On ne savait rien de la vie passée de Porfirio Rubio Moreno, le dernier arrivé du petit cercle de pensionnaires. Doña Anjélica se souvenait du jour où, deux ou trois ans auparavant, il avait fait son entrée dans le hall de l'Hotel Aubry, suivi d'une immense malle couverte de rayures et de traces de chocs qui paraissait plutôt appartenir à un aventurier débarquant d'un périlleux tour du monde qu'à ce digne vieillard, à la canne d'ébène et au crâne dégarni. Doña Anjélica, membre d'une famille patricienne de Valparaiso et habituée des salons de la haute société chilienne, avait compris du premier coup d’œil que ce vieil homme appartenait au même monde qu'elle ; la coupe de ses vêtements révélait aussi une aisance qu'elle avait connue par le passé mais dont aujourd'hui elle ne conservait que le souvenir. Installée dans un coin du salon, à l'abri d'un palmier nain, elle avait vu Mme Aubry fondre sur Porfirio Rubio Moreno comme un vautour sur sa proie. Avec un sûreté de coup d'oeil identique à celle de doña Anjélica mais qui s'appuyait sur son instinct des affaires plus que sur la qualité de son éducation, Mme Aubry, qui ne recevait jamais les clients à leur arrivée, avait pris le vieux monsieur par le bras et l'avait elle-même conduit à la chambre Vert-Directoire, la plus luxueuse de l'hôtel. Porfirio Rubio Moreno ne parlait jamais de lui ni de son passé. Plusieurs fois pourtant, doña Anjélica et le vicomte lui avaient posé des questions. Dans ces occasions-là, le vieil homme devenait plus sourd que jamais. De guerre lasse, les questions avaient cessé. Doña Anjélica affirmait qu'il n'était pas chilien et qu'à son accent, il y avait toute chance qu'il fût péruvien. Ou peut-être bolivien. Avait-il de la famille ? Des amis ? Nul ne le savait et jamais personne ne lui rendait visite. D'ailleurs, il sortait assez peu de l'hôtel : les rues en pentes de Valparaiso ne convenaient guère à ses jambes usées. Il passait la plupart de ses journées enfermé dans sa chambre ne descendant que pour les repas ou pour une partie de whist en compagnie de doña Anjélica. Quant à sa fortune, personne n'en connaissait l'ampleur mais tous étaient persuadés qu'elle était immense. Une fois par mois, le directeur du Banco de Chile venait lui rendre visite et cela suffisait amplement à nourrir la rumeur. Mme Aubry ne manquait d'ailleurs jamais les visites du banquier. Les rencontres se déroulaient dans son salon particulier et jusqu'alors, aucune autre personne n'aurait su divulguer ce qui se disait vraiment à l'occasion de ces brèves réunions secrètes. Aux yeux des autres pensionnaires, Porfirio Rubio Moreno s'était de fait livré corps et âme à Mme Aubry qui semblait obtenir de lui tout ce qu'elle voulait : ni doña Anjélica ni Rocquencourt n'auraient sans doute été capables de préciser ce qu'ils entendaient par-là, mais cela traduisait simplement la conviction que Porfirio était lié à Mme Aubry d'une toute autre manière qu'eux-mêmes. Cette conviction était en outre comme l'ombre portée de la vision qu'ils avaient de Porfirio, un vieillard qui ne disposait plus de toutes ses facultés intellectuelles. Plus brutalement, Rocquencourt lâcha : « Je ne sais s'il est plus sourd qu'idiot ou l'inverse. » Bien que choquée par l'outrance, doña Anjélica confirma à Léon qu'à son avis, Porfirio n'avait plus toute sa tête comme le montrait bien la manie qu'il avait d'errer en permanence dans les couloirs à la recherche de sa chambre. Parfois certains clients de passage, le prenant pour un membre du personnel, lui demandaient de se charger de leurs bagages ; après lui avoir répété puis crié leur demande et n'avoir obtenu que quelques hochements de tête dubitatifs, ils rebroussaient chemin, furieux de la mauvaise qualité du personnel de cet hôtel. Les femmes de chambre affirmaient qu'il n'avait jamais ouvert la grande malle aux multiples éraflures. Tous les vêtements qu'il portait depuis son installation à l'Hotel Aubry lui avaient été confectionnés sur mesure par des tailleurs qui venaient régulièrement visiter la chambre Vert-Directoire. Ces mêmes femmes de chambre prétendait qu'il ne défaisait jamais son lit et ne bougeait aucun siège mais qu'il était capable de rester des heures immobile dans un grand fauteuil, les yeux perdus vers le ciel. De sa présence, sa chambre ne présentait aucune trace si ce n'était la longue théorie de costumes alignés dans l'armoire. La seule distraction que lui connaissaient les autres pensionnaires était la messe du dimanche matin. Il accompagnait doña Anjélica jusqu'à une petite chapelle située deux rues plus loin : très digne, la tête légèrement penchée vers l'avant, il donnait le bras à la vieille dame mais on devinait que c'était elle qui soutenait le couple dans sa lente progression vers l'église. Devant eux, Rocquencourt ouvrait la marche en compagnie de Mme Aubry à qui il offrait son bras tandis que la fille et la petite-fille de celle-ci fermaient la marche. Seul le gendre de Mme Aubry ne participait pas à ce rituel dominical. « C'est son heure de garde, ironisa Rocquencourt, et... sa seule heure de liberté. »