Elle parlait peu et toujours d'une voix grave et sèche. Elle ordonnait et on obéissait ; on la craignait et on ne l'aimait guère. Sa douceur et sa courtoisie à l'égard des clients n'avaient d'égal que sa froideur et sa dureté envers le personnel de l'hôtel. Surtout, elle poursuivait Fermín de sa rancune, non plus sans doute pour les mêmes raisons que les premiers temps mais plutôt par habitude ; et d'ailleurs, au cas où son caractère se serait brusquement amendé et qu'elle fût devenue, par quelque bizarrerie de la nature, une personne bonne et compréhensive, cette même habitude lui aurait vraisemblablement rendu impossible tout changement de comportement à l'égard de Fermín parce que le fondement même de leur relation reposait sur la rancune et l'humiliation. Elle ne se montrait jamais cruelle avec lui mais dure et autoritaire ; de sa part, elle ne tolérait aucune faute, aucun relâchement, aucun moment d'abandon ; le travail fourni n'était jamais convenable ; aux tâches quotidiennes venaient sans cesse s'en ajouter de nouvelles. Entre eux, il n'y eut jamais de confidences ; Mme Aubry ne s'intéressait pas à la famille de Fermín et elle paraissait considérer que la vie du jeune garçon s'arrêtait aux portes de l'Hotel Aubry. Mais elle savait se montrer juste et jamais elle ne lui supprima ses heures de liberté ni ne rogna un peso sur son salaire.

                « Je ne l'aime pas, mais je n'ai pas de haine, conclut Fermín en terminant son verre de chicha. »

               Autour des deux jeunes gens, la taverne s'était encore animée ; plus une table n'était libre et il flottait un nuage de fumée au-dessus des clients comme une brume de bonne humeur. Léon avait du mal à trouver ses mots après le récit de Fermín ; ce dernier n'avait montré aucune animosité, simplement un peu de tristesse dans la voix. Ce genre de loyauté envers une personne qui ne le méritait guère révélait, aux yeux de Léon, une grandeur d'âme qu'il n'aurait pas soupçonnée chez un garçon de son âge ; il était persuadé que lui-même en aurait été bien incapable. Il avait envie d'exprimer son admiration à Fermín mais il ne trouvait pas de mots appropriés. Il se contentait de serrer les poings de rage sous la table en regardant stupidement vers le fond de la salle de telle sorte que son attitude faisait croire à une sorte d'indifférence totalement contraire aux sentiments qui l'agitaient.

               « Hombre ! il faut que je rentre, s'écria alors Fermín, libérant ainsi Léon de la gêne croissante qui l'envahissait, sinon que va dire la patronne ? »

              Et il partit d'un grand éclat de rire, si joyeux et si cristallin que quelques clients des tables environnantes se retournèrent, tandis que Léon se sentait gagné par cette bonne humeur. Puis les deux garçons sortirent dans la rue.

              « Alors... à bientôt peut-être, dit Fermín.

             - Oui, bien sûr ; on se reverra certainement à l'hôtel, répondit Léon. »

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3 février 2013 7 03 /02 /février /2013 10:43

Hôtel AubryEt en riant, les deux jeunes gens plongèrent dans le flux animé des ruelles qui entouraient l'Hotel Aubry. Bientôt Fermín indiqua à Léon une petite porte obscure qu'ils poussèrent résolument. A l'intérieur, une pièce basse et sombre était remplie de buveurs assis autour de tables de bois foncé ; il y avait là des tablées de jeunes marins bruyants, quelques couples plus discrets et même des hommes d'affaires qui avaient desserré leur faux col blanc. Fumée et conversations flottaient dans une joyeuse atmosphère. Les deux garçons se dirigèrent vers une petite table libre, dans le fond de a salle, sous une fenêtre étroite aux rideaux d'un blanc douteux. Fermín passa commande et quelques instants plus tard, on apportait une grosse bouteille ventrue, avec deux verres. Devant le regard interrogateur de Léon, Fermín lui versa un verre avant de dire :

« On appelle ça de la chicha, c'est fait avec des pommes. J'espère que tu vas aimer, car au Chili on en boit beaucoup. »

Après quelques rasades de chicha, les deux jeunes gens, qui avaient hésité jusque-là à parler d'eux-mêmes, devinrent plus loquaces. Fermín surtout manifestait son envie de raconter ce qu'il avait très rarement l'occasion de confier. Et Léon l'écouta, attentif, silencieux et surpris. Le jeune Chilien avait passé son enfance dans une minuscule maison suspendue sur les pentes des collines qui surplombaient Valparaiso, partageant une seule pièce avec ses huit frères et sœurs, aîné d'une famille sans nombre et sans argent. Refusant le destin paternel d'ouvrier sur le port, à la merci du vent d'hiver et des morsures du soleil, il était parti à la conquête de la ville et sa route avait croisé, le jour de ses quatorze ans, celle de Philippe Aubry. Le soir de l'inauguration de l'Hotel Aubry, il s'était faufilé dans la foule des invités sans qu'on le remarquât ; à l'insu de tous, il avait parcouru les couloirs comme un explorateur un monde nouveau, pénétrant dans chaque chambre avec la même allégresse et la même curiosité. Encore aujourd'hui, alors que l'hôtel n'avait plus de secrets pour lui, il gardait le souvenir d'un immense labyrinthe s'ouvrant sur des dizaines de salles au trésor. « Dans une seule des chambres d'hôtel, on pourrait loger toute ma famille, s'exclama-t-il, presque heureux de cette découverte. » Et tandis que les dernières lueurs de la fête s'éteignaient et que quelques badauds attardés quittaient les splendeurs de l'Hotel Aubry pour s'enfoncer dans l'ombre des pentes de Valparaiso ensommeillée, Fermín s'était endormi sur l'immense lit de la chambre Rouge-Cardinal. C'est là que Philippe Aubry l'avait trouvé pelotonné contre les oreillers et n'occupant qu'une infime partie du lit, son corps gardant les réflexes de l'exiguïté familiale. « M. Aubry ne cessa de répéter par la suite que j'avais été le premier client de son hôtel ! » Léon songea non sans amusement que Rocquencourt n'aurait guère partagé cette opinion. Philippe Aubry avait porté l'enfant endormi dans la chambre Bleu-Faïence et Fermín, en ouvrant les yeux le lendemain matin, se croyait encore plongé dans un rêve azuréen ; à ses côtés, l'attendait un merveilleux plateau de petit déjeuner que Philippe Aubry avait lui-même apporté. D'après lui, une vive querelle avait ensuite opposé M. et Mme Aubry au sujet de ce geste de bonté dont Philippe Aubry était coutumier.

« Depuis que M. Aubry n'est plus là, la patronne me rappelle tous les jours qu'elle n'a jamais été d'accord pour m'accueillir à l'Hotel Aubry, rajouta-t-il avec un petit sourire narquois qui ne parvenait pas à cacher la tristesse de ses yeux. »

Car Philippe Aubry n'avait pas voulu se séparer de son premier client et lui avait offert de travailler à l'hôtel. C'est ainsi que Fermín était entré, à quatorze ans, sous la domination sans partage ni pitié de Mme Aubry : si elle avait dû s'incliner devant la volonté de son époux de garder Fermín à l'hôtel, elle avait en revanche obtenu qu'il travaillât à la cuisine avec elle, trouvant là l'occasion de faire payer chaque jour à son aide-cuisinier le prix amer de sa défaite.

La première année, la rancune de Mme Aubry ne se déchaîna qu'à la cuisine, là où Philippe Aubry n'entrait jamais ; rien n'était épargné à Fermín, ni les corvées les plus odieuses, ni les réprimandes sur ses maladresses, ni les sarcasmes sur son misérable état d'apprenti, sur la misère de sa famille ou la médiocrité des Chiliens en général. Mais lorsque apparaissait Philippe Aubry, les tourments infligés à Fermín s'apaisaient et Mme Aubry devenait une femme différente, presque douce et aimable.

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2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 16:55

Hôtel Aubry« Où courez-vous donc ainsi ? »

Le vicomte se tenait sur le seuil de sa chambre, un petit gilet turquoise cachant à grand-peine l'ampleur de son estomac. Léon jeta un coup d’œil indiscret dans la chambre Rose-Pompadour : il y régnait un désordre absolu de vêtements jetés pêle-mêle sur les chaises et les fauteuils ; des draps traînaient sur le sol couvert de tapis aux multiples tons rosés. Rocquencourt sortait de sa sieste comme un ours de six mois d'hibernation, l’œil vague et le poil froissé. Mais son esprit caustique ne souffrait d'aucun engourdissement :

« Vous avez la figure d'un amoureux transi qui vole rejoindre sa belle ! Est-ce que je me trompe ?

               - Désolé, monsieur, mais ce n'est hélas pas le cas. Avez-vous bien dormi ?

                  - Dormir ? A cette heure de la journée ? Vous n'y pensez pas, répliqua Rocquencourt dont chaque détail de sa personne disait le contraire ; mais ne changez pas de sujet, je vous prie, et dites-moi donc où vous allez si plein d'entrain, jeune fripon.

                  - C'est un secret, lui cria Léon en reprenant sa course et, soudain poussé par l'envie de taquiner le vicomte, je vous raconterai peut-être. Bonne après-midi, monsieur. »

 

Et dévalant les escaliers, il laissa Rocquencourt glapir que la jeunesse ne montrait plus aucun respect pour ses aînés. Dans le salon, il entrevit doña Angélica et Porfirio Rubio Moreno installés devant un jeu de cartes. A la réception, le vieil Agustin avait repris sa place et il salua Léon avec autant de raideur et de solennité qu'il l'eût fait pour un ministre ou un prince. Enfin, il se retrouva dans la chaleur déclinante de la rue poussiéreuse et animée. En cette fin d'après-midi, après les heures mortes de la sieste, Valparaiso se reprenait à vivre. L'on voyait passer de nombreux attelages, de grandes carrioles chargées de toutes les sortes de marchandises ; Léon remarqua que les cochers portaient souvent un grand chapeau de paille plutôt plat qui leur donnait, même aux plus humbles, un air de grand seigneur. Il n'était pas rare non plus de croiser des hommes en jaquette et haut de forme, des négociants qui couraient au port au rythme des arrivées des navires, en un flux et reflux d'affaires qui venaient irriguer Valparaiso en la plongeant dans cette perpétuelle agitation si caractéristique des grands ports de commerce. En avançant, comme à contre-courant, vers le carrefour que lui avait indiqué Fermín, Léon se heurta à une ou deux reprises à d'élégantes Chiliennes, abritées sous des ombrelles délicates et qui fixaient sur lui, le temps d'un battement de paupières, un regard sombre, intrigué et parfois hautain ; car elles n'étaient pas insensibles à la tournure particulière de cet étranger plutôt grand, au teint pâle et dans la blondeur duquel elles devaient imaginer tout le charme des brumes d'Europe, plaisir pour elles souvent renouvelé tant étaient maintenant nombreux les nouveaux arrivants à Valparaiso. Mais Léon ne voyait déjà plus ces femmes, auxquelles pourtant il aurait pu rêver comme la forme la plus accomplie et la plus visible du changement de vie que ce voyage lui apportait ; ses yeux étaient désormais aveuglés par la force d'un regard intérieur qu'il dirigeait tout entier vers l'image, à chaque instant contemplée, de la fugitive Audeline.

A l'angle de la rue, Fermín l'attendait. Il était vêtu d'une sorte de grande couverture de laine brune que Léon avait vue à diverses reprises sur les épaules de plusieurs Chiliens. S'il le reconnut presque aussitôt, il le trouva tout de même différent. Ce n'était plus le jeune réceptionniste, à l'air soumis et aux yeux timides. Fermín était grand, large d'épaules et sa tenue lui donnait fière allure, une allure d'homme. D'ailleurs, en apercevant Léon, il n'afficha pas son expression de réceptionniste, courtois et attentionné qu'il devait réserver à la clientèle de l'Hotel Aubry ; avec un sourire franc, il plongea ses yeux sombres dans ceux de Léon et, après lui avoir tapoté familièrement l'épaule, l'entraîna dans une rue plus étroite et plus animée.

« Je suis content, dit-il rapidement, car je pensais que tu ne viendrais pas.

               - Ah bon ! Mais pourquoi ? demanda Léon, malgré tout un peu gêné par ce tutoiement nouveau.

                  - Je ne sais pas. Tu sais, ce n'est pas l'habitude qu'un client de l'hôtel... disons... comment dire...

                  - Qu'un client ait des relations amicales avec un employé de l'hôtel, tu veux dire ?

                  - C'est ça, oui, des relations amicales. Tu sais, je crois que Mme Aubry ne serait pas heureuse du tout si elle savait cela.

                  - Mais elle n'en saura rien, rassure-toi. Alors, où va-t-on ?

                  - Tu veux marcher ou bien aller boire quelque chose ?

                  - Et bien si tu connais un endroit agréable...

                  - Valparaiso est remplie d'endroits agréables. »

 

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    27 janvier 2013 7 27 /01 /janvier /2013 11:03

    Hôtel AubryVisiblement, Fermín, qui ne cherchait pas à cacher son étonnement, trouvait tout à fait farfelue la réponse de Léon. C'est que son expérience de la clientèle de l'Hotel Aubry, dont le jeune Français n'était pas un exemple représentatif, l'incitait à situer ces mêmes clients dans un univers dont le travail était absent et où l'argent n'était pas une préoccupation différente de celle de choisir ses vêtements le matin ou d'hésiter entre deux types de menus dans un restaurant.

    « C'est qu'il va falloir que je paye ma chambre, reprit Léon, à son tour surpris de l'étonnement du réceptionniste, son manque de connaissance des clients habituels de l'hôtel et du comportement que les hôtes des bons hôtels ont en général lui faisant faussement croire que sa situation n'avait rien d'exceptionnel.

                  - Vous n'avez pas d'argent alors, bredouilla le jeune Chilien de plus en plus perplexe ?

                     - C'est ça, c'est exactement ça. Je n'ai que ce que mon père a bien voulu me donner à mon départ et je crois que cela sera loin de suffire à payer ma chambre plus d'un mois. »

                  Fermín semblait partagé entre une perplexité croissante et une sympathie naissante à l'égard de ce jeune client sans morgue et que sa pauvreté, à laquelle Fermín ne croyait pas encore tout à fait, rendait plus accessible.

                     « Et votre patronne m'a bien fait comprendre, reprit Léon en affectant un air de complicité, que j'avais tout intérêt à trouver de quoi payer sinon...

                  - Mais qu'est-ce que vous allez faire alors ?

                     - Ma foi, je me le demande car je ne sais pas faire grand-chose, seulement réparer des montres...

                     - Des... monstres ?

                     - Non, non, dit Léon en éclatant de rire, des montres ; vous savez... pour lire l'heure... »

    Et il tira de son gilet la belle montre en or, la seule richesse que lui avait laissée en héritage son grand-père horloger. A la vue d'un pareil trésor, Fermín se remit à douter de la prétendue pauvreté de Léon : jamais il n'avait eu entre les mains une si belle montre et il n'en avait même jamais vue.

    « Alors vous êtes... relojero... je ne sais pas le mot en français ?

                  - C'est ça, je suis horloger, enfin j'aidais mon père dans sa boutique d'horlogerie. C'est tout ce que je suis capable de faire. Par hasard, vous ne connaîtriez pas quelqu'un... ? »

    Le jeune réceptionniste secoua la tête, ennuyé de n'avoir aucune relation dans l'horlogerie. Mais en garçon pratique et qui connaissait déjà la valeur des choses, il pensait que Léon cherchait plutôt un passe-temps qu'un véritable gagne-pain :

    « Vous savez, ça ne suffirait pas à payer la chambre de toute manière.

                  - Ah bon ! vous croyez, répliqua Léon d'abord piqué puis qui comprit brusquement que le jeune garçon faisait preuve de davantage de bon sens que lui. Vous avez raison, cet hôtel est hors de prix ; c'est un hôtel pour riches : hélas ! je crois bien que je ne vais pas pouvoir rester. »

                  Et il sentit soudain ses épaules se courber sous le poids d'une évidence : il lui faudrait rapidement quitter l'Hotel Aubry et abandonner tout espoir de revoir Audeline ; tandis que le réceptionniste le guettait du coin de l’œil, son esprit s'était mis à fonctionner à toute vitesse à la recherche d'une solution. Rester lui paraissait impossible, partir impensable. Ses idées s'embrouillaient, s'éparpillaient dans toutes les directions et finissaient toujours par se heurter à l'inexorable nécessité de trouver de l'argent. Pour la première fois depuis son départ, il ressentit cruellement l'absence de ses parents et l'abandon de la vie confortable qu'il menait auprès d'eux. Il se sentait seul et incapable de lutter, comme si toutes les heures de fatigue accumulées sur le Saint-Malo et toutes les sensations nouvelles éprouvées depuis l'arrivée à Valparaiso se cristallisaient soudainement et lui ôtaient toute son énergie. Le mieux était encore de ne rien décider pour le moment, il était encore trop tôt, il lui fallait connaître un peu mieux la ville, se faire des amis ou du moins des connaissances qui pourraient ainsi le guider. Comme il arrive toujours dans ces moments d'angoisse où l'on doit faire un choix important qui peut changer le cours de la vie, Léon éprouva presque autant de soulagement à ne prendre aucune décision que s'il en avait pris une. Et à nouveau plein d'entrain, bien décidé à oublier l'échec de cet après-midi, il demanda joyeusement au réceptionniste qui, cette fois, en resta abasourdi :

    « Dis-moi, Fermín, à quelle heure finis-tu ton service ? On pourrait aller faire un petit tour en ville ?

                   - Señor, je ne sais pas...

                       - Voyons, appelle-moi Léon, on doit avoir presque le même âge ! Alors les politesses... » 

    Cette fois, jetant un dernier regard inquiet vers le salon où avait disparu Mme Aubry, Fermín se laissa gagner par cette brusque familiarité qui s'adressait non plus au personnage de réceptionniste qu'il composait à chaque instant avec difficulté mais au jeune garçon plein de malices que Léon avait surpris quelques instants auparavant en train de rêver le nez en l'air. Il décida d'accepter l'offre du jeune Français mais comme pris d'un reste de méfiance, il se pencha vers lui en chuchotant tel un conspirateur :

    « Dans une heure, au coin de la rue. J'ai deux heures de libres avant le repas du soir. »

    Puis il se redressa et reprit immédiatement l'air poliment indifférent que lui dictait son rôle de réceptionniste, cherchant ainsi à faire comprendre à Léon que celui-ci devait aussi reprendre son rôle de client. D'ailleurs, Léon avait compris la retenue du jeune Chilien. Il s'éloigna en ne songeant plus désormais qu'au doux nom d'Audeline.

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    20 janvier 2013 7 20 /01 /janvier /2013 10:49

    Hôtel AubryCette apparition soudaine, parce qu'elle n'avait pas été anticipée par Léon et parce qu'elle prenait place dans un moment où son esprit comme son corps se trouvaient relâchés et tout entiers tournés vers la conversation qu'il aurait désiré poursuivre avec le jeune réceptionniste, ne provoqua en lui aucun sursaut, aucun recul ni aucune panique. Tout au contraire, comme un somnambule qui ne redoute pas de tomber dans le vide parce qu'il ne l'aperçoit pas tant qu'il est endormi, Léon ignora les dangers d'une confrontation avec Mme Aubry et il lui fit face en répondant calmement :

    « Bien au contraire, chère madame, j'ai l'intention de prolonger mon séjour dans votre agréable hôtel... si bien sûr vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

    Mme Aubry, dont les yeux s'étaient déjà préparés, en se rétrécissant, à une réplique cinglante, se trouva déconcertée par le ton flatteur de la répartie adverse et, comme un lutteur qui perd tous ses moyens lorsqu'il ne peut s'appuyer sur la riposte de son ennemi pour exercer sa puissance, elle abandonna en un instant le masque d'austérité qui voilait ses traits en permanence : son visage s'éclaircit tandis qu'adoucissant ses yeux, elle fit courir tout au long de sa bouche le frémissement inespéré d'un sourire. A cet instant, Léon s'aperçut que Mme Aubry était une belle femme ou du moins, qu'en de rares moments comme celui-là, se réanimait la flamme d'une beauté que les années avaient progressivement éteinte mais qui continuait d'illuminer de l'intérieur la surface austère de ses traits usés. Elle réfléchit un instant, s'avança vers Léon assez brusquement puis inclina la tête avec une grâce inattendue :

    « Vous m'en voyez absolument ravie, cher M. Jamin, et je suis flattée de l'estime que vous semblez déjà porter à notre modeste hôtel. »

    Elle semblait maintenant presque sur le point de rougir comme une demoiselle à qui l'on aurait adressé un compliment embarrassant sur sa beauté. Son regard, en se relevant, rencontra alors celui du jeune réceptionniste qui attendait, comme figé, à la fois incrédule et pourtant déjà prêt à accepter cette bonté nouvelle et imprévue de sa patronne. Aussitôt, le visage de cette dernière se durcit. Sa nature profonde, vaincue par le charme de Léon et n'ayant fait que s'effacer un instant, réapparut tout entière devant le danger que représentait pour son autorité le regard interloqué de son jeune employé. Toute trace d'amabilité disparut alors de sa voix :

    « Néanmoins, je tiens à vous avertir que vous devrez vous soumettre à certaines contraintes, notamment en ce qui concerne le règlement de votre chambre : un mois payable d'avance et définitivement acquis à l'hôtel. Cela vous convient-il ? »

    Calculant rapidement qu'il disposait tout juste de la somme nécessaire pour le premier mois, Léon n'hésita pourtant pas à accepter. Face au brutal revirement d'attitude de Mme Aubry, il n'avait pas eu le temps de parer et toute sa décontraction et son audace s'évanouirent face à cette attaque frontale. Par ailleurs, en aurait-il eu le courage qu'il n'aurait pourtant pas agi différemment tant le conduisait dorénavant le désir profond et impérieux de ne plus quitter ces lieux enchantés qui abritaient Audeline. Devant la soumission de Léon Jamin, Mme Aubry se radoucit à nouveau, considérant que sa victoire était totale :

    « Votre chambre vous convient-elle, M. Jamin ?

                  - Parfaitement, madame ; je la trouve tout à fait agréable.

                     - Les repas sont-ils à votre goût ?

                    - Les mets y sont délicieux et font honneur à votre hôtel.

                    - Parfait, parfait. Et bien, Fermín ! dit-elle en s'adressant au cuisinier-réceptionniste à qui les compliments de Léon étaient allés droit au cœur et qui affichait un sourire béat, qu'avez-vous à sourire aux anges, mon garçon ? Soignez plutôt votre tenue ! »

                Et détournant ses yeux du jeune Chilien, une moue de dégoût aux lèvres, elle fit un bref signe de tête à Léon en guise d'adieu avant de s'éloigner silencieusement et avec le dédain d'une reine qui viendrait de s'abaisser à adresser la parole à de vils roturiers.

    Les deux garçons échangèrent un coup d’œil qui, de la part de Léon, signifiait : « Est-elle toujours comme cela ? » et qui, de la part de Fermín, indiquait que tel était bien le caractère de sa patronne. Car au cours de ce nouvel affrontement – et Léon ressentait ainsi ses rencontres avec Mme Aubry – il avait entrevu une autre facette du caractère de la vieille dame : la tyrannie qu'elle exerçait sur ceux qui l'entouraient. Sans aucun doute, Fermín était la victime résignée d'avanies répétées. Ce dernier avait retrouvé un sourire éclatant ; il semblait lui aussi vouloir poursuivre la conversation entamée avant la tonitruante interruption de Mme Aubry :

                   « Qu'est-ce que vous allez faire au Chili ?

                - Bah ! Je n'en sais encore trop rien ; je voudrais bien pouvoir travailler.

                   - Travailler ? »

     

       

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      19 janvier 2013 6 19 /01 /janvier /2013 12:23

                Comme je ne veux pas vous ennuyer, je serai bref sur le roman de Claude Michelet, Quelque part dans le monde, dont l'éditeur ose vanter "un formidable souffle de liberté"!

                L'histoire et la trame narrative d'abord, mille fois lues: les aventures d'un jeune corrézien à la conquête de Paris puis de l'Amérique; il se retrouve sur tous les grands lieux de l'histoire de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle: canal de Panama, histoire du cinéma, de la photo, de l'aviation et guerre de 14. Il est évidemment rebelle (avec ses parents), il réussit tout ce qu'il entreprend, il est beau et fait la conquête d'une beauté conquérante, etc... Les poncifs et autres lieux communs s'enchaînent (l'irlandais alcoolique, grincheux mais si brave, le chinois dont il faut se méfier, le petit français "d'amour", la belle américaine...).

                Quant au style, il est inexistant et les dialogues d'une platitude affligeante. Bon, c'est ma seconde déception avec cet auteur, la dernière aussi. Et dire que ce genre de roman encombre les rayons de nos librairies grâce au flair et à l'audace des éditeurs d'aujourd'hui!

                Un vent mauvais plutôt qu'un grand souffle...

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      12 janvier 2013 6 12 /01 /janvier /2013 18:49

      Hôtel Aubry         Rapidement, pourtant, le jeune réceptionniste reprit l'attitude qui correspondait à sa fonction :

                « Señor, en que le puedo ayudar ?1

               - Hum ! Parlez-vous français ?

                 - Oui, Señor, un peu.

                 - Ah bon ! Tant mieux ! Voilà, je vais vous expliquer : je voudrais prendre pension à l'hôtel.

                 - Prendre... pension ?

                 - Oui... c'est-à-dire rester à l'hôtel pour longtemps.

                 - Si, si... je comprends mais je dois parler à la Mme Aubry : elle décide. »

               Interloqué, Léon se demanda ce qu'il voulait dire par-là : « Mais qu'est-ce qu'il me chante-là, ce brave garçon ? Elle décide, elle décide... mais au nom de quoi ? Je lui fais l'honneur de bien vouloir rester dans son hôtel et elle peut décider de refuser peut-être ? C'est ce que l'on va voir ! »

                 Mais au lieu de donner à sa réponse toute la vigueur de son indignation intérieure, il adressa au jeune garçon une requête presque suppliante :

                 « Dans ce cas, pourriez-vous lui demander s'il serait possible que je reste quelque temps, s'il vous plaît ? »

                Comme si en montrant de bonnes dispositions envers le réceptionniste, il se conciliait déjà les bonnes grâces de Mme Aubry. Mais au lieu de lui répondre, le jeune réceptionniste, dont le visage s'éclaira soudain d'un large sourire, lui demanda :

                « Vous venez de Paris, n'est-ce pas ?

              - Non, enfin d'une petit ville en France, pas très connue ; mais je connais Paris bien sûr, j'y suis allé souvent, répondit Léon en rougissant de ce mensonge puéril.

                - C'est beau, n'est-ce pas ?

                - Très beau... et surtout très grand.

                - M. Aubry, avant, il me parle beaucoup sur Paris, chuchota le jeune homme en se penchant vers Léon.

                - M. Aubry ? Vous le connaissez ? répliqua Léon soudain intrigué et intéressé.

                - Oui, je l'aime bien mais... il est parti maintenant.

                - Pourquoi est-il parti ? Qu'est-il arrivé ? »

              Léon se rendit compte un peu tard que sa question était trop directe ; le sourire du réceptionniste disparut et ses yeux se mirent de nouveau à rouler dans tous les sens :

                « Je ne sais pas, moi je suis le cuisinier de l'hôtel. Aujourd'hui, je remplace simplement don Agustin.

              - Et bien moi, je m'appelle Léon... Léon Jamin et je viens d'arriver au Chili.

                - Alors... bienvenido !

                - Merci. En fait, je trouve cet hôtel assez agréable et j'aimerais bien y rester un temps. Vous travaillez depuis longtemps à l'hôtel, reprit-il pour soutenir la conversation ?

                - Presque dix ans... beaucoup de temps, n'est-ce pas ? Mais je travaille très jeune, à quatorze ans.

                - Et vous êtes le seul cuisinier ?

                - Oui, mais Mme Aubry aussi fait la cuisine. En fait, moi je l'aide simplement. C'est elle qui décide. »

                « Sapristi, se dit Léon, cette vieille bique se mêle de tout ! Bon, mais avouons tout de même que sa cuisine n'est pas mauvaise. »

               Tout heureux d'avoir fait la connaissance d'un garçon de son âge, chilien de surcroît, Léon était bien décidé à poursuivre sa conversation. Mais il vit à nouveau les yeux du jeune réceptionniste se mettre à tourbillonner et, au moment où il s'apprêtait à lui demander la raison de son affolement, il sentit derrière lui s'élever la voix glaciale de Mme Aubry :

                « Songeriez-vous déjà à nous quitter, M. Jamin ? »

       ____________________________________________       

       1« Monsieur, en quoi puis-je vous aider ? » (NdA)

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      6 janvier 2013 7 06 /01 /janvier /2013 09:51

      Raphaël1          Sous l'intitulé trompeur de "dernières années", le Louvre expose des oeuvres majeures du peintre italien de la Renaissance, Raphaël. Trompeur car il s'agit des oeuvres de sa maturité et non pas d'oeuvres de fin de carrière. De fait, mort très jeune, il n'a pas vraiment eu de fin de carrière!

                Je ressors de l'exposition avec un sentiment de malaise (malaise de riche cependant!). Les tableaux de Raphaël sont évidemment ceux d'un génie de la peinture; les Madones et autres Saintes Familles sont d'une grâce et d'une harmonie rares et c'est bien sûr une peinture dont l'évidence s'impose à nous comme elle s'est imposée aux contemporains.

                Mais, et comme cela est bien mis en relief dans l'exposition, à vouloir à tout prix faire la Raphaël2synthèse des styles de ses deux grands rivaux de l'époque, da Vinci et Michel-Ange, au bout du compte il me semble que Raphaël impose moins sa marque "stylistique" qu'eux; de mon point de vue, il lui manque ce petit "rien" qui nous rend immédiatement familier un grand artiste au simple coup d'oeil que l'on jette à ses oeuvres. Faute de compétence de ma part, je dirais qu'il y a un côté "lisse" dans sa peinture, qu'il nous manque une "accroche" (le sfumato de Vinci, les "muscles" de Michel-Ange...).

                Néanmoins, c'est tout de même un bonheur d'admirer la qualité du rendu des tissus et de la carnation, cette texture qui fait d'un peintre un grand peintre, notamment dans les portraits.

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      5 janvier 2013 6 05 /01 /janvier /2013 12:17

      William Faulkner          On dirait le Sud... oui mais le Sud des Etats-Unis, au moment de la Guerre de Sécession, un Sud en pleine déliquescence, où les préjugés tissent les relations sociales et un Sud surtout tragique. Telle est la toile de fond du roman de William Faulkner, étrangement intitulé Absalon! Absalon!, du nom d'un fils de David, dans la Bible.

                Selon Malraux, Faulkner aurait introduit la tragédie grecque classique dans le roman policier. Laissons à Malraux la paternité de ce jugement mais reconnaissons que dans la famille Sutpen, il y a quelque chose des Atrides, la famille maudite d'Oedipe et Antigone où l'inceste le dispute au parricide. Le père, c'est Thomas Sutpen, un parvenu issu des montagnes sauvages de Virginie et d'une famille pauvre et "très rustique" et qui arrive dans le Sud après un passage par Haïti. Ce père fondateur est à l'origine du mal qui ronge toute la famille et structure le roman. Il est à l'image du malaise qui ronge le Sud des Etats-Unis, même avant la guerre "Nord contre Sud". La famille Sutpen symbolise la décadence d'une certaine aristocratie sudiste, la consanguinité de ce milieu absolument fermé, la question de l'antagonisme entre blancs et noirs et le refus du progrès incarné par le Nord.

                Ce roman tourne autour d'une tragédie familiale et atteint son point culminant dans le meurtre d'un fils de Sutpen par son demi-frère. Le récit est composé de plusieurs voix narratives qui donnent des angles de vue différents sur le même épisode central qui est la fatalité d'une décadence familiale (métaphore de  la décadence sudiste). Le texte est compact, dense, polyphonique et difficile à lire, parfois même décourageant tant les points de vue semblent répétitifs (mais l'important est dans la subtile variation et le détail supplémentaire).

                Au bout du compte, comme dans la tragédie antique, c'est la mort qui triomphe et purifie.

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      2 janvier 2013 3 02 /01 /janvier /2013 15:49

      Hôtel Aubry          Audeline.

                Le rêve avait fui. Ce nom précieux, dont les échos retentissaient encore dans la tête de Léon toujours assis face au piano, n'avait déjà plus que la consistance du souvenir. Il n'avait même pas eu le temps de remarquer quelque nouveau détail de la beauté d'Audeline (ah ! pouvoir désormais prononcer son nom!) qui serait ainsi venu s'ajouter au portrait intérieur qu'il façonnait peu à peu et qu'il se plaisait à admirer de temps à autre. En revanche, rien qu'au son de sa voix, Léon avait senti que la fille de Mme Aubry possédait autant d'amabilité et de douceur que sa redoutable mère. Déjà il la haïssait, non seulement pour avoir gâché la rencontre si habilement provoquée mais surtout pour traiter Audeline avec aussi peu de ménagement, comme si son amour naissant prenait déjà sous sa protection l'objet de cet amour. Puis, tout d'un coup, son cœur se souleva à nouveau : il ne s'agissait pas d'une nouvelle apparition, mais d'une idée qui venait de s'imposer à son esprit et devant laquelle il s'inclina mentalement comme le fidèle devant l'évidence de la révélation divine. Comment pourrait-il quitter l'Hotel Aubry maintenant ? Maintenant qu'il avait été le témoin d'une telle scène ! Il éprouvait certes un sentiment particulier pour Audeline qui justifiait à lui seul la possibilité de prendre pension à l'hôtel et donc de donner à ce sentiment nouveau tout loisir de s'épanouir. Mais ce même sentiment se trouvait renforcé par l'intuition qu'Audeline n'était pas heureuse, qu'elle souffrait de la vie que lui faisaient mener ses parents et sans doute sa grand-mère. Comment pouvait-il donc l'ignorer ? Cette scène n'en apportait-elle pas une preuve suffisamment convaincante ? Et si cela ne suffisait pas, pouvait-il affirmer avoir vu sur le visage de la jeune fille, au cours de leurs différentes rencontres, le moindre signe de bonheur ou de joie ? Bien au contraire, il se rendait maintenant compte, comme si le puzzle disposait dorénavant de suffisamment de pièces pour dévoiler les contours d'une image, que le portrait qu'il conservait précieusement au-dedans de lui était celui d'une jeune fille triste. Cette idée de souffrance et de tristesse, venant s'ajouter aux prémices de son amour, mirent un terme définitif aux hésitations de Léon. Il fallait rester ; il devait rester ; il allait rester... Et comme il savait qu'il n'y avait plus aucune chance pour qu'une nouvelle rencontre se produisît cet après-midi et que le piano resterait désormais solitaire, il quitta son poste d'observation face au bougainvillier et, fort de sa résolution, se dirigea vers la réception pour confirmer son séjour à l'Hotel Aubry.

                En découvrant le jeune homme d'une vingtaine d'années qui se tenait au comptoir, Léon se demanda un instant s'il n'avait pas la berlue et si le vieux réceptionniste qui l'avait accueilli le premier jour n'avait pas soudain rajeuni, heureuse victime de quelque facétie de la nature ; mais il comprit, en s'approchant un peu plus et en examinant les traits du jeune homme, fort différents de ceux du réceptionniste, qu'il ne s'agissait que d'un remplaçant. Il ressentit presque autant de gêne de sa méprise que celle que nous éprouvons en découvrant que la personne à qui nous avons donné une tape fraternelle sur l'épaule, persuadés que nous sommes d'être en présence d'un ami fidèle, n'est qu'un inconnu qui se retourne avec un visage hésitant entre l'étonnement et le mécontentement. Et sans doute Léon avait-il été victime, en cet instant, comme nous le sommes dans ce genre de situation, d'un mauvais ajustement de ses pensées avec la réalité, tout bouleversé qu'il était encore par l'extraordinaire découverte du doux prénom de l'être aimé. Au moment où Léon s'apprêtait à entrer en contact avec lui, le jeune homme, qui avait les yeux fixés sur la porte d'entrée, comme s'il guettait l'arrivée des clients, mais dont l'expression montrait qu'à l'évidence il était en train de rêvasser, eut un petit sursaut comme si en s'approchant, Léon avait déclenché un signal d'avertissement ; son visage, calme et serein un instant auparavant, se crispa en un sourire craintif tandis que ses grands yeux sombres allaient et venaient en essayant de couvrir le plus d'espace possible.

                « Mon dieu, songea Léon, comment vais-je m'expliquer ? Ce garçon parle-t-il français ? J'en doute fort. » Et subitement pris d'angoisse et envahi par la timidité, il se mit lui aussi à sourire avec gêne et à chercher de tous les côtés l'aide improbable d'un autre client. De telle manière qu'une personne entrant à cet instant dans l'hôtel aurait pu se demander à quelle étrange coutume se livraient ces deux jeunes gens, debout l'un en face de l'autre et qui s'échangeaient des grimaces en roulant des yeux.

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      Quatrième De Couverture

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      "... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

       

      Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

       

      "Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

       

          Vladimir Nabokov in Littératures

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