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La journée n’avait pas été bonne pour Christophe Jamin. Toute la journée, il n’avait fait que penser à Lucille d’Albret et la qualité de son travail s’en était ressentie. Beaucoup de plantes avaient souffert de sa désinvolture : le client chez qui il travaillait cette semaine-là lui avait même fait part de son étonnement devant une haie qui ressemblait désormais davantage à un mâchicoulis qu’à une bordure de jardin. Mais cela faisait si longtemps que Christophe n’avait pas passé la nuit avec une femme que tout son corps vibrait encore des caresses que Lucille lui avait prodiguées avec un enthousiasme volcanique. Ces caresses pourtant n’avaient pas suffit… Il préférait ne pas penser à sa lamentable prestation (cela faisait si longtemps, cela lui semblait tellement inaccessible). Il valait mieux se souvenir du parfum envoûtant de la jeune femme qui se dégageait d’elle à chacun de ses gestes, un parfum qui mêlait mille senteurs des plus somptueuses fleurs et qu’il croyait retrouver au creux de chacune des corolles du jardin. Empêtré dans le souvenir obsessionnel de cette nuit de douceur et de senteurs, il commit tant de maladresses qu’il fut heureux de voir la journée toucher à sa fin.
Il songeait encore à Lucille lorsqu’il franchit le seuil de l’immeuble et qu’il tomba sur un vieil homme sur le pas de la porte de l’appartement du rez-de-chaussée. Il le salua vaguement mais l’homme l’interpella aussitôt :
« Veuillez me pardonner, monsieur, mais ne seriez-vous pas le nouveau locataire du premier ?
- C’est exact, bredouilla Christophe…
- Ah ! C’est bien ce que je pensais ! Pourriez-vous entrer quelques minutes, s’il vous plaît ? Il y a là deux messieurs qui souhaitent vous parler.
- Moi, demanda Christophe comme s’il pouvait y avoir le moindre doute sur la personne à qui s’était adressé le vieil homme ? Mais je ne comprends pas de quoi il peut s’agir… Une erreur sans doute…
- Non, pas du tout, croyez-moi ! Allez, venez… »
Et Auguste Dulaurier saisit fermement le bras de Christophe Jamin et l’entraîna dans son appartement. Dans ce genre de situation, Christophe perdait absolument tous ses moyens. Il était alors entièrement ce qu’il laissait entre apercevoir à certains moments : un homme dépourvu de volonté, un homme presque sans qualités, du moins sans qualité virile. Il se laissa guider comme un enfant qui ne comprend pas pourquoi on veut le punir et qui se résigne à recevoir le châtiment. Dans le petit salon de l’appartement des Dulaurier, surchargé de meubles, trois personnes, assises dans un profond canapé en cuir noir, fixèrent leur regard en même temps sur lui tandis qu’il entrait dans la pièce : il acheva de perte toute contenance et il s’en fallut de peu qu’il se mît à pleurer. Le commissaire Prioux parvint à se relever en grimaçant et s’avança au-devant de lui d’un air qu’il trouva presque menaçant :
« Monsieur Jamin, je crois, monsieur Christophe Jamin ?
- Mon dieu, mon dieu, furent les seuls mots qui parvinrent à sortir de sa bouche…
- Hum ! Je vous en prie, calmez-vous, lui suggéra Prioux un peu surpris de sa réaction ! Je suis le commissaire Prioux et voici l’inspecteur Blanchard…
- Le co… le commissaire ?
- Il ne s’agit que de quelques questions que j’aimerais vous poser.
- Des questions ?
- C’est à propos d’une personne de votre immeuble…
- Mon immeuble ?
- C’est ça, et l’on sentait que le commissaire commençait à perdre patience ! Vous venez bien d’emménager au premier étage, monsieur Jamin ?
- Mon dieu, mon dieu…
- Bon, écoutez-moi bien, cher monsieur ! Faites un petit effort sinon nous allons y passer la soirée.
- Oh ! Excusez-moi, vraiment ! C’est-à-dire, je ne m’attendais pas…
- Bien sûr, bien sûr mais vous comprenez, je dois interroger tous les habitants de l’immeuble.
- Mon dieu, mon dieu, recommença à bredouiller Christophe qui sut pourtant se ressaisir à temps devant les yeux menaçants de Prioux ! Mais que se passe-t-il donc ?
- Une de vos voisines, Lucille d’Albret, a été retrouvée morte ce matin… »
Mais le commissaire Prioux ne put achever sa phrase car il fut obligé de se précipiter sur Christophe Jamin qui venait de s’évanouir et menaçait d’écraser une vitrine remplie de bibelots dans sa chute. Daphné Dulaurier poussa un petit cri d’indignation tandis que l’inspecteur Blanchard se rua tant bien que mal à l’aide de son chef tout en renversant sur son passage un guéridon qui vint heurter les chevilles d’Auguste Dulaurier à qui un juron formidable échappa. Après cet instant de brève panique, le calme revint dans le salon tandis que Clif Prioux portait le corps inanimé de Christophe Jamin sur le canapé. Daphné, qui n’avait encore pas dit un mot, se leva avec une surprenante prestance et s’en fut chercher un petit cordial. Elle n’eut pas un regard pour son mari qui se massait maladroitement les chevilles mais elle jeta un coup d’œil désespéré sur le guéridon qui gisait dans les gravats d’une belle fougère, dernière plante victime de la funeste journée de Christophe Jamin.
Lorsque Christophe ouvrit les yeux, il avait dans la bouche un goût agréable de brandy et dans tout le corps une douce sensation de chaleur. Au-dessus de lui, le visage fripé et courroucé de Daphné Dulaurier lui rappela celui de sa grand-mère qui le grondait lorsqu’il s’attaquait aux fleurs de son jardinet, déjà attiré qu’il était par ce qui allait être la seule grande passion de sa vie (ce qui tendait à montrer, d’ailleurs, qu’il n’était peut-être pas tout à fait un homme sans qualités). Il se releva brusquement et Daphné se réfugia au pied du canapé comme s’il avait voulu la mordre. Cette fois, ce fut l’inspecteur Blanchard qui lui posa la première question :
« Pouvons-nous continuer, monsieur Jamin ? Vous sentez-vous mieux ?
- Oui, merci, beaucoup mieux en effet ! Je regrette vraiment…
- Ne vous en faites pas pour cela, l’interrompit Blanchard sur un ton rassurant tout en regardant en coin le commissaire qui avait pris un air plus renfrogné que jamais. Vous connaissiez mademoiselle d’Albret, monsieur Jamin ?
- Non, répliqua Christophe en sursautant ! Enfin, si… un peu…
- Expliquez-vous, insista Blanchard tandis que Prioux et les Dulaurier s’étaient rapprochés d’un même mouvement intéressé.
- C’est-à-dire… j’ai fait sa connaissance samedi matin…Disons que… Enfin, elle m’a aidé pour mon déménagement. »
Il y eut un instant de silence. Daphné regarda son mari d’un air entendu qui signifiait certainement que le nouvel arrivant ne lui inspirait pas confiance (tu penses, aurait-elle sans doute dit à son mari s’ils avaient été seuls, un type qui vous saccage tout un appartement simplement parce qu’on lui pose deux ou trois questions !) De son côté le commissaire Prioux vint s’asseoir à côté de Christophe Jamin en se raclant longuement la gorge :
« Excusez-moi, monsieur Jamin, pour cette question un peu gênante : vos relations avec Lucille d’Albret en sont-elles restées…disons… à de simples rapports de…hum… de bon voisinage ?
- Je…je ne vois pas vraiment… Mon dieu, mon dieu…
- Avez-vous couché avec elle, coupa brutalement Prioux qui, cette fois, ne parvint pas à garder son calme ? »
On entendit Daphné Dulaurier pousser un gémissement tandis que sa bouche se pinçait d’indignation. Son mari se contenta de regarder le commissaire d’un air ahuri comme si la question était pour lui aussi incongrue que si le policier avait demandé au nouveau locataire s’il arrivait de la planète Mars. Quant à Blanchard, il rougit brusquement en regardant Mme Dulaurier d’un air gêné.
« C’est-à-dire… pas tout à fait, bégaya Christophe Jamin d’une voix si faible que seul le mouvement de ses lèvres permit à Prioux de comprendre la réponse.
- Comment cela, pas tout à fait ? Avez-vous passé la nuit dernière avec elle ?
- Oui, finit par répondre Jamin dont le visage blême paraissait vouloir même devenir transparent, mais…mais…je vous assure, il ne s’est, il ne s’est rien passé ! Mon dieu, mon dieu…
- Rien passé, coupa Prioux d’un ton acerbe ? Et à quelle heure l’avez-vous quitté ce matin ?
- C’est-à-dire…
- Je vous écoute, monsieur Jamin, s’impatienta Prioux qui semblait plus agacé par le comportement de son interlocuteur qu’intéressé par ses révélations.
- C’est elle qui est partie, parvint à articuler Jamin…
- A quelle heure ?
- Je ne sais pas.
- Comment ça, vous ne savez pas ?
- Ce matin, bredouilla l’homme dont le visage vira brutalement au cramoisi, elle n’était plus… elle n’était plus…
- Elle n’était plus…, gronda le commissaire qui rougissait dangereusement lui aussi ?
- Elle n’était plus… dans mon lit ! »
Et il s’effondra sur le dossier du canapé comme si ses dernières forces l’avaient abandonné. Dehors il faisait nuit noire et Blanchard songea que sa femme ne serait pas ravie qu’il rentre aussi tard.