IX
Une longue journée de pluie s'achevait. Valparaiso disparaissait dans un brouillard humide et les collines, d'habitude étincelantes de couleurs, étaient noyées dans une vapeur grise. Dans la rue, devant l'Hotel Aubry, quelques voitures passaient en éclaboussant les rares passants d'une eau sale et froide. Bien à l'abri, enfoncé dans un fauteuil profond, Balthazar de Rocquencourt fumait un cigare en contemplant la rue inondée à travers une fenêtre du salon. Il attendait aussi le dîner. Depuis le matin, il ne cessait de soupirer d'ennui. Il détestait la pluie et ces journées sombres qui n'en finissaient pas de s'achever comme si le mauvais temps ralentissait la marche des heures. Certes, il avait bien flâné dans son lit plus longtemps que de coutume et il s'était même recouché après le café matinal. Le coup d’œil qu'il avait jeté sur le ciel ne l'avait guère incité à l'action. Puis il avait tout de même bien fallu s'habiller et descendre faire quelques pas dans le hall. En bas, il n'avait rencontré personne et l'ennui avait fait sa lugubre apparition. Sans ardeur, il avait parcouru les journaux en espérant que l'on viendrait interrompre sa lecture désabusée. Même la rubrique des faits divers, qu'il savourait le plus souvent avec délectation, lui avait paru fade et sans intérêt. Par temps de pluie, les chiens se faisaient plus prudents pour traverser les rues et les assassins redoutaient d'attraper un refroidissement. Dépité, il avait encore fait quelques pas dans le hall sous le regard hébété de ce grand niais de Fermín puis, furieux, il avait regagné sa chambre où il avait attendu le déjeuner en consultant sa montre trois fois par minute. Enfin les aiguilles récalcitrantes avaient daigné se rejoindre vers midi et le vicomte avait redescendu les marches avec entrain, heureux à la perspective de manger – ce qui le mettait toujours de bonne humeur – et à l'idée d'entamer une bonne conversation avec les autres convives. Hélas, le restaurant était vide, à l'exception d'un négociant américain qui sirotait du lait en mangeant un civet de lièvre ! Rocquencourt avait choisi la table la plus éloignée pour s'installer et il s'était mis à guetter l'arrivée d'une personne de connaissance tandis qu'on lui servait son repas. Au fil des minutes, il perdit tout espoir d'allier bonne chère et conversation agréable : que pouvaient donc bien faire les autres pensionnaires ? Peut-être doña Angélica était-elle souffrante, sans doute la promenade prolongée de la veille l'avait-elle éprouvée ? Mais Porfirio ? Et le jeune Léon ? A cet âge-là, on manque rarement un repas ! Peut-être était-il sorti car à cet âge-là en revanche, ce n'est sûrement pas une averse qui vous arrête sur le chemin de l'aventure ! Tout en soupirant de plus belle, le vicomte s'intéressa malgré tout à l'excellent civet que Mme Aubry avait préparé : le lièvre bien cuisiné lui plaisait davantage que le lapin, qu'il trouvait un peu fade. Où diable avait-elle pu se procurer du lièvre, ce n'était pas denrée commune à Valparaiso, peut-être un arrivage du Sud ? Décidément, il n'y avait rien à redire à la sauce qui, en outre, se mariait merveilleusement bien avec ce vin de la Vallée centrale ! Après son déjeuner solitaire, Rocquencourt risqua une tête dans la rue pour humer un peu l'air mais après avoir reçu plusieurs gouttes froides dans son col de chemise, il battit en retraite. D'ailleurs l'heure de la sieste était venue ; laquelle n'était jamais aussi bonne qu'après un bon repas arrosé d'un excellent vin. Donc Balthazar de Rocquencourt dormit délicieusement bien, durant deux longues heures. Au réveil, la langue pâteuse et l'estomac lourd, il lorgna vers le ciel en soupirant de nouveau : la pluie continuait de tomber, fine et régulière comme si elle s'installait pour cent ans. En grattant son crâne pelé, il songea avec amertume que le dîner était encore bien loin et qu'une interminable après-midi l'attendait. Et le temps avait égrené ses minutes avec la lenteur d'un sablier, au bruit régulier et monotone des gouttes de pluie qui venaient s'écraser contre la fenêtre. Le vicomte avait d'abord ouvert un livre. Puis il l'abandonna jugeant qu'il ne présentait pas beaucoup d'intérêt alors qu'il n'avait tout simplement aucune envie de lire. De l'inaction lui venait le dégoût de toute activité. A plusieurs reprises, au cours de cette interminable après-midi, il avait fait l'aller et retour entre sa chambre et le hall, ne sachant pas lequel des deux endroits lui inspirait le plus d'ennui. Il en était venu à prendre sa montre en horreur tant il lui semblait qu'à dessein les aiguilles se complaisaient à refréner leur course. Pourtant, elle ne quittait pas sa main, en un geste presque machinal. Par instants, il se jetait dans un fauteuil et sans y prendre garde, il s'assoupissait quelques minutes. Mais même ces précieux moments gagnés sur l'ennui lui paraissaient englués dans un immobilisme interminable et gris. Puis à force de patience, l'après-midi doucement prit fin.