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24 décembre 2011 6 24 /12 /décembre /2011 15:20

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La journée n’avait pas été bonne pour Christophe Jamin. Toute la journée, il n’avait fait que penser à Lucille d’Albret et la qualité de son travail s’en était ressentie. Beaucoup de plantes avaient souffert de sa désinvolture : le client chez qui il travaillait cette semaine-là lui avait même fait part de son étonnement devant une haie qui ressemblait désormais davantage à un mâchicoulis qu’à une bordure de jardin. Mais cela faisait si longtemps que Christophe n’avait pas passé la nuit avec une femme que tout son corps vibrait encore des caresses que Lucille lui avait prodiguées avec un enthousiasme volcanique. Ces caresses pourtant n’avaient pas suffit… Il préférait ne pas penser à sa lamentable prestation (cela faisait si longtemps, cela lui semblait tellement inaccessible). Il valait mieux se souvenir du parfum envoûtant de la jeune femme qui se dégageait d’elle à chacun de ses gestes, un parfum qui mêlait mille senteurs des plus somptueuses fleurs et qu’il croyait retrouver au creux de chacune des corolles du jardin. Empêtré dans le souvenir obsessionnel de cette nuit de douceur et de senteurs, il commit tant de maladresses qu’il fut heureux de voir la journée toucher à sa fin.

Il songeait encore à Lucille lorsqu’il franchit le seuil de l’immeuble et qu’il tomba sur un vieil homme sur le pas de la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. Il le salua vaguement mais l’homme l’interpella aussitôt :

« Veuillez me pardonner, monsieur, mais ne seriez-vous pas le nouveau locataire du premier ?

- C’est exact, bredouilla Christophe…

- Ah ! C’est bien ce que je pensais ! Pourriez-vous entrer quelques minutes, s’il vous plaît ? Il y a là deux messieurs qui souhaitent vous parler.

          - Moi, demanda Christophe comme s’il pouvait y avoir le moindre doute sur la personne à qui s’était adressé le vieil homme ? Mais je ne comprends pas de quoi il peut s’agir… Une erreur sans doute…

           - Non, pas du tout, croyez-moi ! Allez, venez… »

          Et Auguste Dulaurier saisit fermement le bras de Christophe Jamin et l’entraîna dans son appartement. Dans ce genre de situation, Christophe perdait absolument tous ses moyens. Il était alors entièrement ce qu’il laissait entre apercevoir à certains moments : un homme dépourvu de volonté, un homme presque sans qualités, du moins sans qualité virile. Il se laissa guider comme un enfant qui ne comprend pas pourquoi on veut le punir et qui se résigne à recevoir le châtiment. Dans le petit salon de l’appartement des Dulaurier, surchargé de meubles, trois personnes, assises dans un profond canapé en cuir noir, fixèrent leur regard en même temps sur lui tandis qu’il entrait dans la pièce : il acheva de perte toute contenance et il s’en fallut de peu qu’il se mît à pleurer. Le commissaire Prioux parvint à se relever en grimaçant et s’avança au-devant de lui d’un air qu’il trouva presque menaçant :

          « Monsieur Jamin, je crois, monsieur Christophe Jamin ?

          - Mon dieu, mon dieu, furent les seuls mots qui parvinrent à sortir de sa bouche…

          - Hum ! Je vous en prie, calmez-vous, lui suggéra Prioux un peu surpris de sa réaction ! Je suis le commissaire Prioux et voici l’inspecteur Blanchard…

          - Le co… le commissaire ?

- Il ne s’agit que de quelques questions que j’aimerais vous poser.

          - Des questions ?

          - C’est à propos d’une personne de votre immeuble…

          - Mon immeuble ?

          - C’est ça, et l’on sentait que le commissaire commençait à perdre patience ! Vous venez bien d’emménager au premier étage, monsieur Jamin ?

          - Mon dieu, mon dieu…

          - Bon, écoutez-moi bien, cher monsieur ! Faites un petit effort sinon nous allons y passer la soirée.

          - Oh ! Excusez-moi, vraiment ! C’est-à-dire, je ne m’attendais pas…

         - Bien sûr, bien sûr mais vous comprenez, je dois interroger tous les habitants de l’immeuble.

          - Mon dieu, mon dieu, recommença à bredouiller Christophe qui sut pourtant se ressaisir à temps devant les yeux menaçants de Prioux ! Mais que se passe-t-il donc ?

          - Une de vos voisines, Lucille d’Albret, a été retrouvée morte ce matin… »

          Mais le commissaire Prioux ne put achever sa phrase car il fut obligé de se précipiter sur Christophe Jamin qui venait de s’évanouir et menaçait d’écraser une vitrine remplie de bibelots dans sa chute. Daphné Dulaurier poussa un petit cri d’indignation tandis que l’inspecteur Blanchard se rua tant bien que mal à l’aide de son chef tout en renversant sur son passage un guéridon qui vint heurter les chevilles d’Auguste Dulaurier à qui un juron formidable échappa. Après cet instant de brève panique, le calme revint dans le salon tandis que Clif Prioux portait le corps inanimé de Christophe Jamin sur le canapé. Daphné, qui n’avait encore pas dit un mot, se leva avec une surprenante prestance et s’en fut chercher un petit cordial. Elle n’eut pas un regard pour son mari qui se massait maladroitement les chevilles mais elle jeta un coup d’œil désespéré sur le guéridon qui gisait dans les gravats d’une belle fougère, dernière plante victime de la funeste journée de Christophe Jamin.

           Lorsque Christophe ouvrit les yeux, il avait dans la bouche un goût agréable de brandy et dans tout le corps une douce sensation de chaleur. Au-dessus de lui, le visage fripé et courroucé de Daphné Dulaurier lui rappela celui de sa grand-mère qui le grondait lorsqu’il s’attaquait aux fleurs de son jardinet, déjà attiré qu’il était par ce qui allait être la seule grande passion de sa vie (ce qui tendait à montrer, d’ailleurs, qu’il n’était peut-être pas tout à fait un homme sans qualités). Il se releva brusquement et Daphné se réfugia au pied du canapé comme s’il avait voulu la mordre. Cette fois, ce fut l’inspecteur Blanchard qui lui posa la première question :

           « Pouvons-nous continuer, monsieur Jamin ? Vous sentez-vous mieux ?

           - Oui, merci, beaucoup mieux en effet ! Je regrette vraiment…

           - Ne vous en faites pas pour cela, l’interrompit Blanchard sur un ton rassurant tout en regardant en coin le commissaire qui avait pris un air plus renfrogné que jamais. Vous connaissiez mademoiselle d’Albret, monsieur Jamin ?

           - Non, répliqua Christophe en sursautant ! Enfin, si… un peu…

           - Expliquez-vous, insista Blanchard tandis que Prioux et les Dulaurier s’étaient rapprochés d’un même mouvement intéressé.

           - C’est-à-dire… j’ai fait sa connaissance samedi matin…Disons que… Enfin, elle m’a aidé pour mon déménagement. »

          Il y eut un instant de silence. Daphné regarda son mari d’un air entendu qui signifiait certainement que le nouvel arrivant ne lui inspirait pas confiance (tu penses, aurait-elle sans doute dit à son mari s’ils avaient été seuls, un type qui vous saccage tout un appartement simplement parce qu’on lui pose deux ou trois questions !) De son côté le commissaire Prioux vint s’asseoir à côté de Christophe Jamin en se raclant longuement la gorge :

          « Excusez-moi, monsieur Jamin, pour cette question un peu gênante : vos relations avec Lucille d’Albret en sont-elles restées…disons… à de simples rapports de…hum… de bon voisinage ?

          - Je…je ne vois pas vraiment… Mon dieu, mon dieu…

          - Avez-vous couché avec elle, coupa brutalement Prioux qui, cette fois, ne parvint pas à garder son calme ? »

         On entendit Daphné Dulaurier pousser un gémissement tandis que sa bouche se pinçait d’indignation. Son mari se contenta de regarder le commissaire d’un air ahuri comme si la question était pour lui aussi incongrue que si le policier avait demandé au nouveau locataire s’il arrivait de la planète Mars. Quant à Blanchard, il rougit brusquement en regardant Mme Dulaurier d’un air gêné.

         « C’est-à-dire… pas tout à fait, bégaya Christophe Jamin d’une voix si faible que seul le mouvement de ses lèvres permit à Prioux de comprendre la réponse.

          - Comment cela, pas tout à fait ? Avez-vous passé la nuit dernière avec elle ?

         - Oui, finit par répondre Jamin dont le visage blême paraissait vouloir même devenir transparent, mais…mais…je vous assure, il ne s’est, il ne s’est rien passé ! Mon dieu, mon dieu…

          - Rien passé, coupa Prioux d’un ton acerbe ? Et à quelle heure l’avez-vous quitté ce matin ?

          - C’est-à-dire…

         - Je vous écoute, monsieur Jamin, s’impatienta Prioux qui semblait plus agacé par le comportement de son interlocuteur qu’intéressé par ses révélations.

          - C’est elle qui est partie, parvint à articuler Jamin…

          - A quelle heure ?

          - Je ne sais pas.

          - Comment ça, vous ne savez pas ?

          - Ce matin, bredouilla l’homme dont le visage vira brutalement au cramoisi, elle n’était plus… elle n’était plus…

          - Elle n’était plus…, gronda le commissaire qui rougissait dangereusement lui aussi ?

          - Elle n’était plus… dans mon lit ! »

         Et il s’effondra sur le dossier du canapé comme si ses dernières forces l’avaient abandonné. Dehors il faisait nuit noire et Blanchard songea que sa femme ne serait pas ravie qu’il rentre aussi tard.

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22 décembre 2011 4 22 /12 /décembre /2011 18:54

joueurs cézanne           « Fernand, j’en ai plein les narines de ta foutue pipe ! Chaque fois qu’on joue c’est pareil…

           - Depuis le temps que j’attends que tu joues, tu penses bien que ma pipe s’est éteinte ! Alors arrête de pleurnicher, c’est pas la fumée qui va t’étouffer !

           - C’est l’odeur surtout qui m’empêche de me concentrer, crénom d’une…

           - Pipe ? Elle est bien bonne celle-là ! Tu m’l’avais encore pas faite. Bon, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? »

          Dans un coin du petit café enfumé, Fernand Legendre et Baptiste Jamin disputaient une éternelle partie de cartes tout en se chamaillant gentiment. Les habitués n’y prêtaient plus aucune attention ; seuls les rares promeneurs, que la fraîcheur du soir poussait parfois à se réfugier dans l’obscurité de l’étroite salle enfumée, se surprenaient parfois à certains éclats de voix, à quelques mots vifs qui émaillaient la partie de cartes. Mais si, par quelque inexplicable miracle, il leur venait l’envie de revenir le lendemain reprendre un petit remontant au comptoir (car la fraîcheur en cette fin d’automne se faisait régulière), il leur semblerait que les deux joueurs n’avaient absolument pas bougé d’un jour sur l’autre, que la partie en était toujours au même point : Fernand s’impatientait généralement tandis que Baptiste hésitait sur la carte à abattre tout en grommelant contre l’odeur de tabac froid qui lui montait au cerveau.

          Dans le village, personne ne se souvenait plus à quand remontait les premières parties de cartes de ces deux-là. Pour chacun, Fernand et Baptiste formaient un couple aussi inséparable que Castor et Pollux ou Montaigne et La Boétie...

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20 décembre 2011 2 20 /12 /décembre /2011 19:04

erri de luca          Peut-on être heureux à l’ombre du Vésuve ? Peut-on être heureux lorsqu’on est pauvre et orphelin ? En lisant le roman d’Erri de Luca, Le jour avant le bonheur, tout lecteur sensé répondra par l’affirmative. Car les quelques pages de ce court roman sont un condensé d’apprentissage du bonheur… malgré tout.

          Nous sommes à Naples quelques années après la Seconde Guerre mondiale. Le narrateur est orphelin et il vit en compagnie et sous la protection de don Gaetano, concierge d'un immeuble du centre historique de la ville. En une petite centaine de pages, le jeune garçon grandit, apprend la littérature et les jeux de cartes, apprend la vie et l'amour, apprend la violence et la mort et, à la fin du récit, il doit fuir vers l'Argentine comme l'a fait don Gaetano en son temps: il doit renoncer à Naples, la ville qui lui a appris le bonheur ("Je dois t'apprendre et je dois te perdre").

          Bien sûr, au coeur du récit et de l'apprentissage du narrateur, il y a une jeune fille, entrevue dans l'enfance ("Le jour avant le bonheur n'était pas encore arrivé pour moi"), jamais oubliée et qui fera connaître au jeune garçon le bonheur puis le malheur le temps d'un été. Car Naples la généreuse, gorgée de soleil, sait aussi se montrer impitoyable envers ses enfants, au pied toujours menaçant du volcan.

          Erri de Luca a écrit un roman d'apprentissage comme chacun d'entre nous aime à en lire car on y trouve toujours quelque chose de nos propres années d'enfance. Le récit est court mais truffé de merveilleuses et savoureuses remarques sur les livres (les enfants qui jettent les livres des parents sans savoir que c'est un peu de leur vie qu'ils font disparaître), le bonheur ("J'ai appris ainsi qu'on oublie le bonheur le jour après"), la ville ("La nuit, la ville est une poche retournée"), l'éducation ("Dans les têtes entrait la lumière, comme il en entrait dans la salle").

          Le bonheur après ce livre reste un grand bonheur.

         

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18 décembre 2011 7 18 /12 /décembre /2011 09:39

anatomie-d-un-instant          Se souvient-on encore qu'il y a trente ans à peine, trente ans déjà, la démocratie espagnole a failli disparaître, le temps d'une nuit, celle du 23 février 1981, le temps d'un instant, celui de l'intervention de militaires rebelles à l'intérieur du Parlement espagnol? C'est sur cet "instant" que revient Javier Cercas, dans un essai proche de la chronique: Anatomie d'un instant.

          L'auteur n'avait que 19 ans ce jour-là et à la toute fin de l'ouvrage, il évoque ce moment de sa jeunesse dans les discussions politiques qu'il avait avec son père à propos d'Adolfo Suarez, chef du gouvernement de l'époque, et qui est en quelque sorte le personnage central de cette "non-fiction" si proche de la fiction. Et dans un raccourci lumineux, il évoque aussi la mort de son père qui intervient au moment où, après des années d'absence, le vieux Suarez fait une réapparition publique, sorte de statue du Commandeur d'une démocratie désormais bien établie.

          Car l'instant "autopsié" par J. Cercas c'est celui où trois hommes affrontent sans trembler les tirs nourris déclenchés par les insurgés au sein des Cortes tandis qu'une caméra filme un hémicycle soudain désert (tous les députés se sont couchés sous les sièges). Adolfo Suarez, chef du gouvernement démissionnaire, est au centre de cet instant historique et son geste restera dans l'Histoire comme le symbole d'une démocratie toute neuve, imparfaite mais qui ne veut pas se courber sous les derniers soubresauts du franquisme.

          Le récit minutieux, rythmé par les images sans cesse reprises et analysées de ce moment suspendu dans le temps de l'histoire en marche, nous emporte dans l'Espagne de la fin des années soixante-dix tandis que se met en place dans la douleur une monarchie parlementaire qui peine à faire le deuil de 40 ans de dictature. Au centre de l'ouvrage, les gestes et le destin de plusieurs hommes sont disséqués: Suarez donc, ses rares soutiens, les militaires impliqués de près ou de loin dans le "putsch" et le Roi Juan Carlos dont le discours télévisé en plein milieu de la nuit madrilène fera basculer l'Espagne du côté lumineux de la démocratie. Le Roi dont on découvre les hésitations, sa peur de perdre une couronne pour laquelle il a lutté avec acharnement mais qui, paradoxalement, semble un peu en retrait dans le récit de Cercas.

          Car le véritable héros de l'instant, c'est bien Adolfo Suarez, homme politique "pur" (au sens de grand fauve de la politique), obsédé par le pouvoir mais grand artisan de la disparition du franquisme, complètement affaibli par la tourmente économique et les attentats de l'ETA à la fin de son mandat mais capable d'une grandeur inattendue au moment où l'Histoire vient à sa rencontre, d'une grandeur "théâtrale" merveilleusement décrite par J. Cercas.

           Autant que le discours du Roi, c'est le geste de refus de Suarez qui fera passer cet instant à la postérité.

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17 décembre 2011 6 17 /12 /décembre /2011 11:23

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Le soir tombait lorsque Laure Dumont passa prendre Corentine à la garderie de l’école Jacques Prévert. Elle passait plus tôt habituellement mais aujourd’hui elle était allée voir ses parents de l’autre côté de la ville et elle avait passé toute la journée avec eux. Dans leur gentille maison pleine de fleurs, aux grands arbres familiers, elle se sentait bien, en sécurité, comme si elle redevenait pour quelques heures la fillette qu’elle regrettait tant de ne plus être. Elle avait tant souffert ces derniers temps qu’elles n’étaient pas de trop ces journées à ne plus penser aux jours sombres qui se succédaient. Ses parents se montraient toujours compréhensifs avec elle, leur seule enfant, même s’ils pensaient qu’elle aurait dû davantage se prendre en mains.

La petite fille l’attendait, comme toujours assise à la même place, au fond de la grande pièce. Elle dessinait, le visage sérieux et concentré, tandis que d’autres enfants, autour d’elle, chahutaient. Laure la regarda un instant, sans se faire voir : elle la trouvait si belle et si fragile ! Combien n’aurait-elle pas donné pour voir sa fille sourire et même rire ! Mais Corentine avait toujours l’air grave depuis que son père avait quitté la maison. Parfois même, la nuit, Laure percevait les sanglots qui secouaient la fillette dans son sommeil. Au matin, lorsque sa mère lui demandait pourquoi elle avait pleuré, la fillette lui assurait qu’elle ne se souvenait de rien. Parfois aussi, Laure surprenait le regard de Corentine fixé sur elle, non pas accusateur mais simplement triste, un regard qui avait oublié le bonheur enfantin, ce bonheur qui nous rend toujours l’espérance de vivre.

Laure s’approcha doucement de sa fille et se pencha sur son dessin : une maison sans toit, comme tous les jours ! Elle soupira en embrassant les cheveux dorés de la fillette :

« Celle d’aujourd’hui n’est pas très réussie, je trouve, lui murmura-t-elle dans le creux de l’oreille. »

Corentine ne répondit pas : après avoir rendu son baiser à sa mère, elle prit le dessin et le déchira en mille morceaux. Puis elle se leva et courut chercher son petit gilet blanc. C’était en quelque sorte le rituel : Corentine faisait toujours le même dessin. Sa mère parfois la complimentait : elle rangeait alors le nouveau dessin dans sa collection ; sa mère parfois la critiquait : elle détruisait aussitôt le dessin. Et cela durait depuis des mois, depuis le départ du père en fait. Laure espérait chaque jour qu’elle trouverait sa fille en train de chahuter avec les autres enfants et chaque jour elle était déçue.

« Tu sais, dit-elle à sa fille en sortant de l’école, aujourd’hui j’ai passé la journée avec Mamie et Papy.

- Tu as passé une bonne journée alors, répondit la fillette avec gravité.

- Très bonne en effet, ma chérie, mais je suis encore plus heureuse de te retrouver.

- Moi aussi, je suis contente de rentrer à la maison, répondit Corentine – et Laure sut ce qu’elle allait ajouter avant même que sa fille n’ouvre à nouveau la bouche – , peut-être que papa sera là ce soir… »

Laure Dumont respira profondément l’air doux de ce soir d’automne : un parfum salé avait envahi la ville avec la marée haute. Elle accéléra un peu le pas, obligeant la fillette à trotter plus vite à ses côtés. En arrivant devant l’entrée de l’immeuble, elle remarqua une voiture de police garée le long du trottoir. Puis en franchissant la lourde porte de bois, elle aperçut d’emblée que Mme Dulaurier la guettait depuis le seuil de son appartement. La petite vieille courut presque à sa rencontre :

« Ah ! Madame Dumont, si vous saviez, je n’en reviens toujours pas. Mais où étiez-vous donc aujourd’hui ? On vous a cherché partout. Monsieur le commissaire n’est pas de bonne humeur car, à cause de vous, il va rentrer tard…

- Mais que se passe-t-il donc ? Qu’est-ce qu’il me veut ce commissaire ?

- Oh ! Rien de plus à vous qu’à moi, je pense, répondit Daphné Dulaurier en regardant néanmoins Laure d’un œil soupçonneux. Simplement vous interroger.

- M’interroger ? Et pourquoi donc ?

- Ah ça ! Mais vous n’êtes donc pas au courant ? La fille du troisième, vous savez, cette Lucille de quelque chose… Eh bien ! Elle est morte ! Et c’est moi qui ai découvert son corps ce matin…Mais voilà des horreurs à ne pas dire devant une enfant, ajouta Daphné en voyant les yeux terrifiés de Corentine ! Montez vite, le commissaire vous attend ! »

Laure était tellement abasourdie par tout ce que venait de lui révéler la vieille dame qu’elle lui obéit aussitôt, sans même discuter, comme une enfant que l’on rabroue. Corentine la suivit en lui serrant très fort la main, signe que la fillette avait très peur.

« Ne t’en fais pas, ma chérie, il y a eu juste un petit accident, ce n’est rien…

- La dame a dit que Lucille, elle était morte. Dis, maman, c’est pas vrai, n’est-ce pas ?

- Non, je ne sais pas, enfin je ne crois pas. Mais comment est-ce que tu la connais, toi, cette dame ? »

La petite fille n’eut pas le temps de répondre car deux hommes attendaient Laure Dumont devant la porte de son appartement. Sans doute les policiers : l’un était plutôt jeune, agréable à regarder, assez mince. Quant à l’autre… Lorsqu’il se retourna, Laure reconnut tout de suite ce visage assez vulgaire, qui s’était empatté avec le temps, ces cheveux fins, d’un blond sale, tirant sur le gris, épars maintenant. Et puis il avait pris du poids, elle le remarqua aussitôt.

« Madame Dumont, grogna Clif Prioux ?

- C’est moi-même.

- Vous habitez cet appartement, demanda Blanchard avec un sourire avenant pour Corentine ?

- Juste ma maman et moi, répondit la fillette avant que sa mère ait pu dire un mot, parce que mon papa, lui, il est parti. Mais il va revenir…

- Pouvons-nous entrer un instant, coupa Prioux qui regardait Laure d’un air gêné ?

- Vous êtes de la police, c’est bien cela ?

- Commissaire Prioux, madame, et voici l’inspecteur Blanchard. Nous avons quelques questions à vous poser…

- Je sais, on me l’a déjà dit, la voisine du rez-de-chaussée… Je vous en prie… »

Les deux hommes suivirent Laure Dumont à l’intérieur, Prioux sans même regarder Corentine qui leur tenait la porte, Blanchard en lui souriant à nouveau. L’appartement était plongé dans l’obscurité alors qu’il était loin de faire complètement nuit au-dehors. Le commissaire remarqua que tous les volets étaient clos :

« Vous n’étiez pas chez vous aujourd’hui, demanda-t-il à Laure, toujours sans la regarder ?

- En effet, monsieur le commissaire, répondit-elle en donnant une certaine emphase à sa réponse et en regardant Prioux avec un sourire que Blanchard trouva curieusement narquois. J’ai passé la journée chez mes parents, de l’autre côté de la ville. Corentine, ma chérie, rajouta-t-elle à l’intention de la fillette qui regardait Prioux d’un air hostile, peux-tu aller dans ta chambre, le temps que je parle à ces messieurs. Je n’en ai pas pour longtemps. Allez, va !

- Etes-vous sortie tôt, poursuivit Prioux sans relever les yeux, tandis que l’enfant s’éloignait presque à regret ?

- J’ai conduit ma fille à l’école vers huit heures et je me suis rendue directement chez eux sans repasser par l’appartement. Me direz-vous donc pourquoi ces questions ?

- Une femme a été retrouvée morte ce matin dans votre immeuble. Nous devons interroger tous les occupants de l’immeuble.

- La fille du troisième, n’est-ce pas ?

- Tout à fait. Vous la connaissiez ?

- Euh… non, pas vraiment. Nous nous disons bonjour, parfois, dans l’escalier…

- Vous n’êtes pas allée travailler aujourd’hui, reprit Prioux toujours avec un air gêné ?

- Je ne travaille pas, monsieur le commissaire.

- Ah ! Je vois, répliqua Prioux avec le même ton qu’il avait utilisé lorsque Hadrien Sévigné avait parlé de ses études en histoire de l’art. Et donc… euh… vous vivez seule, enfin seulement avec votre fille ?

- J’ai divorcé il y a déjà plusieurs moi. Et je n’ai pas d’amant si c’est ce que vous cherchez à savoir, rajouta-t-elle d’une voix agressive qui fit imperceptiblement rougir le commissaire et sursauter Blanchard.

- Bien, bien, grommela Clif Prioux que l’inspecteur avait rarement vu aussi embarrassé, nous n’allons pas vous déranger davantage. Je vous demande seulement de passer demain matin au commissariat principal pour que nous prenions votre déposition. Bonsoir. »

Et il sortit de l’appartement sans plus de cérémonie, l’air encore plus bourru que de coutume, suivi par Blanchard qui adressa un timide sourire à Laure Dumont comme pour effacer la mauvaise impression que le commissaire aurait pu produire. L’inspecteur se demandait surtout pourquoi Prioux avait si rapidement mis un terme à l’entretien, sans poser davantage de questions comme si Mme Dumont n’avait a priori rien d’intéressant à lui apprendre. Et puis que signifiait l’attitude empruntée qui ne l’avait pas quitté devant cette femme ? Tandis qu’il s’engouffrait dans la voiture de police à la suite du commissaire, Blanchard se promit de chercher à en savoir un peu plus.

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13 décembre 2011 2 13 /12 /décembre /2011 21:07

monet          Le vent printanier plaquait sa robe de lin blanc sur un corps déjà mûr mais encore ferme, un corps de femme désirable mais lointaine, un peu hautaine peut-être. Sous l'ombrelle, son visage s'adoucissait car en vérité, sans chapeau, sans apprêts, sans fard et dans la lumière blafarde du petit matin, lorsqu'elle quittait le lit, son visage m'apparaissait dur et tendu.

          Je ne savais pas encore si je devais l'aimer mais sous ce soleil joyeux, au milieu de ce tapis de fleurs douces et tendres, j'avais comme une envie tranquille de la faire mienne pour l'éternité. Ce voile, surtout, qui flottait à son cou comme une caresse et une promesse, me faisait frissonner malgré moi. Il me faisait des signes, il m'invitait à prendre sa main, à jeter son ombrelle orgueilleuse et à l'entraîner jusqu'au bas du pré dans une course riante et jeune, comme si nous pouvions vivre pour toujours la folie de jeunes mariés complices et audacieux.

          Amélie était son nom: je n'ignorais rien de l'intimité de son corps et pourtant, du haut de son piédestal de fleurs des champs, sous la protection de son ombrelle familière, elle m'était aussi mystérieuse qu'à la première minute où, il y avait un mois, je l'avais connue lors d'un bref voyage dans le petit train menant à Deauville. Je venais rendre visite à un ami qui avait décidé, quelques mois auparavant, de quitter le tourbillon de Paris pour s'emmurer dans une ferme normande à la sortie de Deauville, sur une petite butte charmante mais bien isolée qui guettait la mer, de loin. Dans le compartiment, un gros homme soufflait en dormant tandis que les dernières bicoques de la banlieue parisienne s'éloignaient en ronchonnant. Lorsqu'elle poussa la porte qui donnait sur le couloir, je commençais tout juste à m'assoupir...

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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 13:21

          Cet article inaugure une nouvelle série d'exercice d'écriture: prenons une peinture de maître, plutôt célèbre si possible, et imaginons que nous entrons dans le tableau à la découverte d'une histoire cachée, une histoire qui a peut-être servi de prétexte au peintre... Passons de l'autre côté de la toile!

 

 

Vermeer-Vue de Delft           Le ciel était clair, l'air bien frais et les nombreux nuages qui passaient si légèrement au-dessus de la ville nous rappelaient que le printemps venait tout juste d'envahir Delft et que les derniers soubresauts de l'hiver menaçaient encore. Johanna frissonna tout en serrant encore un peu plus contre elle son panier rempli de beignets tout chauds. Toutes les deux, nous admirions comme chaque fois la beauté de la ville vue de ce côté du canal. Et aujourd'hui que le soleil faisait des toits un vrai patchwork de couleurs roses et jaunes, nous avions bien du mal à nous arracher à ce spectacle.

          Pourtant, il nous fallait nous hâter car dame Van de Veld n'était pas une cliente facile. A vrai dire, c'était la plus exigeante des clientes que nous avions, elle ne tolérait pas le moindre retard, surtout le dimanche lorsque son mari et elle recevaient le bourgmestre et sa dame. Je tirais Johanna par la manche: sous sa coiffe blanche impeccable, j'aperçus ses yeux espiègles. Elle me montra au loin, par-dessus l'eau cristalline du canal, la partie la plus ensoleillée de l'autre rive:

          "Tu vois ce petit pan de mur jaune, là-bas, au-dessus de la grande barque?

          - Peut-être, je ne vois pas grand-chose, dis-je en plissant des yeux, légèrement éblouie par la lumière printanière qui étincelait sur l'eau. Mais nous devons y aller, Johanna, la mère Van de Veld risque de ne pas nous accueillir avec des cris d'allégresse si nous la livrons en retard.

          - Tu as raison, Gertrud, c'est tout de même dommage de ne pas pouvoir encore flâner un peu près du canal, il fait déjà si bon..."

          Et en nous prenant joyeusement le bras l'une l'autre, nous nous mîmes en route vers le pont qui enjambait le canal, un peu plus loin...

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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 13:04

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 Comme le soleil perçait enfin après une matinée grise et humide, le commissaire Prioux s’étira longuement, les mains sur les reins, et fit signe à l’inspecteur Blanchard de le rejoindre. Tandis qu’au haut du ciel, des mouettes moqueuses tournoyaient, ils s’assirent sur le petit banc qui occupait un côté de la cour de l’immeuble, en plein dans une flaque de lumière chaude qui venait de tomber du ciel. Le reste de l’équipe continuait de relever tous les indices disponibles dans le local poubelles, dans la cour de l’immeuble et dans les escaliers. Une ambulance venait d’emmener le corps de Lucille d’Albret à l’Institut médico-légale pour autopsie. Il n’était pas loin de midi et Clif Prioux attendait l’arrivée du serrurier pour inspecter l’appartement de la jeune défunte.

« Qu’en penses-tu, Marcel, grogna Prioux après quelques instants de silence ?

- Pauvre fille, elle était bien jeune pour mourir !

- Epargne-moi ton lamento, veux-tu, et dis-moi ce que tu en penses.

- A priori pas un accident et le suicide à la poubelle, ce serait une première !

- Tu es très fort quand tu te mets à penser…

- Ben, je sais pas, peut-être une affaire sentimentale qui aurait mal tourné.

- Mal tourné ?

- Disons soit un mari jaloux qui l’aurait surpris avec un autre, soit une rencontre fâcheuse avec un obsédé…

- Ouais ! Sauf que primo elle n’a pas de mari mais un copain, que deusio le copain est a priori en voyage en Asie depuis vendredi, d’après la vieille du rez-de-chaussée, et que tertio il faut attendre les résultats de l’autopsie pour commencer à envisager l’hypothèse d’une agression sexuelle…

- Elle n’était pas moche du tout, cette fille, d’ailleurs.

- Marcel ! »

Les deux hommes eurent un sourire complice, ce qui n’était pas toujours le cas entre eux.

« Dis-donc, si tu allais nous chercher quelque chose à grignoter en attendant ce satané serrurier ?

- J’ai le droit de refuser ?

- Non.

- Bon. J’y vais alors ?

 - Tu y vas. Et ne traîne pas trop, cria Prioux tandis que Blanchard s’éloignait en grognant, j’ai faim ! »

Le commissaire fixa un moment le bout de ses chaussures tandis qu’il sentait le soleil lui chauffer le dos. Puis en soupirant, il se leva pesamment et se dirigeant lentement vers la cage d’escalier. En passant, il laissa au policier en faction à la porte de l’immeuble la consigne de faire monter le serrurier dès qu’il arriverait. Puis il monta au 1er étage. La cage d’escalier avait été refaite assez récemment car une vague odeur de peinture flottait encore par endroits. Le tapis rouge qui recouvrait pompeusement les marches étouffait le bruit de ses pas. Arrivé sur le palier, il se trouva face à une seule porte. Il s’approcha de la sonnette où aucun nom n’était indiqué. Il sonna. Instinctivement il tendit l’oreille pour savoir si quelqu’un s’agitait à l’intérieur. Mais aucun bruit ne se faisait entendre et personne ne vint lui ouvrir. Il poursuivit sa montée. Au second, il y a avait un nom sur la porte : Laure Dumont. Il resta dubitatif quelques instants en fixant la petite plaquette. Puis il sonna comme à regret. Mais aucune réponse non plus à son coup de sonnette. Il soupira : évidemment, en pleine journée, les habitants étaient pour la plupart au travail. Il faudrait qu’il revienne ce soir !

Le troisième, c’était l’étage de la victime. Là, il y avait deux portes : les appartements étaient sans doute plus petits. Sur la porte gauche, il lut le nom d’Hadrien Sévigné et devina qu’il s’agissait de l’étudiant en… en quoi déjà ? En peinture ou quelque chose d’aussi inutile que ça ! Il l’avait vu ressortir en début de matinée pour aller en cours. Donc inutile de sonner. Il s’approcha alors de la porte de droite en soupirant : que faisait donc ce diable de serrurier ? Là aussi, il tendit l’oreille par réflexe professionnel et s’apprêtait à redescendre lorsqu’il entendit distinctement de la musique derrière la porte. A cet instant, ses yeux tombèrent sur l’étiquette au-dessus de la sonnette : « D’Albret-Jude ». Il sonna. Au bout d’un instant, des pas se rapprochèrent de la porte qui s’entrebâilla. Un visage d’homme, pâle, le regardait avec des yeux étonnés.

« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

- Je suis commissaire de police, monsieur… Jude. C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

- Euh… oui. La police, dites-vous ? Que se passe-t-il ?

- Puis-je entrer ?

- C’est-à-dire, je n’attendais personne… »

Bertrand Jude laissa pourtant passer Prioux. L’entrée était petite mais claire, d’un jaune joyeux, avec une fenêtre blanche à petits carreaux qui donnait sur la ligne grise de l’océan. Le commissaire regarda son interlocuteur qui se tenait encore derrière le battant de la porte ouverte : c’était un garçon plutôt frêle, très blond, avec une peau très claire qui donnait l’impression de n’avoir jamais été exposée au soleil. Soudain Prioux comprit pourquoi Bertrand Jude n’osait pas bouger : il était vêtu d’un vieux pyjama troué dont il ne devait pas être très fier.

« Vous dormiez ?

- Je viens de me lever, oui. C’est pourquoi je suis dans cette…hum !… tenue…

- Vous ne deviez revenir que ce soir ? Quand êtes-vous arrivé ?

- Ce matin vers six heures. J’ai changé de vol au dernier…mais… comment êtes-vous au courant ? Que se passe-t-il ?

- Ce serait peut-être à vous de me le dire ! Vous vivez seul ?

- Non mais en quoi cela vous regarde-t-il ?

- Avez-vous vu Lucille d’Albret ce matin en arrivant ?

- Lucille ? Non mais pourquoi me demandez-vous cela ?

- Elle a été retrouvée morte ce matin, en bas de l’immeuble.

- Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez ? Lucille morte ? Mais… »

Le jeune homme donna l’impression à Prioux de devenir encore plus pâle comme si la chose était possible. Puis il tomba assis sur un petit fauteuil qui se trouvait dans l’entrée. Il regardait le commissaire d’un air hagard comme s’il avait en face de lui un fantôme. A cet instant, il y eut du bruit dans l’escalier et l’on vit apparaître, dans l’entrebâillement de la porte que Bertrand Jude n’avait pas refermée, l’inspecteur Blanchard chargé de paquets et derrière lui, un gros homme moustachu et en bleu de travail. Il y eut un instant de silence : Jude paraissait encore plus horrifié par ces nouvelles apparitions ; le commissaire était agacé par l’arrivée des deux hommes à un moment aussi précieux pour lui et les deux arrivants se rendaient compte qu’un événement venait d’avoir lieu dont ils ne saisissaient pas toute l’ampleur.

« Commissaire, murmura Blanchard comme si sa voix risquait de provoquer un séisme, le serrurier est là…

 - Blanchard, grogna Prioux !

- Euh! Oui, bien sûr… Bon, reprit-il en se retournant vers le gros moustachu, je crois qu’en fait, nous n’avons plus besoin de vous.

- Comment ça ? Et mon déplacement, qui va me le payer ?

- Blanchard, gronda à nouveau le commissaire !

- C’est-à-dire, je vous raccompagne, nous allons voir ce que l’on peut faire… »

Il poussa le serrurier dans les escaliers après avoir laissé les paquets devant la porte. Bertrand Jude paraissait toujours frappé de catalepsie, recroquevillé dans son petit fauteuil, presque transparent sur le fond jaune éclatant du mur. Clif Prioux s’approcha de lui et lui toucha le bras :

« Allez-donc vous habiller, s’il vous plaît. La journée risque d’être longue. »

Et tandis que Jude se levait péniblement, le commissaire commença de fureter dans l’appartement. Il avait oublié que dans les paquets apportés par l’inspecteur Blanchard il y avait sans doute de bons sandwichs. Tandis que Bertrand se réfugiait dans la pièce du fond pour changer de tenue, Prioux examina les photos qui couvraient un pan de mur du salon. Les portraits de Lucille d’Albret alternait avec les photos du couple à la mer, les photos du couple à la neige, sur un balcon envahi de fleurs d’apparence exotique, à une terrasse inondée de touristes quelque part dans un village suisse, à la campagne, sous un arbre, sur un banc de jardin, sous une tonnelle, à bicyclette, en voiture, dans le train, en avion et même à dos d’éléphant dans une contrée que le commissaire s’imagina être les Indes lointaines. Prioux soupira puis il parcourut la petite bibliothèque qui faisait l’angle de la pièce. Le commissaire aimait assez lire et pour lui, les renseignements qu’une bibliothèque pouvait fournir sur son propriétaire n’étaient pas anodins. A sa grande surprise, il ne trouva que des titres d’auteurs féminins : les œuvres complètes d’Agatha Christie et, isolé dans un recoin, presque étouffé par l’œuvre tentaculaire de la créatrice de Poirot et de Miss Marple, un roman de Daphné Dumaurier qu’il se souvenait d’avoir lu à l’âge de quinze ans : Rebecca. Il soupira encore une fois puis se laissa tomber dans un fauteuil en attendant que Bertrand Jude fût prêt. Il se demandait si ces livres appartenaient à la victime ou à son ami.

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8 décembre 2011 4 08 /12 /décembre /2011 09:28

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          Le commissaire Prioux se retourna brusquement et Hadrien remarqua que ses yeux étaient légèrement larmoyants. Il ne ventait pas pourtant et la fraîcheur matinale de l’automne n’était encore guère piquante. Hadrien se demanda même s’il n’y avait pas une petite larme au coin d’un des deux yeux. D’ailleurs même si le commissaire n’était vraiment pas son genre, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ses yeux bleus perçants. Il se sentait un peu honteux tout de même de penser à ce genre de futilités tandis que le sa voisine gisait, morte, dans une poubelle, au milieu des ordures. En voyant le regard embué du policier, il songea néanmoins que ce ne devait pourtant pas être le premier cadavre que le commissaire Prioux voyait. La sensibilité de ce représentant des forces de l’ordre, auxquelles on n’attribuait habituellement pas ce genre de sentiments, le toucha et lui rendit le policier plutôt sympathique.

          Lorsque Daphné Dulaurier s’était mise à hurler dans la cour de l’immeuble, Hadrien Sévigné achevait de se doucher. Il avait d’abord penser à une alarme de voiture car il n’était pas rare d’en entendre se déclencher dans le quartier : Hadrien disait toujours, avec un brin de misogynie, que les belles voitures sont comme les femmes, elles crient avant qu’on ne les touche. Puis, en tendant l’oreille, il avait compris que c’était plutôt une voix humaine : en se penchant par la fenêtre, il avait eu tout juste le temps d’apercevoir la petite vieille du rez-de-chaussée qui courait vers le hall. Ne résistant pas à un naturel curieux, il avait enfilé sa robe de chambre et s’était rué dans les escaliers. Lorsqu’il était arrivé dans le hall, Daphné Dulaurier avait disparu et Hadrien avait été tenté de remonter immédiatement, se sentant un peu ridicule dans sa tenue d’intérieur. Mais là encore la curiosité l’avait irrésistiblement poussé dans la petite cour de l’immeuble, propre et agréablement fleurie, où rien ne pouvait expliquer l’affolement de Mme Dulaurier. Guidé par une soudaine intuition, il s’était approché du local poubelle. A vrai dire, il n’avait ressenti aucune émotion particulière en découvrant sa belle voisine de palier, gisant dans une poubelle comme une poupée cassée. Simplement un peu de curiosité. Il avait pensé : « Tiens, on dirait qu’elle est morte ». Il était resté plusieurs minutes à la contempler, la tête vide. Ce fut seulement au bout de ces longues minutes comme hors du temps qu’une seconde pensée avait fait son chemin en lui : « Pauvre Bertrand ! »

          C’est alors que la police était arrivée. Aucun bruit de sirène, de ceux qui déchirent le silence du brouillard nocturne des films noirs, ne l’avait averti de l’arrivée du commissaire Prioux. Ce dernier lui avait simplement posé la main sur l’épaule, ce qui l’avait tout de même fait violemment sursauter, puis l’avait doucement écarté pour pouvoir entrer dans le local poubelles. Hadrien avait serré la ceinture de sa robe de chambre blanche se souvenant soudain avec horreur qu’il était nu dessous. En se reculant brusquement, il s’était heurté au couple Dulaurier qui avait guidé le commissaire jusqu’au fond de la cour. Il lut dans leur regard une sorte de surprise dégoûtée qu’il attribua à sa tenue mais qui, peut-être, s’expliquait par la découverte macabre qui les réunissait tous les trois en compagnie du commissaire Prioux.

          Après s’être retourné, ce dernier fixa d’abord la robe de chambre d’Hadrien d’un air lui aussi peu amène puis lança à la cantonade :

          « Qui d’entre vous a découvert le corps ? 

          - Moi, monsieur le commissaire, s’empressa de répondre Daphné Dulaurier en passant devant Hadrien, les yeux brillants d’un air de triomphe, comme si cette découverte devait lui valoir félicitations et applaudissements. Je venais, comme chaque matin, déposer mon petit sac…hum… enfin vous voyez ce dont je veux parler, n’est-ce pas ? Donc je venais déposer mon petit sac quand, au moment d’ouvrir la poubelle, j’ai…je suis…enfin… la chose…disons… cette femme…

         - Bien, bien, la coupa le commissaire qui semblait légèrement agacé par les précautions prises par la vieille dame, vous avez donc découvert le corps en ouvrant la poubelle !

         - C’est bien cela, tout à fait cela, monsieur le commissaire. Je vous assure que cela m’a fait un choc, ça par exemple !

         - Quelle heure était-il ?

         - Vous savez, monsieur le commissaire, ce n’est pas difficile : je sors toujours mon petit sac à la même heure. Vous comprenez, rajouta-t-elle en se tortillant comme si cela la dérangeait de faire un tel aveu, on a ses habitudes à mon âge, comme qui dirait ses repères…

          - Voyons Daphné, s’impatienta M. Dulaurier que l’on sentait impatient de participer à ce début d’enquête, nous t’avons demandé de préciser l’heure.

          - Certes, monsieur le commissaire m’a demandé quelle heure il pouvait être et je lui réponds avec toute la précision possible…

           - C’est-à-dire, grogna Prioux ?

           - Que voulez-vous dire, s’exclama Daphné Dulaurier, effrayée par le ton et le regard du commissaire ?

           - Je ne veux rien dire du tout, madame…

- Dulaurier, Daphné Dulaurier, gloussa la vieille dame qui s’apprêtait à reprendre la parole.

- Je veux simplement que vous me donniez l’heure exacte à laquelle vous avez découvert le corps, explosa-t-il.

- 8h30.

- Merci, madame…Dupoirier, ce sera tout pour le moment. Et vous, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant soudain vers Hadrien qui s’était retenu de sourire à entendre les réponses de Mme Dulaurier, que faites-vous là ?

- Moi ? La curiosité tout simplement. J’ai entendu la voisine crier comme une malade, ça m’a intrigué et je suis descendu. C’est tout.

- Vous avez la curiosité pressante on dirait, glissa Prioux en jetant à nouveau un regard légèrement dédaigneux sur la robe de chambre d’Hadrien.

- J’étais sous la douche, tenta de se justifier le jeune homme en rajustant la ceinture de peur de se retrouver dans une tenue encore plus gênante. D’ailleurs, il faut que je remonte, j’ai cours dans une demi-heure…

- Etudiant ?

- Euh !… oui.

- En quoi ?

- En histoire de l’art.

- Je vois, commenta Prioux d’un ton définitif qui reléguait Hadrien au rang des gens absolument sans intérêt pour lui. Vous habitez à quel étage ?

- Au troisième, juste en face de l’appartement de Lucille, enfin de la victime…

- Intéressant, intéressant. A quelle heure revenez-vous de vos cours ?

- Vers 16h00 en général.

- Je vous prierais de rester chez vous à cette heure-là, je passerai vous poser quelques questions, conclut Prioux tout en jetant un dernier regard méprisant sur la tenue d’Hadrien. »

          Puis, il pénétra dans le local poubelles. Hadrien se sentait humilié par le ton du policier et par l’idée que, derrière lui, les deux vieux devaient hocher la tête de contentement. Il n’avait plus rien à faire ici, surtout dans cette tenue. Furieux, il fit demi-tour non sans avoir jeter un regard noir à Auguste Dulaurier dont le dédain affiché prouvait assez combien il trouvait la tenue de ce gamin vraiment indécente. Il remonta quatre à quatre les escaliers, sans se soucier de sa robe de chambre qui était maintenant grande ouverte. En passant devant la porte de Lucille d’Albret et Bertrand Jude, il fut un instant tenté de frapper comme si un miracle aurait pu fait apparaître Bertrand alors qu’Hadrien savait parfaitement qu’il ne devait rentrer de son voyage en Asie que dans la soirée. Il s’approcha de la porte de ses voisins, écouta un instant puis s’apprêta à regagner son studio lorsqu’il crut entendre un bruit dans l’appartement. Intrigué, il approcha son oreille du battant : il lui sembla à nouveau percevoir des bruits à l’intérieur. Il frappa timidement et appela doucement : « Bertrand ? Tu es là ? C’est moi, Hadrien. Ouvre-moi si tu es là. Bertrand ? » Le silence était complet et plus aucun bruit ne lui parvenait. Décidément son imagination était à vif ce matin, sans doute à cause de la macabre découverte du local poubelles! Pensif, il regagna lentement son logement en se demandant s’il devait aller en cours aujourd’hui.

En bas, d’autres policiers avaient rejoint le commissaire Prioux et notamment ses collègue de la police scientifique : avec ordre et méthode, ils passaient le local poubelles au peigne fin pour récolter le moindre indice qui pourrait les mettre sur la piste du meurtrier de Lucille d’Albret. Car en raison de la position du corps et du visage tuméfié de la jeune femme, il est vraisemblable que la police écarterait d’emblée l’hypothèse de l’accident ou du suicide. C’était du moins l’avis d’Auguste Dulaurier qui restait dans la cour à observer les allées et venues des policiers, malgré les regards courroucés du commissaire Prioux qui lui avait pourtant dit de regagner son appartement, que l’on viendrait plus tard recueillir sa déposition. Auguste avait seulement consenti à s’éloigner du local poubelles mais ne parvenait pas à rentrer chez lui : ce matin, il s’ennuyait beaucoup moins que d’habitude, il n’allait pas manquer ce spectacle plutôt inhabituel.

Car depuis qu’il était à la retraite, les jours avaient la lenteur monotone du fleuve grisâtre qui passait de l’autre côté de la ville pour rejoindre la mer. Comme il regrettait encore ses bonnes journées de travail à la banque ! Cela faisait seulement un peu plus d’un an mais il avait le sentiment étrange que c’était tout juste hier tant il le regrettait mais que cela s’éloignait de lui à la vitesse d’une comète car déjà il avait oublié beaucoup de noms de collègues. La plupart du temps, il restait dans l’appartement à feuilleter des revues, à fumer en regardant la télévision, à faire des mots croisés de temps à autre, à s’ennuyer surtout. Il sortait peu car il avait toujours eu horreur de marcher sans aucun but, comme lors des promenades dominicales. Daphné pourtant le poussait à mettre le nez dehors et l’entraînait parfois dans de véritables randonnées à travers les rues au cours desquelles elle marchait devant, ne cessait de parler et le houspillait fréquemment, lui reprochant d’avancer aussi vite qu’une tortue. Ah ! Daphné ! Combien il l’aimait, jadis, lorsqu’il l’avait épousée ! Et comme il la supportait mal, désormais, à l’avoir à ses côtés à chaque heure du jour et de la nuit ! Daphné, elle, ne s’ennuyait jamais : elle n’arrêtait pas de la journée tantôt furetant dans l’appartement à mettre de l’ordre (l’appartement des Dulaurier devait sans conteste être le mieux ordonné de tout l’immeuble, peut-être même de toute la ville !) tantôt courant les rues dans de multiples activités bénévoles dont Auguste avait renoncé depuis longtemps à connaître les détails. Quand elle n’était pas à l’église !

C’est dire si la découverte de ce lundi matin constituait une attraction intéressante pour M. Dulaurier qui ne pouvait se résoudre à retourner se renfermer dans son appartement. Quant à Daphné, elle avait repris ses activités avec sa frénésie coutumière, comme si, finalement, il ne s’était presque rien passé ce matin-là dans la cour de l’immeuble. Pourtant, songeait Auguste, depuis qu’ils habitaient cette avenue, et cela faisait déjà bien longtemps (ils étaient sans conteste les plus anciens habitants de l’immeuble), il ne s’était jamais rien produit de semblable. La ville était paisible, même si, dans certains quartiers « infréquentables », on entendait bien parler de loin en loin de vols, d’agressions parfois, peut-être de meurtres de manière tout à fait extraordinaire. Alors, que l’on assassine un habitant de leur immeuble, voilà qui dépassait l’imagination et mettait M. Dulaurier dans un rare état d’excitation ! Aussi lorsque des policiers transportèrent le corps sur un brancard, faisant franchir une dernière fois le seuil de son immeuble à Lucille d’Albret, ce fut à regret qu’Auguste Dulaurier se résigna à regagner enfin son appartement.

 

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4 décembre 2011 7 04 /12 /décembre /2011 17:23

pays des merveilles          N'y aurait-il pas tromperie sur la marchandise, se demande-t-on en refermant Le pays des merveilles, roman de l'italien Giuseppe Culicchia?

          Oh, bien sûr, on en aime la lecture, on apprécie les moments (nombreux) d'humour autant que les pages plus graves sur l'Italie des années de plomb, plus particulièrement 1977 puisque le récit est centré sur  cette année scolaire de deux adolescents de quatorze et quinze ans! On avance vite dans les très courts chapitres, impatient de connaître la suite des aventures d'Attilio, timide garçon d'ouvriers, qui se lie d'amitié avec l'improbable Franz Zazzi, rebelle tendance "punko nazi" (sic), cauchemar des professeurs tant par son langage imagé que par son indécrottable refus d'étudier. Tout cela dans un village près de Turin où, bien sûr, il ne se passe rien: la plaie, comme dirait Attilio! Bien sûr,  au milieu d'une rimbanbelle de filles plus ou moins moches, il y a aussi Alice, la soeur chérie, qui a quitté la maison à peine ses 18 ans accomplis, Alice à qui Attilio confie ses tourments d'adolescent qui se cherche, Alice qui pourrait avoir inspiré le titre du roman (genre "Alice au pays des merveilles") et qui passera "de l'autre côté du miroir" dans les dernières pages du roman. Il y a encore Margherita, la fleur de la classe terminale du lycée privé d'à côté, inaccessible et fascinante, omniprésente dans les pensées d'Attilio, "la merveille du pays" en quelque sorte!

          Oui mais voilà! Cette lecture qui avance si vite, trop vite, si apparemment jouissive parce qu'elle fait appel en nous à tant de souvenirs d'enfance, à tant de tourments partagés et tant de situations prises sur le vif de notre propre adolescence, cette lecture laisse en bouche peu de traces, un peu comme un vin trop jeune. Commençons par l'utilisation un peu (trop) mécanique du langage "jeune": plus le récit avance et plus horripile l'utilisation de termes en majuscules tous les trois mots que prononce le déjanté Zazzi. Tout comme devient insupportable l'usage de la répétition de certaines scènes, certaines situations, mot pour mot, même si l'idée de départ paraît plutôt bien inspirée: mettre l'accent sur le temps immobile que l'adolescent voudrait voir s'accélérer pour arriver plus vite à l'âge où il va enfin lui arriver des choses différentes. Trop de lieux communs aussi: le grand-père qui est le seul membre de la famille à comprendre les ados, la mère bigote et jalouse de ses soeurs, le père absent (jusque dans son regard), prématurément vieilli par son boulot d'ouvrier, le lycée de riches à côté du lycée professionnel, les professeurs psycho-rigides ne comprenant évidemment rien à la tragédie de la sortie de l'enfance, le chêne confident du narrateur et que l'on finit par abattre, la ville moderne qui gagne sur la campagne de notre enfance etc...

          Alice ne revient pas indemne de ce pays qui promet monts et merveilles... un peu facilement!

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Quatrième De Couverture

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"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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