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1 janvier 2013 2 01 /01 /janvier /2013 15:59

pile de livres

 

 

 

                                                Une excellente année 2013 à toutes et à tous!

 

                                         Qu'elle soit la plus littéraire, la plus livresque, la plus romanesque,

                                         la plus poétique, la plus artistique, la plus créative possible!

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31 décembre 2012 1 31 /12 /décembre /2012 11:59

Hôtel AubryV

 

          Audeline.

            Elle se nommait Audeline. L'air vibrait encore de ces trois notes de musique, coups de harpe comme une caresse sur son cœur.

          « Audeline ! » avait crié sa mère et la jeune fille, une seconde auparavant encore inconnue et mystérieuse, avait suspendu sa course dans le salon et s'était retournée, répondant au déclic d'une clef dont Léon possédait maintenant le secret. Et ce visage aux joues lisses et aux yeux sereins, tourné vers le fond de la pièce, dans l'attitude à la fois doucement interrogatrice et paisiblement souriante de ces jeunes femmes que Vermeer baignait d'une lumière tamisée, devenait soudain plus familier parce que le nom qui venait de voler à travers la pièce l'avait recouvert d'un masque qui épousait parfaitement ses contours arrondis et apparaissait désormais à Léon comme le plus approprié à l'essence rare et musicale de la jeune fille.

          Audeline.

          Ce nom, à la valeur inestimable, Léon était bien décidé à la garder pour lui, à le prononcer de temps à autre à voix basse, comme l'on sortirait de son écrin un diamant pour le seul plaisir de le contempler quelques instants avant de le ranger précieusement. Car savourer ce nom délicieux représentait déjà un pas immense vers la connaissance qu'il avait de la jeune fille qui le portait ; c'était se l'approprier un peu ; c'était s'emparer d'un morceau infime de son être réel et de sa vie ; c'était s'ouvrir l'accès à l'essence unique de ce même être et de cette même vie. Mais la possession de ce trésor, Léon ne la devait pas au hasard. Elle était le fruit d'un stratagème que n'aurait pas renié Julien Sorel ou Fabrice del Dongo. L'après-midi tirait à sa fin comme l'attestait la fuite définitive du soleil au-delà des plantes du salon. Léon s'était retrouvé seul ; Rocquencourt avait lui aussi regagné sa chambre après de multiples étirements, bâillements et grognements dignes d'un vieux chien de chasse fourbu. Dans la verdure solitaire du salon, le tendre souvenir de la veille lui était revenu. Il avait tiré un fauteuil en face du grand bougainvillier de manière à avoir le piano sous le meilleur angle d'observation possible. En agissant de la sorte, il était non seulement poussé par l'espoir de voir se renouveler une rencontre qui ajouterait encore une nouvelle sorte de sensations à toutes celles accumulées jusque-là et qui formaient ce qu'il osait maintenant appeler son amour naissant mais il était aussi porté par un genre d'instinct qu'un grand nombre de personnes amoureuses ont expérimenter et qui semble nous guider opportunément sur le chemin de la passion. Assis à l'abri des plantes et des regards, il avait tout le salon en perspective et même, dans son prolongement, une partie du hall. L'après-midi s'écoula ainsi avec une exaspérante lenteur ; de loin en loin, quelqu'un venait troubler cette solitude. A chaque apparition, il sentait son ventre se contracter tandis que son cœur s'emballait et qu'un étrange picotement courait le long de sa nuque. La déception venait ensuite mettre bon ordre à tous ces dérèglements et il se disait que, la fois suivante, il montrerait plus de sang-froid et saurait mieux maîtriser ses émotions, comme un cheval rétif s'habitue peu à peu à l'obstacle. Mais il découvrait que son corps était plus fougueux qu'un cheval sauvage ; il n'obéissait en rien aux injonctions de sa raison mais suivait volontiers sa nature impétueuse. Bien au contraire, il lui semblait qu'à trop tirer sur la bride, il obtenait un résultat inverse à son désir et qu'à chaque mouvement dans le hall ou dans le salon, son cœur se mettait à ruer de plus belle. Autour de lui, il sentait maintenant l'hôtel vibrer d'attente car il projetait sur les objets qui l'entouraient les sentiments qui bouillonnaient en lui. Au loin, les cris de la rue rendaient palpable et pesant le silence qui régnait à l'intérieur du salon. Plus d'une fois, il fut tenté de renoncer à son projet, non par lassitude mais par crainte que la rencontre qu'il espérait fût décevante ou ne causât quelques désagréments à la jeune fille. Mais sa raison disposait de trop peu d'armes pour l'emporter sur son cœur, à cet instant prince souverain de sa conduite. A tout moment surgissaient des arguments qui, de toutes les façons, ne pouvaient convaincre qu'un convaincu : assurément la jeune fille était sortie et il n'y avait aucun risque pour que la présence de Léon auprès du piano pût la déranger puisqu'elle n'y viendrait pas ; à supposer même qu'elle ne fût pas sortie, rien ne l'obligeait à venir jouer du piano justement au moment précis où Léon l'attendait ; même s'il lui venait à l'idée de venir jouer précisément maintenant, sans doute n'apercevrait-elle pas Léon, assis fort discrètement et presque à moitié dissimulé par les plantes ; quand bien même elle se rendrait compte de sa présence, il n'était que fort peu probable qu'elle le reconnût et elle ne verrait en lui qu'un simple client venu se reposer dans un coin retiré du salon. C'est ainsi que Léon Jamin songeait à cette improbable rencontre tandis que l'Hotel Aubry s'enfonçait dans l'après-midi comme un grand navire sur une mer sans vent.

          Lorsqu'elle parut enfin, il ne s'y attendait plus depuis longtemps et ce fut la seule apparition, pourtant la plus émouvante pour lui, qui ne provoqua aucune réaction de sa part, aucun sursaut de son cœur. Elle fut là, devant lui, entre le piano et le bougainvillier et lorsqu'il comprit enfin que c'était elle, il s'était déjà comme habitué à l'idée que c'était effectivement elle et cela ne méritait plus d'ébranlement particulier de ses nerfs. Vêtue d'une robe à la coupe très simple et parsemée des minuscules fleurs bleues d'un champ printanier, elle avança, légère et aérienne, la tête un peu inclinée, comme perdue dans un songe. Tel un bel oiseau aux plumes d'azur s'abattant sur une branche, elle allait s'asseoir au piano lorsqu'elle fut arrêtée dans son vol par la voix de sa mère, nette et acérée comme une flèche : « Audeline ! » Puis un autre trait encore plus acéré : « Audeline, je te prie de venir. » Alors, triste oiseau aux ailes brisées, elle tourna son joli visage blessé vers sa mère mais du côté opposé à celui où se trouvait Léon si bien que non seulement elle ne put pas s'asseoir au piano mais encore elle n'eut aucun regard pour le jeune homme resté dans l'ombre et qui avait assisté impuissant à la scène. Obéissante et soumise, elle regagna à tire-d'aile les profondeurs de l'hôtel d'où elle avait un instant émergé à la recherche de musique et de liberté.

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29 décembre 2012 6 29 /12 /décembre /2012 14:34

Hôtel Aubry« C'est M. de Rocquencourt qui prit la décision qui s'imposait : il monta frapper à la chambre Rouge-Cardinal. Et là... mais Balthazar, je vous en prie, racontez plutôt puisque c'est vous qui êtes entré dans la chambre de Mme et M. Aubry... »

Et là, dans la vaste chambre aux murs tendus d'une tapisserie d'un rouge éclatant, comme un oiseau immobile sur son perchoir, dans l'attente que l'on retirât de la cage le voile qui le maintenait inerte, Mme Aubry était assise au pied du lit, seule, droite et sombre. A première vue, Philippe Aubry ne se trouvait pas dans la pièce. Rocquencourt était resté quelques instants immobile sur le seuil, observant avec gêne le silence absent de cette femme qui ne paraissait pas le voir mais s'absorbait dans la contemplation d'un petit cadre ovale posé sur une élégante table de nuit en merisier. Rien se semblait capable de détourner son attention et le vicomte hésitait entre la crainte de troubler cette attitude muette sans doute dictée par une douleur intérieure et le désir de savoir ce qui était arrivé à M. Aubry. Pourtant il ne pouvait redescendre bredouille. Brusquement porté par un élan de générosité où la volonté sincère de porter secours à autrui se mêlait à l'orgueil irrépressible de paraître bon, il fit un pas dans la chambre en prenant le soin de procéder à plusieurs raclements de gorge annonciateurs. Il s'avança en affichant une moue incertaine aux lèvres qui pouvait, au moindre indice, s'étendre en un large sourire ou bien se réduire à un rictus de compassion ; Mme Aubry détourna enfin le regard du portrait ovale et vint le fixer avec lenteur sur le vicomte.

« Jamais, continua Rocquencourt en secouant sa large figure couperosée, je n'oublierai l'expression qui passa à cet instant dans les yeux de cette femme : la désolation à l'état pur, comme un immense sanglot silencieux... »

Frappé par l'intensité désespérée de ce regard, Rocquencourt s'immobilisa, à la recherche d'un geste ou d'une parole qui auraient pu à la fois mettre un terme au silence oppressant et détourner de lui ces yeux remplis d'inhumaine désespérance. Mais avant qu'il eût pu réagir, Mme Aubry avait soudain comme réajusté son regard qui d'implorant devint morne, puis hautain et pour finir glacial :

« Que voulez-vous, M. de Rocquencourt ? Prononça-t-elle lentement sur le ton d'un juge s'apprêtant à dicter une sentence.

- Veuillez pardonner cette intrusion, madame, mais nous étions étonnés de ne point vous avoir vus à l'église ce matin, vous et M. Aubry. Je voulais simplement m'assurer que tout allait bien.

                 - Tout va bien, M. de Rocquencourt, je vous remercie de votre sollicitude. »

             Le silence retomba comme un lourd rideau sur cette scène brève et le vicomte comprit qu'il devait se retirer sans obtenir davantage de Mme Aubry ; celle-ci avait d'ailleurs déjà repris l'attitude qu'elle avait à l'entrée de Rocquencourt.

« Vous ne croirez pas, mon cher Léon, mais Philippe Aubry avait bel et bien disparu ce jour-là et depuis nous n'avons plus jamais entendu parler de lui. Mais le plus extraordinaire est qu'à aucun moment, Mme Aubry ne nous en a parlé et que, seule, elle a continué à tenir la direction de l'hôtel, un peu comme si son époux avait quitté la ville pour quelques jours seulement.

              - Mais, intervint Léon qui ne pouvait contenir sa curiosité, qu'est-il donc arrivé à Philippe Aubry ? De quoi est-il mort ?

                 - Mort, mon cher ami ? Mais nous n'en savons rien, il a disparu tout simplement ! Peut-être est-il mort ou bien a-t-il quitté pour toujours l'hôtel, la ville ou le pays. Plus aucune trace de lui, envolé, parti en fumée !

                 - Mais sa fille, son gendre, vous les avez questionnés ? Ils doivent bien savoir, eux !

                 - Rien ! ils n'ont jamais rien voulu nous dire, muets comme des carpes, à tel point que je me demande s'ils savent même quelque chose ! »

              Alors que le voyage à bord du Saint-Malo et les premières heures passées sur cette terre du bout du monde n'avaient pas procuré à Léon le genre de sensations qu'il imaginait lorsqu'il passait ses après-midi d'enfance à parcourir le monde mystérieux des Voyages Extraordinaires de Jules Verne, le récit de cette disparition inexpliquée plongeait son imagination dans une atmosphère totalement différente de ce qu'il avait connu jusqu'à présent. Les milliers de lieues parcourues et les paysages nouveaux avaient certes introduit un changement et une rupture dans le cours de sa vie, en avaient rompu la monotonie en ce sens qu'ils en avaient interrompu la continuité mais ils ne lui avaient découvert aucune réalité différente ; la qualité de son nouveau type de vie n'était pas fondamentalement autre que celle de la vie qu'il menait dans sa ville natale. En revanche, la disparition de Philippe Aubry, parce qu'elle introduisait comme une faille dans la logique du monde tel qu'il avait l'habitude de le vivre, parce qu'elle semblait ouvrir un passage obscur vers une autre réalité dont il était loin d'avoir la clé mais qu'il sentait être d'une autre essence, cette disparition comblait brusquement l'intervalle qu'il avait mis entre le travail de son imagination au cours des lectures des Voyages Extraordinaires et la réalité qu'il découvrait au terme de son propre voyage. A cet instant, il ne se figurait plus l'excitation ou l'angoisse d'un Phileas Fogg ou d'une mistress Branican parcourant les chemins hasardeux d'un monde nouveau ; il était ce voyageur et il ressentait physiquement et moralement ce que cet itinéraire dans l'inconnu avait d'extraordinaire. Étouffant un petit bâillement de chatte engourdie, doña Anjélica mit un terme à cette heure de récit qui venait d'ouvrir à Léon des perspectives insoupçonnées : elle déclara qu'il était grand temps pour elle de sacrifier au rite quotidien de la sieste, aussi indispensable à son âge, maugréa-t-elle, qu'une canne à un invalide. A petits pas, elle enjamba les dernières flaques de soleil qui disparaissaient maintenant dans les confins du salon ; elle traversa le hall silencieux et assoupi à cette heure puis elle se lança avec bravoure dans les escaliers qui, à chaque marche, lui arrachaient un petit grognement d'effort. A côté de Léon, le vicomte avait sombré une nouvelle fois dans un demi-sommeil, ponctué à intervalles réguliers, comme le ressac, d'un léger ronflement, seul bruit à venir désormais troubler les heures tranquilles dans lesquelles entrait l'Hotel Aubry.

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28 décembre 2012 5 28 /12 /décembre /2012 17:07

Hôtel AubryEt Léon percevait dans le regard de doña Anjélica une lueur d'admiration et de regret qui donnait à penser qu'elle n'avait pas été la cliente la moins sensible aux charmes du fondateur de l'Hotel Aubry. Sans doute le souvenir, en ce qu'il gomme si facilement toute impureté, donnait-il aussi à son récit cette consistance sucrée propre à la mémoire que nous conservons des personnes que l'on a appréciées ou aimées dans telle ou telle circonstance de notre vie. Mais l'on percevait aussi, au-delà du vernis des émotions premières, sous cette mince couche de souvenirs embellis par le temps comme la patine donnée par les ans à un vieux meuble, la vérité de caractère d'un homme que chacun reconnaissait comme louable ; en effet, les quelques mots que Rocquencourt, entre deux assoupissements bruyants, avait ajoutés pour compléter le récit de doña Anjélica, s'ils n'appartenaient pas au même registre émotionnel de la mémoire laudative, ne venaient en rien contredire le portrait que Léon voyait se dessiner en petites touches régulières : celui d'un homme de bonne volonté et de courage, que l'épreuve n'avait pas abattu ; celui d'un homme qui avait su mener à bien l’œuvre qu'il portait dans son cœur et dans son âme ; celui d'un homme aimable, aux belles manières, sachant se faire aimer des hommes et adorer des femmes. Dans les paroles de la vieille dame comme dans les commentaires de Rocquencourt, Léon avait senti un mélange complexe d'admiration, de respect et de regret, cette sorte d'alchimie que ne laissent derrière eux que les hommes de qualité, de la même façon qu'un chef-d’œuvre de l'art italien religieux de la Renaissance parvient à séduire les amateurs d'art comme les plus récalcitrants à la peinture, les croyants comme les profanes, les admirateurs de Fra Angelico comme ceux de Nicolas Poussin. Comme Léon voyait disparaître une à une les perles de soleil de la robe grise de doña Anjélica, comme autant de bijoux perdant soudain leur éclat et qui signalaient peut-être que le récit approchait de sa conclusion, la vieille dame reprit la parole, consciente que le temps passait aussi vite que les traînées de soleil qui s'effilochaient à travers la verdure du salon :

« Voilà presque dix ans maintenant, un beau jour de février, le destin de l'Hotel Aubry bascula. Personne ne sait véritablement ce qui s'est passé ce dimanche matin-là. A l'heure où chacun se préparait à partir pour l'église, sorte de petit pèlerinage dont nous avons pris l'habitude dès les premiers jours de notre séjour à l'Hotel Aubry, nous fûmes étonnés de ne pas voir descendre Mme et M. Aubry qui, à notre connaissance, n'avaient encore jamais manqué une messe dominicale.

« Cependant, aucun d'entre nous n'osa monter à la chambre Rouge-Cardinal pour prendre des nouvelles ; comme les enfants Aubry descendaient avec leur petite-fille, prêts à partir, nous décidâmes, le vicomte et moi, de les accompagner en entraînant Porfirio ; nous mourrions d'envie de leur poser des questions mais nous ne nous permîmes pas de rompre le silence qu'ils semblaient vouloir garder. Autant vous dire, Dieu nous pardonne, que nous ne suivîmes la messe que d'une oreille fort distraite, oubliant même la communion tant nos pensées nous ramenaient sans cesse vers l'absence inexpliquée du couple Aubry. Nous ne cessions, le vicomte et moi, de nous faire des réflexions à voix basse, tout excités, je le confesse à ma grande honte, à l'idée qu'un événement exceptionnel avait peut-être lieu à l'Hotel Aubry. C'est presque au pas de course que nous sommes revenus à l'hôtel, suivis à grand peine par Porfirio que nous avions bien sûr mis au courant mais qui n'avait sans doute pas compris la moitié de ce qui se passait réellement et qui ne cessait de hurler derrière nous : « Mais dites-moi donc ce qui se passe ! » Nous devions former une bien curieuse troupe, ce matin-là, dans les rues à peine éveillées de Valparaiso !

« Dans tout l'hôtel, il régnait une extrême agitation : le personnel ne cessait de s'échanger des coups d’œil interrogateurs, formant ça et là de petits groupes qui ignoraient complètement les infortunés clients qui avaient choisi ce matin-là pour faire leurs bagages ou pour débarquer à l'hôtel. Ni Philippe Aubry, ni son épouse ne donnaient toujours signe de vie. Le reste de la famille Aubry avait regagné l'hôtel de ce pas digne qui caractérise si bien le retour de la messe dominicale. Sans un regard pour les autres pensionnaires, ignorant les transes et l'agitation des domestiques, ils étaient montés dans leurs chambres comme n'importe quel dimanche matin. A midi, rien ne s'était encore passé et nous étions au comble de la perplexité ; il fallait mettre un terme à cette situation car l'hôtel menaçait de sombrer dans l'émeute, les clients délaissés perdant patience. Tous les domestiques que nous avions questionnés nous répondaient invariablement qu'ils n'avaient pas aperçu Mme et M. Aubry ce matin-là, qu'ils n'en savaient pas plus que nous et que tout cela commençait à leur paraître bien étrange et même à les inquiéter.

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27 décembre 2012 4 27 /12 /décembre /2012 18:31

hopper.railroad          Il a connu les derniers impressionnistes et le Paris de la Belle Epoque, il a beaucoup illustré des revues de son époque pour pouvoir gagner sa vie (ce qui l'a apparemment éloigné de son oeuvre future mais ce qui, comme pour beaucoup d'artistes, a en fait préparé le chemin vers cette oeuvre) puis son style s'est affermi, le trait est devenu net et la lumière tranchante. Edward Hopper est exposé au Grand Palais et c'est une occasion de le découvrir, au-delà de ses plus célèbres tableaux Oiseaux de nuit ou Maison au bord de la voie ferrée.

          On y trouve des toiles, des aquarelles (splendides) et des dessins de lui au milieu de quelques autres tableaux qui permettent de le resituer dans le contexte artistique de la première moitié du XXème siècle. Qu'est-ce que je retiens de cette déambulation devant l'oeuvre de Hopper? Une lumière particulière d'abord, souvent oblique, très nette, de début ou de fin de journée souvent et qui livre avec exactitude le détail des corps ou des bâtiments. Les personnages, souvent, sont figés, renfermés sur eux-mêmes, comme si le temps était soudain suspendu.

          Et puis il y a une abondance de maisons, souvent très blanches, en surplomb la plupart du temps et le toit orné d'une cheminée d'un orange très vif.  Des morceaux de vie américaine, tantôt urbaine et faite de néons, d'enseignes publicitaires, tantôt rurale avec des routes bordées de stations d'essence, des paysages de mer aussi, près de Cape Cod. Une société qui paraît figée, en proie, comme les personnages, à la mélancolie et à la solitude, une Amérique sans doute en train de disparaître.

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25 décembre 2012 2 25 /12 /décembre /2012 16:53
Hôtel AubryComme le repas s'achevait et que l'on s'acheminait vers le salon, et tandis que Porfirio Rubio Moreno s'éloignait déjà à la recherche de sa chambre introuvable, Rocquencourt demanda à Léon si la cazuela lui avait plu. « Ne trouvez-vous point étrange, ma chère Anjélica, que Mme Aubry ne soit pas venue nous en demander des nouvelles ? Curieux, curieux, rajouta-t-il en se tournant vers Léon tandis que la vieille dame levait un bras en faisant une moue d'ignorance. Curieux, oui, car elle se fait un point d'honneur à recueillir notre avis le jour de la cazuela ; c'est en quelque sorte le plat maison, celui qui donne à ce restaurant français son brevet de qualité chilienne.
          - Peut-être m'en veut-elle pour la conversation de ce matin, suggéra Léon ?
            - Pensez-vous ! Ce doit être beaucoup plus sérieux ! Ce matin, mon cher, vous n'avez eu qu'un bref aperçu du caractère... disons... dominant de Mme Aubry. Autant vous dire que je l'ai même trouvée presque aimable avec vous. »
            Léon vit doña Anjélica pouffer en portant sa main richement ornée à sa petite bouche fripée tandis qu'elle roulait des yeux remplis de fausse terreur à l'idée que Mme Aubry aurait pu se trouver à portée de voix du vicomte.
« Voyez-vous, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux, l'ambiance n'est plus la même qu'à l'époque de M. Aubry.
          - Comment cela ? s'étonna Léon qui sentit que la conversation prenait là un tour inattendu mais passionnant car depuis son arrivée, on ne lui avait guère parlé de M. Aubry et de sa disparition.

           - Est-il raisonnable d'en parler à notre jeune ami, coupa le vicomte en fixant doña Anjélica ?

          - Voyons Balthazar, reprit cette dernière et Léon l'entendait pour la première fois traiter Rocquencourt avec une telle familiarité, ne soyons pas si... comment dit-on ? Voyons... cachoteux ! Installons-nous confortablement dans ce recoin où personne ne peut nous entendre, ajouta-t-elle en jetant de vifs coups d’œil autour d'elle, c'est l'endroit de l'hôtel le plus discret. Nous allons vous parler de M. Aubry, mon garçon, un homme vraiment digne de retenir votre attention et de rester dans nos mémoires. »
Le récit de doña Anjélica, parfois relayée ou aidée par Rocquencourt qui, à intervalles réguliers, sortait de l'assoupissement dans lequel l'avait plongé le repas, dura plus d'une heure ou du moins le temps que mit à parcourir une large tache de soleil entre les palmiers nains, se déformant, s'allongeant puis éclatant en centaines de perles dorées, d'abord éparpillées entre les palmes vertes puis étincelantes comme des broches miniatures sur le velours de la robe stricte de doña Anjélica.
Philippe Aubry avait dessiné lui-même les plans de l'Hotel Aubry et il en avait dirigé toute la construction. A son enthousiasme et à son dévouement, l'on devinait aisément qu'il accomplissait là l’œuvre d'une vie et, comme le sculpteur sent palpiter l’œuvre à venir sous les violentes caresses du burin, il avait tenu lui-même les outils qui avaient aidé à la naissance de la belle bâtisse en bois. Le jour de l'inauguration, il offrait aux habitants de Valparaiso, venus assister au baptême, le visage rayonnant d'un jeune père portant son enfant sur les fonds baptismaux. Puis au lendemain de l'ouverture de l'hôtel, il avait abandonné son rôle d'architecte et de maçon pour passer les habits stricts et courtois de directeur d'hôtel avec la même facilité que ceux de bâtisseur. La sombre détermination de ses yeux s'accompagnait toujours d'un beau sourire velouté qui donnait à quiconque envie de se laisser aller aux confidences et à la bonne humeur. La notoriété de l'accueil réservé à l'Hotel Aubry se répandit dans Valparaiso comme un feu de paille en pleine canicule puis s'amplifia jusqu'aux confins des Andes et du Pérou. A cette époque-là, son épouse restait dans son ombre, silencieuse et efficace ; cependant, d'aucuns s'étonnaient qu'un homme aussi affable et épanoui eut épousé un tel parangon de vertu et d'austérité dont les seuls excès consistaient à cuisiner en abondance et en permanence ; non seulement les plats qu'elle confectionnait suffisaient amplement à nourrir les clients de l'hôtel, mais il n'était pas rare de trouver Mme Aubry, au lever du jour, assise dans un coin de la cuisine et occupée à dévorer silencieusement une énorme omelette baveuse qu'elle n'avait même pas pris le temps de mettre dans une assiette. Ainsi la réputation de la cuisine Aubry que l'on aurait pu croire mise à mal par l'interruption forcée de plus d'un an après le bombardement de Valparaiso, retrouva presque aussitôt l'apogée qu'elle n'avait pas quitté dans le souvenir des gourmets chiliens.
Pendant plusieurs années, l'Hotel Aubry fut considéré comme le meilleur hôtel de la ville et son propriétaire comme l'un des citoyens les plus aimables et les plus dignes de considération. Bien des clients du restaurant venaient dîner au moins une fois par semaine, moins pour se délecter d'un potage à la tortue ou d'un lapin à la moutarde, qui leur arrachaient néanmoins à chaque bouchée autant d'exclamations de ravissement et de reconnaissance que n'en aurait provoqué la contemplation d'une toile de maître, que pour jouir de l'accueil chaleureux que leur offrait M. Aubry qui donnait à chacun le sentiment d'être le seul client traité avec une si grande amabilité et la conviction qu'une relation privilégiée venait de se nouer entre eux et le directeur de l'hôtel.
Les femmes, surtout, éprouvaient un plaisir tout particulier au contact de Philippe Aubry dont la haute taille, le regard clair et l'accent français, suffisamment prononcé pour retenir l'attention mais assez discret pour ne pas être disgracieux, incarnaient à leurs yeux la quintessence de l'élégance étrangère. Et si d'aventure, le directeur de l'Hotel Aubry accordait, de loin en loin, à l'une d'entre elles les faveurs d'une conversation particulière hors de portée des oreilles de leurs époux – mais bien à la vue des autres clientes qui, de dépit, en eussent avalé leur voilette – l'heureuse élue en conservait une fierté et une reconnaissance qu'elle avait le plus grand mal, et sans doute pas la moindre envie, à dissimuler et en concevait une rancune et une haine à l'égard de Mme Aubry – dont elle ne pouvait s'expliquer la présence auprès d'un homme de cette qualité – qui ne l'empêchaient pourtant pas d'apprécier à leur juste valeur ses talents culinaires.
« En un mot, jeune homme, Philippe Aubry était un gentilhomme, comme vous dites, vous les Français. »
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23 décembre 2012 7 23 /12 /décembre /2012 10:25

Hôtel Aubry          Cependant, les mois puis les années passèrent et Augusto Larrain, qui n'avait eu aucun enfant de son premier mariage, se voyait toujours privé de l'héritier qu'il souhaitait ardemment. Doña Anjélica souffrait de ne pas être mère mais elle souffrait encore plus de voir son époux s'éloigner chaque jour davantage, fuyant son chagrin de père frustré dans les tourbillons du négoce. Assaillie de solitude et d'ennui, doña Anjélica résista longtemps mais finit par céder : elle prit pour amant un obscur poète qui fréquentait la plupart des salons de la ville. Elle n'en fut guère plus heureuse et moins seule. Pire, l'amant, mauvais poète mais beau parleur, tomba dans le travers commun à tous les bavards impénitents : il ne sut garder le secret de sa liaison avec doña Anjélica qui flattait trop son orgueil d'homme et sa vanité d'arriviste. Augusto Larrain eut beau jeu d'apparaître comme la victime et rallia sans difficultés non seulement les suffrages de la famille Larrain mais aussi ceux de sa belle-famille. A trente ans, doña Anjélica entra au couvent ; anéanti par ce second coup dur dans sa vie sentimentale, Augusto Larrain se donna la mort d'un coup de pistolet le jour où son épouse se voyait enterrée vivante. Ce jour-là, raconta-t-elle par la suite, ses cheveux prirent leur éclatante couleur blanche. Doña Anjélica aurait sans doute fini sa vie au couvent si le conflit avec l'Espagne n'était venu jeter le trouble dans Valparaiso ; la plus grande partie de l'édifice religieux fut mis à bas et les pensionnaires dispersées, les unes regagnant enfin leur famille, les autres cherchant refuge ailleurs. Doña Anjélica refusa l'idée même de retrouver cette famille qui avait scellé si cruellement son destin. En possession du reliquat de la fortune disparue d'Augusto Larrain, elle décida de vivre à l'hôtel, « un peu comme le couvent, chacun sa chambre, les repas en commun, une famille en quelque sorte. » Elle prit d'abord pension à l'Hôtel *** où elle fit connaissance de Rocquencourt. Lorsque ce dernier partit pour l'Hotel Aubry, ce fut comme naturellement qu'elle l'y suivit : il était le premier homme qu'elle fréquentait depuis près de trente ans !

          Quel destin étrange, songeait Léon, et si différent de la vie des femmes de sa famille ! A l'instant, il venait de prendre conscience qu'il n'avait jamais imaginé sa mère dans un autre rôle que celui qu'elle avait tenu devant lui depuis sa plus tendre enfance. Mais qu'en savait-il au juste ? Sa mère avait-elle eu un jour un amant ? Non, non, certainement pas sa mère ! Elle aimait vraiment son père, il le savait bien ! Enfin, il avait toujours pensé que cela était ainsi, mais peut-être avait-il simplement manqué de clairvoyance ? Avant de connaître les détails de la vie passée de doña Anjélica, il n'aurait jamais vu dans cette vieille dame aux si beaux cheveux blancs, une jeune fille infidèle puis une jeune femme prisonnière d'un couvent la plus grande partie de sa vie. Doña Anjélica représentait maintenant à ses yeux un peu de ce monde nouveau et mystérieux , de ce monde caché derrière le visage familier des choses, de ce monde que l'on ne pouvait pas imaginer avant d'en avoir la révélation au hasard d'un passage secret. Et tandis que l'on servait le café, Léon se demanda si la vie de Porfirio Rubio Moreno, qui restait obscure pour tous et qui paraissait si triste et si banale, n'était pas non plus une sorte de paravent occultant tout un monde caché, beaucoup plus riche et passionnant. Il sentait maintenant que la folie affichée de Porfirio n'était peut-être qu'un leurre, que le refus de permettre aux autres l'accès à son passage secret. Derrière le silence immobile et les yeux vides du vieil homme, Léon devinait la profondeur et l'intensité d'une vie dont il ne pourrait jamais se représenter aucun détail tant qu'il n'emprunterait pas ce chemin obscur et difficile qui menait vers la vraie personnalité de Porfirio. Que sa vie de petit provincial lui paraissait terne à la lumière des convulsions et des souffrances visibles ou invisibles qui avaient animé le destin de ces deux êtres réunis avec lui autour de cette table ! Etait-ce sa jeunesse qui rendait si banal ce qu'il avait vécu jusqu'alors ? Ou bien le type d'existence que sa famille et des centaines d'autres familles avaient toujours mené dans cette ville reculée et tranquille de l'Ouest de la France ? Ou bien alors peut-être n'était-ce qu'un extraordinaire hasard qui lui offrait la chance de partager un repas avec des personnes ayant mené une existence tellement différente de celle de la plupart des gens et que, sans ce hasard, et même à l'autre bout du monde, il aurait pu rencontrer le même genre de personnes que celles qu'il croisait dans les rues de sa ville natale et ignorer à jamais qu'il pût même exister des passages secrets conduisant vers un autre monde ?

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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 19:34

anna karénine           Comme Proust, Tolstoï confine au génie dans la vision qu'il donne de la société de son temps, à travers le prisme à la fois déformant et exact des relations sociales. Qu'il s'agisse des aristocrates du faubourg Saint-Germain ou de ceux de Saint-Pétersbourg au temps des tsars, la petite société des privilégiés est un théâtre où s'affrontent des personnages qui s'aiment et se torturent.

          La mise en scène, voilà d'ailleurs le parti pris par Joe Wright dans le film Anna Karenina qui sort actuellement dans les salles obscures et qui est tiré du roman de Léon Tolstoï. Chaque épisode majeur du roman est d'abord mis en scène dans un décor de théâtre puis l'action se poursuit dans un décor réel. Cela donne au film un rythme soutenu et permet de condenser en deux heures un roman épais qui aurait pu donner un film interminable. De plus, le jeu social qui structure le roman de Tolstoï est mis en lumière tant sur le fond que sur la forme.

          Le film devient une tragédie au sens théâtral du terme comme est tragique le destin d'Anna Karénine qui fait pire que violer la loi, comme le dit un des personnages: elle viole les règles de la société aristocratique russe de la fin du XIXème siècle.  Son mari finit par lui pardonner mais la société lui refuse cette mansuétude et finira par la broyer dans l'impitoyable mécanique de ses codes. Tolstoï, comte lui-même, grand propriétaire foncier, n'a de cesse, dans son oeuvre, de dénoncer l'injustice de la machine sociale russe qui relègue dans la misère autant physique que morale des millions de paysans et d'ouvriers et, parfois aussi, ceux des privilégiés qui s'élèvent contre elle. Le film de Joe Wright, d'une grande beauté esthétique, reflète assez fidèlement la fin d'un monde que l'on perçoit à travers le tourbillon mécanique des décors somptueux.

          Sur la scène russe, le destin d'Anna Karénine annonce d'une certaine façon les trois coups de la révolution soviétique.

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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 14:03

Hôtel Aubry          Quoiqu'il en soit, Porfirio Rubio Moreno, malgré son âge, conservait un solide appétit et tandis que doña Anjélica et Rocquencourt prenaient tour à tour la parole pour raconter que sa vie restait un mystère pour tous, il faisait grand honneur à la cazuela dans un concert de bruits divers qu'accentuait sa surdité. En voyant le plaisir du vieil homme à avaler les morceaux de poulet de sa cazuela, Léon se demandait si la vie de ce vieillard se limitait aux seuls plaisirs de la table car, à en juger par le récit des autres pensionnaires, le restant de ses journées respirait une morne solitude. Comme l'on apportait des tranches de melon, à la chair aussi verte que l'écorce, la conversation s'assoupit. L'on sentait maintenant la chaleur pousser les fenêtres et la journée venait de basculer dans la torpeur. Quelques mouches, rares survivantes du combat acharné que leur livrait chaque jour l'escouade de serveurs, se ruèrent avec délectation sur les croissants verts du melon, obligeant chacun à mener de son côté de fréquentes escarmouches contre les envahisseurs. Avec amusement, Léon constatait que le mode de vie des mouches chiliennes ressemblait furieusement à celui de leurs cousines d'Europe. « Ce ne sont pas les mouches qui me guideront sur le chemin de l'aventure », ricana-t-il intérieurement tandis que doña Anjélica, très dignement, venait d'envoyer, d'un petit revers de main sec, un adversaire bourdonnant au tapis. L'insecte, hébété et les ailes engluées dans une goutte d'eau, remuait encore plusieurs de ses pattes, agité par le fol espoir de sortir de cette fâcheuse posture. Mais le coup de grâce tomba, porté par la pointe acéré du couteau de Rocquencourt qui, nouveau Samson, ne trembla pas au moment de l'exécution. « Tout condamné à mort aura la tête tranché », murmura-t-il en expédiant les restes de sa minuscule victime vers les profondeurs de la table voisine.

          Doña Anjélica avait légèrement froncé les sourcils et sa bouche s'était arrondie en une moue mêlant le dégoût et le reproche en voyant le vicomte s'acharner sur la mouche. Sans doute jugeait-elle inutile cet acte de cruauté mais plus encore elle le trouvait inconvenant. Car doña Anjélica était une femme de principes ; principes qu'elle avait forgés tout au long de sa vie et dont la matière première lui avait été fournie par une éducation stricte mais éclairée ; principes qui constituaient le fondement de la bonne société chilienne et qui reposaient en grande partie sur une morale chrétienne teintée d'un certain libéralisme. Or le principe de bon goût qu'elle considérait comme essentiel dans les relations sociales, comme une sorte d'huile permettant le bon fonctionnement des rouages qui animaient la vie en société, n'admettait en aucune façon de se servir de son couteau pour écraser une mouche au cours d'un repas. Le vicomte n'ignorait pas que son attitude contrevenait à ce principe ;; il savait qu'il allait choquer doña Anjélica en agissant de la sorte ; mais si sa propre éducation se fondait sur les mêmes principes de conduite que celle de doña Anjélica, elle l'autorisait aussi à certains relâchements qui ne pouvaient pas passer pour un manque d'éducation en raison des siècles de bonnes manières accumulées en autant de vernis successifs et qui donnaient à son comportement une profondeur et une solidité sur lesquelles certes reposait aussi l'éducation de doña Anjélica mais, faute d'un héritage aussi ancien, au prix du respect scrupuleux et permanent de ces mêmes principes.

          Doña Anjélica avait passé toute sa vie à Valparaiso : elle n'avait quitté le port qu'à une ou deux occasions pour se rendre à Santiago. Elle avait épousé un riche négociant en vin de Valparaiso et n'avait donc pas abandonné le petit cercle restreint des quelques familles qui animaient les soirées de la ville portuaire. Dans la famille Irribegoyen, on n'envoyait pas les enfants à l'école et doña Anjélica avait appris à lire et à écrire avec une préceptrice française qui, si elle lui avait enseigné les secrets de la langue française, l'avait en revanche laissé dans l'ignorance la plus totale des rudiments culturels qu'une famille de notables chiliens se devait d'inculquer à une jeune fille destinée à animer les conversations des meilleurs salons. La préceptrice passait davantage de temps à améliorer ses propres connaissances de la gent masculine chilienne qu'à guider la petite fille sur le chemin caillouteux du savoir. Tant et si bien qu'à dix-huit ans, doña Anjélica parlait parfaitement le français mais n'avait aucun sujet de conversation, du moins aucun de ceux dont avait besoin une jeune fille avant de faire ses premiers pas dans le monde. L'on congédia alors la préceptrice sans remerciements excessifs ; puis l'on s'inquiéta : allait-on pouvoir marier convenablement Anjélica ? C'est alors qu'Augusto Larrain fit opportunément son entrée dans le cercle d'amis des Irribegoyen. Riche, cultivé et veuf à quarante ans, sans aucun héritier, il fut pour ainsi dire poussé dans les bras d'Anjélica par doña Irribegoyen qui voyait d'ailleurs d'un bon œil ce rapprochement entre deux familles chiliennes d'origine basque et qui tenaient toutes les deux le haut du pavé au Chili. Dès lors, l'existence de doña Anjélica ressembla à celle de toutes les héritières qui font un beau mariage. Elle voyait peu son mari, commandait à une troupe de domestiques et sortait en calèche pour se rendre à l'église ou à l'après-midi que donnait une autre héritière. Elle n'eut aucun mal à dissimuler son manque de culture car après une dizaine de réceptions, il lui fut facile de faire siens les thèmes éculés et sans surprise des conversations qui animaient les meilleures maisons de Valparaiso.

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15 décembre 2012 6 15 /12 /décembre /2012 09:15

vol de nuit          Les grands oiseaux blancs qui encombrent nos cieux sont devenus des présences familières, parfois même encombrantes aux yeux de certains (comme du côté de Nantes). Pourtant l'aventure aéronautique est parsemée d'héroïsme et de drames et ses pionniers sont des héros de l'aventure humaine. Car au siècle dernier, il en fallait de la bravoure pour ouvrir la voie aux vols longs courriers comme le montre Antoine de Saint-Exupéry dans Vol de nuit.

          Après la première Guerre mondiale, l'aéropostale part la conquête des cieux lointains, notamment ceux d'Amérique du Sud. Afin d'accélérer la vitesse d'acheminement du courrier, des hommes participent avec une détermination sans faille à l'aventure des vols de nuit qui, à cette époque, étaient particulièrement risqués. Dans le roman de Saint-Ex, on vit l'un des drames qui a ponctué cette conquête aux côtés d'un équipage perdu dans une tempête et aux côtés du directeur des vols, Rivière, qui défend contre vents et marées la nécessité de ces vols de nuit.

          Dans un style concis et presque détaché, le lecteur sent venir le drame mais à aucun moment, il n'est plongé dans la tragédie. Car la détermination des hommes est absolue, leur volonté d'atteindre le but inébranlable: le pilote s'avance vers la mort avec certitude et clairvoyance et le directeur de mission, pour qui la perte de l'avion est un aveu d'échec, poursuivra néanmoins l'aventure des vols de nuit quel qu'en soit le prix.

          L'auteur a participé à cette épopée de l'aéropostale et c'est à bord d'un avion qu'il connaîtra une fin tragique, ce qui rend la lecture de son ouvrage d'autant plus poignante. Les pionniers de l'aviation commerciale furent des hommes au service des hommes et chaque fois que nous embarquons dans un bel oiseau blanc pour voyager, il faut nous souvenir de leur dévouement, eux qui n'hésitèrent jamais à faire le grand voyage.

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Quatrième De Couverture

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Parole d'auteur

"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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