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9 décembre 2012 7 09 /12 /décembre /2012 12:11

Hôtel Aubry          On ne savait rien de la vie passée de Porfirio Rubio Moreno, le dernier arrivé du petit cercle de pensionnaires. Doña Anjélica se souvenait du jour où, deux ou trois ans auparavant, il avait fait son entrée dans le hall de l'Hotel Aubry, suivi d'une immense malle couverte de rayures et de traces de chocs qui paraissait plutôt appartenir à un aventurier débarquant d'un périlleux tour du monde qu'à ce digne vieillard, à la canne d'ébène et au crâne dégarni. Doña Anjélica, membre d'une famille patricienne de Valparaiso et habituée des salons de la haute société chilienne, avait compris du premier coup d’œil que ce vieil homme appartenait au même monde qu'elle ; la coupe de ses vêtements révélait aussi une aisance qu'elle avait connue par le passé mais dont aujourd'hui elle ne conservait que le souvenir. Installée dans un coin du salon, à l'abri d'un palmier nain, elle avait vu Mme Aubry fondre sur Porfirio Rubio Moreno comme un vautour sur sa proie. Avec un sûreté de coup d'oeil identique à celle de doña Anjélica mais qui s'appuyait sur son instinct des affaires plus que sur la qualité de son éducation, Mme Aubry, qui ne recevait jamais les clients à leur arrivée, avait pris le vieux monsieur par le bras et l'avait elle-même conduit à la chambre Vert-Directoire, la plus luxueuse de l'hôtel. Porfirio Rubio Moreno ne parlait jamais de lui ni de son passé. Plusieurs fois pourtant, doña Anjélica et le vicomte lui avaient posé des questions. Dans ces occasions-là, le vieil homme devenait plus sourd que jamais. De guerre lasse, les questions avaient cessé. Doña Anjélica affirmait qu'il n'était pas chilien et qu'à son accent, il y avait toute chance qu'il fût péruvien. Ou peut-être bolivien. Avait-il de la famille ? Des amis ? Nul ne le savait et jamais personne ne lui rendait visite. D'ailleurs, il sortait assez peu de l'hôtel : les rues en pentes de Valparaiso ne convenaient guère à ses jambes usées. Il passait la plupart de ses journées enfermé dans sa chambre ne descendant que pour les repas ou pour une partie de whist en compagnie de doña Anjélica. Quant à sa fortune, personne n'en connaissait l'ampleur mais tous étaient persuadés qu'elle était immense. Une fois par mois, le directeur du Banco de Chile venait lui rendre visite et cela suffisait amplement à nourrir la rumeur. Mme Aubry ne manquait d'ailleurs jamais les visites du banquier. Les rencontres se déroulaient dans son salon particulier et jusqu'alors, aucune autre personne n'aurait su divulguer ce qui se disait vraiment à l'occasion de ces brèves réunions secrètes. Aux yeux des autres pensionnaires, Porfirio Rubio Moreno s'était de fait livré corps et âme à Mme Aubry qui semblait obtenir de lui tout ce qu'elle voulait : ni doña Anjélica ni Rocquencourt n'auraient sans doute été capables de préciser ce qu'ils entendaient par-là, mais cela traduisait simplement la conviction que Porfirio était lié à Mme Aubry d'une toute autre manière qu'eux-mêmes. Cette conviction était en outre comme l'ombre portée de la vision qu'ils avaient de Porfirio, un vieillard qui ne disposait plus de toutes ses facultés intellectuelles. Plus brutalement, Rocquencourt lâcha : « Je ne sais s'il est plus sourd qu'idiot ou l'inverse. » Bien que choquée par l'outrance, doña Anjélica confirma à Léon qu'à son avis, Porfirio n'avait plus toute sa tête comme le montrait bien la manie qu'il avait d'errer en permanence dans les couloirs à la recherche de sa chambre. Parfois certains clients de passage, le prenant pour un membre du personnel, lui demandaient de se charger de leurs bagages ; après lui avoir répété puis crié leur demande et n'avoir obtenu que quelques hochements de tête dubitatifs, ils rebroussaient chemin, furieux de la mauvaise qualité du personnel de cet hôtel. Les femmes de chambre affirmaient qu'il n'avait jamais ouvert la grande malle aux multiples éraflures. Tous les vêtements qu'il portait depuis son installation à l'Hotel Aubry lui avaient été confectionnés sur mesure par des tailleurs qui venaient régulièrement visiter la chambre Vert-Directoire. Ces mêmes femmes de chambre prétendait qu'il ne défaisait jamais son lit et ne bougeait aucun siège mais qu'il était capable de rester des heures immobile dans un grand fauteuil, les yeux perdus vers le ciel. De sa présence, sa chambre ne présentait aucune trace si ce n'était la longue théorie de costumes alignés dans l'armoire. La seule distraction que lui connaissaient les autres pensionnaires était la messe du dimanche matin. Il accompagnait doña Anjélica jusqu'à une petite chapelle située deux rues plus loin : très digne, la tête légèrement penchée vers l'avant, il donnait le bras à la vieille dame mais on devinait que c'était elle qui soutenait le couple dans sa lente progression vers l'église. Devant eux, Rocquencourt ouvrait la marche en compagnie de Mme Aubry à qui il offrait son bras tandis que la fille et la petite-fille de celle-ci fermaient la marche. Seul le gendre de Mme Aubry ne participait pas à ce rituel dominical. « C'est son heure de garde, ironisa Rocquencourt, et... sa seule heure de liberté. »

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8 décembre 2012 6 08 /12 /décembre /2012 18:09

Abani          On pense avoir tout vu, tout entendu, tout lu sur la capacité de l'homme à choisir les voies de l'horreur mais il n'est pas de jour sans que l'on découvre l'inépuisable inhumanité de notre espèce (mais aussi sa toute aussi inépuisable humanité). A cet égard, Comptine pour l'enfant-soldat, du nigérian Chris Abani, explore un des côtés les plus obscurs de notre monde: la confrontation de l'enfance avec le mal.

          Le narrateur est un enfant de 15 ans, My Luck,  qu'on a enrôlé de force dans une guerre civile sans fin, quelque part en Afrique de l'Ouest. Le roman s'ouvre par l'explosion d'une mine qui oblige le groupe, dont fait partie My Luck, à s'éparpiller. Tout le récit est ensuite la longue quête de cet enfant-soldat pour retrouver ses compagnons, quête qui sert de prétexte à un retour sur le passé du narrateur et sur les atrocités dont il a été tantôt témoin tantôt acteur.

          La comptine n'a évidemment rien d'un conte mais touche au récit épique, notamment dans l'image du fleuve que suit l'enfant, image du destin qui attend tout enfant dans cette région du monde ensanglanté et image d'une dérive vers l'enfer (le fleuve charrie en permanence des cadavres) de tout un peuple martyrisé. Le récit contient une violence extrême qui, pourtant, ne sature pas les phrases qui sont souvent douces et poétiques mais peut jaillir à tout instant au visage du lecteur lorsque My Luck se remémore les moments les plus terribles de sa courte vie de combattant (par exemple celui du bébé dans la marmite ou encore celle de son premier viol!).

          Car la force du roman réside dans sa capacité à entremêler le bien et le mal, la poésie et l'horreur, l'innocence de l'enfance (My Luck parvient à connaître l'amour avec Ijeoma) et le cynisme des adultes (John Wayne, son "instructeur", est particulièrement haïssable).

          My Luck parviendra-t-il à rejoindre ses compagnons égarés ou le fleuve l'entraînera-t-il "au coeur des ténèbres"?

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2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 16:15

Hôtel AubryTout en portant une main chargée de bagues à ses cheveux en un geste de brusque coquetterie, doña Anjélica s'adressa à Léon :

          « Joven, noto que le llamaron la atención mis canas. »

          Léon chercha une fois de plus secours auprès du vicomte qui cette fois le tira d'embarras :

          «  Doña Anjélica s'est rendu compte que vous admiriez sa magnifique chevelure. Mon bon Léon, il va falloir vous mettre à l'espagnol, je pense. Néanmoins, rajouta-t-il en se tournant cérémonieusement vers la vieille dame, ce garçon a de la chance : la langue de Molière n'est pas encore complètement ignorée de ce côté-ci du monde.

         « Vous savez, cher vicomte, le plaisir que j'éprouve à parler français avec vous. »

         Et portant à nouveau son regard mouillé sur Léon : « Bienvenue au Chili, jeune homme, et sachez, pour en revenir à mes cheveux, que j'étais à peine plus âgée que vous quand je devins absolument blanche. Cela arriva tout d'un coup, dans les jours qui suivirent la mort de mon époux. Comment les trouvez-vous ?

          - Magnifiques, madame, je n'ai jamais rien vu de pareil... on dirait comme un nuage...

           - ¡ Que amoroso este chico ! »1

         Et la vieille dame se mit à glousser, manifestement enchantée du compliment, tandis que les fines rides de son visage étaient parcourues de mille frémissements contradictoires. Comme il voyait doña Anjélica pouffer, Porfirio Rubio Moreno, qui jusqu'à présent semblait s'être désintéressé de la conversation, se pencha sur sa voisine en hurlant :

          « ¿Me podrían decir lo que está pasando ?

         - Es que el chicoco me dice cosas muy graciosas.

           - ¿ Y muchas gracias de que ?

           - ¡ Ay ! ¡ Por favor Porfirio ! ¡ No hay caso ! » 2

         Et s'adressant au vicomte :

          « Je vous laisse lui expliquer car moi, il ne me comprend jamais. »

          Rocquencourt se pencha sur la table et cria quelques mots en espagnol à Porfirio qui hocha la tête en regardant Léon comme s'il le voyait pour la première fois :

          « Mon garçon, dit-il en collant presque ses lèvres à l'oreille de Léon qui faillit reculer de dégoût, il vous faudra me parler un peu fort car je suis... comment dites ? Dur dans l'oreille, mais inutile de crier car je ne suis pas sourd... »

          Léon remarqua que lui aussi parlait un français remarquable quoique avec beaucoup plus d'accent que la vieille dame. Leur conversation bruyante avait attiré la curiosité des autres clients. Le vicomte échangea un regard inquiet avec doña Anjélica avant de se retourner vers la porte du petit salon où Mme Aubry et sa famille étaient peut-être en train de déjeuner.

          « Chère amie, murmura le vicomte, je crois qu'une fois encore notre cher Porfirio risque de nous attirer des ennuis. Souhaitons que Mme Aubry n'ait point entendu nos hurlements. Sinon gare à nous... »

          Et comme un enfant pris en faute, il se mit à rouler des yeux épouvantés. De même ;, Léon ne cessait de tourner son regard vers la petite porte mais il ne redoutait pas que la vieille dame acariâtre l'ouvrît ; il maudissait bien au contraire qu'elle restât obstinément fermée, obstacle fragile et tenace entre la jeune fille et lui. Il eût aimé justement que les cris poussés par ses compagnons de table attirassent l'attention des occupants du salon particulier ; peut-être l'intervention de Mme Aubry lui eût-elle donné l'occasion d'apercevoir une main ou un pan de robe, instants fugaces et précieux qui seraient venus raviver l'éclat encore ténu de la silhouette aimée. Las ! La porte du salon particulier resta close.

          Cependant, le déjeuner fut servi. Il s'agissait, précisa doña Anjélica à Léon, d'un plat très prisé au Chili, qu'on appelait la cazuela et qui faisait penser au pot-au-feu que sa mère servait quelques fois. Le repas se déroula dans une atmosphère cordiale et il fut ponctué par les interventions bruyantes de Porfirio Rubio Moreno qui suivait le fil de la conversation seulement par intermittence. Alors Léon le voyait hocher la tête, ce qui pouvait signifier qu'il avait comprit ce qu'on lui avait hurlé dans les oreilles et qu'à sa manière il approuvait cette bribe de la discussion ou, ce qui montrait peut-être, qu'en dépit des efforts des autres commensaux, il n'avait vraiment aucune idée de ce qui pouvait se dire et qu'il se résignait une fois encore à demeurer isolé dans son monde de silence et d'ignorance. Ni doña Anjélica ni le vicomte ne paraissaient faire grand cas de cette impossibilité à communiquer avec Porfirio mais Léon, qui le voyait pour la première fois, qui n'avait pas encore épuisé ses réserves de patience et qui avait toujours éprouvé des sentiments mêlés de tendresse et de pitié envers les vieilles personnes, - sentiments renforcés en l'occurrence par l'infirmité spécifique de Porfirio – déployait une énergie particulière en se penchant régulièrement vers l'oreille du vieil homme. Porfirio le regardait en hochant la tête de plus belle, en grommelant quelques « ah, ah ! bien, bien ! » que Léon traduisait comme autant de signes de satisfaction de sa part mais que rien ne permettait de prendre pour des signes de compréhension. Et dans le regard du vieil homme, Léon voyait passer les ombres de la solitude, de la souffrance et de la résignation ; du moins son imagination interprétait-elle ainsi les regards mornes qui émanaient de ces yeux sombres.

1« Quel enfant charmant ! »

2«  Pourrait-on me dire ce qui se passe ?

- C'est le gamin, il me tient des propos amusants.

- En me remerciant de quoi ?

- Ah ! S'il vous plaît, Porfirio ! Il n'y a rien à faire ! » (NdA)

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30 novembre 2012 5 30 /11 /novembre /2012 21:06

La fête de l'ours          Il n'y a pas que les loups qui dansent, les ours aussi ont parfois des fourmis dans les pattes. Du moins dans certains villages entre la France et l'Espagne comme on le découvre dans le roman intitulé La fête de l'ours de Jordi Soler. Presque un conte d'ailleurs car l'ours, chacun le sait, est une figure familière des histoires enfantines, figure aussi rassurante dans un récit pour enfant qu'elle peut être féroce dans la réalité. Non pas que l'ours soit méchant par nature mais il lui arrive de mal tourner, parfois.

          Et c'est aussi ce qui arrive à Oriol, le grand-oncle du narrateur, républicain espagnol qui disparaît sans laisser de traces en 1939 en fuyant à travers les Pyrénées. Autour de cette disparition, une légende familiale se construit: Oriol serait devenu pianiste au Mexique. Jusqu'au jour où la légende se fissure à l'occasion d'une conférence donnée par le narrateur: une vieille femme lui remet une photo et un message qui vont déclencher un retour vers le passé, une enquête familiale, un réajustement douloureux entre le conte et la réalité.

          Tout commence par un "On sait que..." qui rythme les premières pages du livre, rappel du "Il était une fois..." de nos contes d'enfance. Jusqu'à tomber sur une phrase qui fait se rejoindre le passé et le présent: "En vérité, à partir de là, on ne sait rien..." Cet exemple d'articulation est caractéristique de l'ensemble du roman qui est très subtilement construit, où une grande fluidité permet au lecteur de suivre le narrateur dans ses allers et retours entre passé et présent. L'image légendaire d'Oriol se modifie ainsi très progressivement en nous maintenant en haleine mais sans que la transformation ne nous semble forcée.

          Le roman est conte aussi dans les personnages que rencontre le narrateur dans sa quête de vérité et de mémoire, comme si en remontant dans le passé, il allait à la rencontre des figures qui peuplaient ses lectures d'enfant. Et notamment, l'inoubliable figure de Novembre Mestre, le bon géant... Mais je n'en dit pas plus! Quant à Oriol, c'est sans doute plutôt celle de l'ogre qui nous vient à l'esprit mais là encore... silence, le mystère demeure.

          Laissons l'ours sommeiller dans sa grotte!

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25 novembre 2012 7 25 /11 /novembre /2012 16:28

IHôtel AubryV

 

 

 

          Dans les couloirs de l'Hotel Aubry, les clients de passage croisaient souvent les pensionnaires. A vrai dire, ils ignoraient que ces derniers n'étaient pas des clients ordinaires et ils ne connaissaient pas suffisamment l'hôtel et ses habitudes pour les reconnaître. En revanche, les pensionnaires, qui n'étaient pas nombreux, n'avaient aucun mal à repérer les clients de passage. En apparence, un pensionnaire ressemblait fort à un client de passage et Léon, le premier jour, n'avait pas fait la différence. Néanmoins, à y regarder de plus près, certains détails caractéristiques permettaient rapidement d'identifier un pensionnaire. Dans les couloirs, ce dernier ne cherchait pas son chemin, il marchait même souvent tête baissée, tout à ses pensées, sans que cela ne l'empêche d'arriver directement là où il souhaitait se rendre ; l'on voyait souvent les pensionnaires en conversation avec le personnel de service, ce qui était rarement le cas des clients de passage ; les pensionnaires n'avaient jamais de bagage à la main et il leur arrivait assez souvent de sortir de leur chambre dans des tenues qu'aucun client de passage n'aurait osé porter. Mais c'était dans la salle à manger que les pensionnaires affichaient le plus clairement leurs différences : ils occupaient toujours les mêmes tables, plus ou moins les uns à côté des autres ; leurs conversations étaient en général plus animées et ne présentaient pas cette retenues, faite de chuchotements et de visages rapprochés, qui caractérise les discussions de salles de restaurant ; ils ne consultaient jamais le menu mais bénéficiaient d'un service rapide qui prenait en compte leurs habitudes et leurs manies ; leurs rapports avec les serveurs étaient faits de clins d’œil, de sourires complices et d'échange de bons mots sur les autres clients, ceux qui ne faisaient pas partie du cercle restreint des habitués. Mais ce qui aurait le plus frappé un observateur attentif des mœurs de l'Hotel Aubry, s'il avait bien voulu se donner la peine d'étudier le comportement des pensionnaires, c'était leur attitude vis-à-vis de Mme Aubry : leurs visages, comme leurs gestes, reflétaient un mélange de fascination, de respect et de crainte, à des degrés divers selon les personnalités. Léon en avait d'ailleurs déjà eu un aperçu lors du premier dîner avec le vicomte.

          A vrai dire, dès le deuxième jour, Léon connaissait déjà tous les pensionnaires. En effet, en dehors du vicomte, qui fut donc le premier à habiter l'hôtel, cinq autres personnes composaient ce petit groupe : la fille et le gendre de Mme Aubry ainsi que leur fille, une vieille dame chilienne, très maigre et couverte de bijoux, que sa famille avait reniée des années auparavant, un vieux monsieur, enfin, que l'on disait immensément riche, dont personne ne savait s'il était péruvien, colombien ou bien encore bolivien et qui, outre l'inconvénient d'être extrêmement sourd, avait la fâcheuse habitude d'errer dans les couloirs à toute heure du jour et de la nuit comme perpétuellement à la recherche de sa chambre.

          Au retour de leur promenade, le vicomte avait présenté Léon à la vieille dame, qui se faisait appeler doña Anjélica, et à Porfirio Rubio Moreno, le vieil homme riche et sourd ; il avait ensuite proposé de déjeuner ensemble pour faire plus ample connaissance. Les trois autres pensionnaires, la famille de Mme Aubry, ne mangeaient jamais dans la salle du restaurant mais dans un petit salon séparé en compagnie de la propriétaire.

          Si la découverte que la jeune fille du Saint-Malo était la petite-fille de Mme Aubry avait plongé Léon dans le désespoir, cette nouvelle n'en comportait pas moins un aspect plus réjouissant : la jeune fille vivait bien à l'hôtel et elle y prenait ses repas même si cela ne donnait guère à Léon l'occasion de l'apercevoir. Aussi l'idée de prendre pension à l'Hotel Aubry se parait-elle, aux yeux de Léon, d'un attrait nouveau et indiscutable qui reléguait au second plan la perspective fâcheuse d'avoir à affronter quotidiennement Mme Aubry : il était dans la place et bénéficiait ainsi d'une position privilégiée... Car il devait maintenant se rendre à l'évidence : chaque rencontre déposait en lui une couche supplémentaire de sentiments comme autant de sédiments qui venaient progressivement solidifier son désir ; et il ne doutait plus guère qu'il était en train de tomber amoureux d'une jeune fille qu'il n'avait qu'entraperçue, à laquelle il n'avait pas encore adressé la parole et dont il ignorait presque tout, jusqu'au prénom.

          Tandis que Léon laissait ainsi vagabonder son esprit, le petit groupe s'était rapproché de la salle de restaurant où étaient déjà attablés un ou deux clients de passage. Contrairement au salon rendu plus intime par la profusion des plantes, la salle à manger présentait un espace bien dégagé, inondé par la lumière diffusée par les grandes fenêtres de l'hôtel qui s'ouvraient sur le rue. L'absence de toute décoration particulière soulignait la sobriété de la pièce mais n'occultait en rien la beauté classique qui se dégageait des murs entièrement recouverts de boiseries claires. On prit place autour d'une table ronde. Doña Anjélica faisait face à Léon et posait sur lui un regard à la fois curieux et bienveillant. Ses yeux, constamment humides, scintillaient comme deux belles pierres au milieu d'un petit visage envahi de taches brunes et parcouru d'un réseau de rides tellement dense qu'il faisait songer à un parchemin ancien sur le point de se réduire en poussière au moindre contact. Et au-dessus de cette figure fripée, Léon contemplait avec fascination la plus éclatante chevelure blanche qu'il n'eût jamais vue.

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24 novembre 2012 6 24 /11 /novembre /2012 16:54

Hôtel Aubry          Revenant à la hauteur du jeune homme, il lui glissa dans l'oreille :

          « Qui regardez-vous ainsi ? Cette jeune demoiselle qui passe au bras de sa mère comme l'Innocence au bras de la Vertu ?

          - C'est-à-dire... je l'ai déjà aperçue plusieurs fois, répondit Léon qui regretta aussitôt, par cette étourderie, d'avoir dévoilé ce qu'il s'était juré de ne dire à personne.

          - Sur le bateau sans doute, et peut-être à l'hôtel? Ai-je raison, mon cher Léon?

          - Oui, vous avez raison en effet mais comment savez-vous cela ?

          - Cette jeune fille, mon ami, est la petite-fille de Mme Aubry, elle habite avec ses parents à l'Hotel Aubry et si vous l'avez aperçue sur le bateau, c'est qu'elle revenait d'un petit séjour en France... en compagnie de ses parents bien sûr ! »

          S'il avait parfaitement entendu les paroles du vicomte, il ne les avait pas comprises, du moins il se refusait encore à en saisir le sens. Comment cela était-il possible, elle, la petite-fille de la mégère qui l'avait agressé ce matin même ? Le vicomte ne faisait-il pas erreur ?

          « En êtes-vous sûr ?

          - Sûr de quoi, qu'elle habite à l'hôtel ? Ou qu'elle revient d'Europe ? Absolument sûr de ces deux points !

          - Non, je voulais dire, veuillez me pardonner, si vous étiez sûr que cette jeune fille est bien une parente de Mme Aubry ?

          - Bien sûr, tout à fait ! N'avez-vous pas remarqué l'étonnante ressemblance ? Mais je vous en prie, mon ami, ne restons pas là dans la poussière ! Poussons jusqu'au port pour respirer l'air pur de la mer... »

          La jeune fille avait depuis longtemps disparu au bout de la rue et, à regret, Léon suivit le vicomte qui avait repris la promenade d'un pas vigoureux et en sifflotant gaiement. Encore frappé par la nouvelle, il ne voyait plus rien du chemin et marchait presque en aveugle, les yeux fixés sur le vicomte dont le crâne dégarni luisait au soleil. Sur le port, une grande rafale fraîche et salée le tira brutalement de sa stupeur. Une multitude de navires se balançait au gré des caprices de la mer ; les gréements paraissaient une forêt sans feuillage ondulant sous le vent marin. Dans son costume immaculé, le vicomte allait et venait sur le bord du quai comme une grosse mouette inquiète. Il tendit son bras droit en avant et lui fit décrire un vaste arc de cercle en criant à Léon :

          « Contemplez et admirez la baie de Valparaiso ! Tous ces navires, venus des quatre coins du monde, ambassadeurs des peuples de la terre, n'est-ce pas magnifique ? Voilà le cœur de Valparaiso, voilà sa force, voilà sa beauté ! »

          Quelques passants, des ouvriers et des marins, se retournèrent en riant au spectacle de ce vieil homme rubicond, aux cheveux rares et en bataille, étranglé dans son costume de lin et qui clamait sur le quai comme un bateleur haranguant les foules. Quelle scène étrange ! Était-ce donc là cette nouvelle vie dont il avait tant rêvé avant son départ ? Léon songeait que, même si ces premiers jours au Chili ne venaient pas prendre la place que son imagination leur avait réservée, ils introduisaient malgré tout un changement définitif dans sa vie. Quelle distance, à ses yeux, entre le spectacle de ce vieil aristocrate illuminé dansant la gigue sur les quais d'un port du bout du monde et la monotonie de sa vie familiale partagée entre l'horlogerie paternelle et l'immobilité de la ville de province où il était né ! Mais en même temps, Léon sentait en lui grandir la déception et l'ombre de la frustration l'envahit peu à peu. Le monde mystérieux qu'il avait situé au bout de ces passages secrets, vaguement entrevu dans ses lectures adolescentes et à demi révélé par la visite de l'Exposition Universelle, manquait singulièrement de mystère, de charme et de nouveauté : un vieil homme radoteur et un peu lâche, une mégère revêche et peu courtoise... Des personnages qu'il aurait croisés dans une rue de sa ville de province sans même leur prêter attention. Bien sûr, il lui restait à découvrir la ville, ses habitants et puis... L'image de la jeune fille s'imposa de nouveau à lui avec une force qui lui coupa le souffle. Sa beauté et sa fragilité, qu'il n'avait aperçues que par touches successives au cours de ces rencontres inattendues, formèrent tout à coup un portrait cohérent et tellement réel qu'il sentit son cœur battre violemment et son ventre parcouru de frissons imprévus, presque voluptueux. Alors qu'il s'adonnait déjà au plaisir de sentir le désir monter en lui, il dut interrompre le cheminement de ses pensées en voyant le vicomte lui faire signe de le rejoindre au bord du quai.

          « Mon cher Léon, le Saint-Malo nous quitte ; je ne voulais pas que vous manquiez cet adieu émouvant. »

         En effet, Léon vit le grand navire, déjà à quelques encablures des quais, tenter de se frayer un chemin dans l'armada des coques qui parsemaient les eaux du port de Valparaiso. Dans quelques jours, le Saint-Malo mouillerait à nouveau sur les côtes françaises et Léon songea soudain que peut-être certains des passagers embarqués à Valparaiso croiseraient sa mère dans les rues de La Rochelle. A cette pensée, ses yeux s'embuèrent : il venait, à cet instant, de prendre vraiment pied au Chili. Le vicomte avait deviné l'émotion de son jeune compatriote et il lui prit doucement le bras :

          « Rentrons chez nous, voulez-vous. »

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24 novembre 2012 6 24 /11 /novembre /2012 08:45

turquetto          L'art, à chaque époque, a ses héros et ses martyrs. Le roman de Metin Arditi, Le Turquetto, nous entraîne sur les traces (fictives) de l'un de ces martyrs qui fut, un temps, un héros: petit juif originaire de Constantinople, Elie Soriano,  devient élève du Titien, dans la Venise luxuriante de la Renaissance italienne, puis, comme tout bon élève, il surpasse bientôt le maître, il surpasse même tous les peintres de son époque avant de connaître un destin tragique et de disparaître dans les oubliettes de l'histoire... à l'exception d'un tableau exposé au Louvre, L'homme aux gants, signé du Titien mais qui serait plutôt de l'un de ses élèves. C'est d'ailleurs de cette toile qu'Arditi est parti pour écrire son roman.

          Tout au long de courts "tableaux", le récit nous conduit du Bazar de Constantinople où grandit le petit Elie, fils de marchand d'esclaves juif, aux ateliers de Venise où il se convertit au catholicisme et devient l'un des plus grands peintres de son époque. Jusqu'à peindre une Cène absolument "innovante" (mais dont je ne dévoilerai pas ici les secrets) qui va provoquer un procès en hérésie et sa chute brutale: la Roche tarpéienne est proche d'où vous savez!

          Sans jamais beaucoup approfondir, le romancier nous fait réfléchir sur l'art (lorsqu'il dessinait, le Turquetto "était, enfin, maître de sa vie"), sur la religion (à travers le destin du Turquetto c'est l'affrontement séculaire des trois grandes religions monothéistes qui est abordé) et sur les rapports toujours ambigus entre l'art et le pouvoir: le parvenu Filipo Cuneo veut s'imposer définitivement à l'élite politique vénitienne grâce à son soutien au Turquetto: "A la grandeur et à la simplicité, il allait ajouter l'art"); or, cela causera indirectement la déchéance du peintre surdoué.

          Un seul regret de lecteur, peut-être: la dernière partie ne paraît pas nécessaire, elle donne l'impression d'une difficulté à terminer un roman qui se lit par ailleurs avec beaucoup de fluidité et qui regorge de détails, sans doute loin d'être anodins, comme la description du visage du Turquetto, sans cesse comparé à une tête de rat ou comment la laideur peut engendrer tant de beauté.

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18 novembre 2012 7 18 /11 /novembre /2012 13:20

Hôtel Aubry« Mon ami, commença le vicomte qui ne paraissait guère disposé à revenir sur la scène qui venait d'avoir lieu, je ne vous proposerai pas une promenade jusque sur les hauteurs de Valparaiso malgré tout le charme du point de vue que l'on peut avoir du haut de ces collines. Mais ce n'est plus un exercice de mon âge. Un autre jour, peut-être, nous prendrons une voiture. Mais que pensez-vous d'une balade dans le centre, les rues commerçantes et le port ?

          - Comme vous voudrez, monsieur... euh... Balthazar. Mais puis-je vous poser une question ?          - La façon dont Mme Aubry m'a posé ces questions... disons. Est-ce habituel, ce ton un peu... voyons... comment dire... ?

          - Mais certainement ! De quoi s'agit-il ?

          - Autoritaire ?

          - Oui, en quelque sorte.

          - Ah ! Vous apprendrez à connaître notre chère dame Aubry. Elle a son caractère bien à elle et ses petites manies, surtout en ce qui concerne ses pensionnaires. Disons qu'elle s'intéresse à eux. Mais allons, en route, profitons de cette superbe matinée ! »

          Rocquencourt, décidément, se dérobait et Léon se demanda si les propos du vicomte cachaient de l'ironie ou de l'amertume. Mais le terme de pensionnaire l'intrigua. Que fallait-il en déduire ? Mme Aubry pensait-elle que Léon allait s'installer à l'Hotel Aubry ? A son arrivée, il avait pourtant précisé que son séjour ne serait que de deux ou trois jours... Mais si l'intention de Mme Aubry était d'accueillir Léon comme un pensionnaire au même titre que le vicomte, pourquoi avait-elle eu un comportement aussi désagréable ? Cette rencontre matinale avec la veuve ne lui donnait pourtant guère envie de rester plus longtemps dans cet hôtel. Bien sûr, il y avait l'espoir de revoir la jeune fille.... Tandis que le vicomte l'entraînait vers le centre, Léon songeait que depuis son arrivée au Chili, il n'avait eu affaire qu'avec des Français et qu'il lui tardait de faire la connaissance de quelques Chiliens qui ne manqueraient pas d'être plus avenants que cette femme laide et venimeuse. Peut-être la jeune fille était-elle chilienne... ?

          « Balthazar, s'enquit à nouveau Léon, pensez-vous que je puisse trouver facilement du travail ?

          - Du travail ? Mais quelle idée saugrenue ! Et pourquoi faire que diable ?          - Ah oui ! L'argent ! Mais prenez donc un peu de bon temps avant de songer à des choses aussi sérieuses et ennuyeuses. A votre âge, il faut s'amuser ! »

          - Mais je n'ai pas beaucoup d'argent, vous savez.

          Le vicomte n'était décidément pas de très bon conseil ; Léon allait devoir se débrouiller seul. Le passage incessant des voitures à cheval soulevait des nuages de poussière qui tantôt aveuglaient les passants tantôt les empêchaient de respirer. Le vicomte n'en paraissait nullement incommodé et entraînait Léon d'un pas décidé le long des boutiques qui étalaient une profusion d'articles.

          « Vous pouvez voir, cher Léon, comme la mode européenne arrive jusqu'au bout du monde. Admirez ces étalages qui ne sont pas moins bien garnis ni moins tentants que ceux des boutiques parisiennes. »

          En vérité, Léon avait surtout en mémoire les modestes devantures de sa petite ville de province et il n'avait guère besoin des commentaires du vicomte pour admirer l'abondance de marchandises et le luxe de certains articles. Et, à sa grande satisfaction, il remarqua également une ou deux boutiques d'horlogerie qu'il se promit de revenir visiter ; ainsi donc, les habitants de ce pays avaient les mêmes habitudes que les Français ! Léon trouvait maintenant un peu ridicules, presque absurdes, les idées qu'il avait pu se faire du Chili. « Grand benêt que je suis », pensait-il en suivant tant bien que mal le pas cadencé du vicomte, « si des navires comme le Saint-Malo assurent des voyages réguliers entre l'Europe et le Chili, pourquoi n'y apporteraient-ils pas toutes les marchandises que nous connaissons en France ? Voilà bien quelques temps déjà que l'Amérique a été découverte me semble-t-il ! » Comme ragaillardi à l'idée qu'il aurait tout loisir de trouver un travail dans cette ville au commerce si dynamique, il se mit à siffloter en jetant de timides regards sur les femmes élégantes qui croisaient leur chemin. La plupart marchaient d'un pas rapide, silhouettes brunes vite disparues. Parfois, sous une voilette, un œil brillait comme une invitation à la rêverie mais l'instant d'après, le tourbillon de la foule brisait toutes les promesses. Et alors que ce défilé de jeunes filles insaisissables plongeait Léon dans l'amertume, le hasard des rencontres lui offrit soudain un moment d'éblouissement pur : entre deux voitures à cheval, au travers d'un voile de poussière dorée, il venait d'apercevoir la jeune fille de l'Hotel Aubry qui marchait rapidement, un bras passé sous celui de sa mère, la femme à la figure de poule effrayée, et un minuscule sac de cuir noir à l'autre bras. Malgré le petit chapeau sombre et la voilette pudique qui couvrait une partie du visage, il n'eut aucun mal à reconnaître la silhouette qui lui devenait plus familière chaque jour. Une fois encore, un aspect nouveau vint s'ajouter à l'assemblage complexe que constituait maintenant l'accumulation sédimentaire des souvenirs de chaque rencontre : de l'autre côté de la rue, vêtue d'une robe simple et sombre, la jeune fille lui parut fragile, comme sur le point de se briser, peut-être en raison de la courbure légèrement accentuée de ses épaules qui lui donnait l'air de supporter le poids de sa tête comme un fardeau. L'envie de la suivre immobilisa Léon quelques secondes mais le vicomte s'était déjà retourné, impatient. De son œil vif, qui brilla un instant sous l'abondant sourcil broussailleux, il suivit le regard de Léon et il aperçut la jeune fille.

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13 novembre 2012 2 13 /11 /novembre /2012 19:21

Le lièvreMon nouveau roman, intitulé Le regard voilé du lièvre blessé est désormais disponible aux éditions Jacques Flament.

 

Voici de quoi vous donner envie d'aller y voir de plus près:

 

"Je me souviens de ce premier jour, si lumineux.

 

Le seul beau jour peut-être.

 

Le parfum affolant des grands pins sous un ciel virant lentement à l'oranger. Et tout au centre de la petite clairière, la maison landaise, blanche, basse, faussement séduisante, déjà pleine de rancœurs. « La maison de vos rêves » avait claironné l'agent immobilier d'une voix vulgaire, fausse note dans le concert des cigales qui chantaient tout autour de nous.

 

Je me souviens aussi de leurs chants triomphants. Le soir tombait mais les derniers rayons du soleil caressaient encore les plus hautes branches. Dans cette ultime et trompeuse flambée, les insectes stridulaient comme pour fêter notre arrivée."

 

Une famille parisienne change de vie pour venir s'installer dans les landes de Gascogne près de Bordeaux. Mais ce nouveau départ ne prend pas le chemin espéré et, sous les pins noirs de la Haute-Lande, l'automne tourne vite à l'orage en révélant au grand jour les blessures d'un passé douloureux .

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11 novembre 2012 7 11 /11 /novembre /2012 19:32

Hôtel Aubry          Le regard du vicomte était devenu distant, comme brouillé, et son visage rubicond paraissait figé dans un masque d'indifférence courtoise. Aucun secours ne lui viendrait de cet homme-là, pestait Léon tout en cherchant à faire bonne figure face à Mme Aubry qui n'était manifestement nullement décidée à lâcher prise.

          « Je ne suis pas sûre de bien vous suivre, monsieur Jamin. Chercheriez-vous à nous faire comprendre que votre arrivée ici ne répond pas à des motifs... disons avouables ? »

          Et son visage prenait déjà l'expression offensée d'une gardienne de la morale prête à sermonner un vilain garnement. Bien que confus et bredouillant, Léon se sentit gagner par la rage : « De quoi vient-elle se mêler ? » Néanmoins, il ne parvint à articuler que quelques vagues justifications :

          « Que dites-vous là ? Non... non... ce n'est pas ce que vous croyez... enfin je me suis mal expliqué...

          - Eh bien?

          - Oui... oui, voilà... j'ai visité une exposition.. sur l'Afrique...

          - Sur l'Afrique ?

          - Alors l'envie de voyager... vous comprenez... le Chili... sur la carte...

          - Bien sûr, bien sûr ! Mais dites-moi, et vos parents ? Pardonnez-moi, mais enfin, vous me paraissez bien jeune pour voyager seul !

          - Oui, oui en effet... enfin non... »

         Et soudain Léon retrouva un ton ferme pour répondre sèchement :

          « Madame, j'ai vingt-deux ans et mes parents m'ont encouragé à faire ce voyage.

          - Vraiment ? Des parents modernes, à ce qu'il semble ! Fort bien, M. Jamin, fort bien. Mais que comptez-vous faire ici ? »

         Une vraie harpie décidément, pensa Léon, pas moyen de s'en défaire. Et qu'est-ce qui me prend de bafouiller comme ça, elle ne me fait pas peur ! Tâchons de nous en sortir au mieux.

          « Ma foi, madame, je compte travailler. C'est cela, travailler., déclara-t-il sur un ton qui lui parut tout à la fois ferme et rempli d'espoir.

          - Fort bien, excellente idée ! Et que savez-vous faire, poursuivit-elle impitoyablement ?

          - Réparer des montres, madame. »

         Un sourcil se releva sur le front sévère de Mme Aubry tandis que ses lèvres se refermaient avec un claquement sec comme si cette réponse était tellement inattendue qu'elle épuisait d'un seul coup sa curiosité. Le vicomte, qui jusqu'à cet instant avait gardé l'immobilité d'une plante verte, sembla brusquement revenir à la vie et s'écria :

          « Chère madame, je vous enlève notre jeune compatriote pour une petite découverte de la ville. Si vous le permettez... »

          Elle inclina brièvement son auguste chignon en signe d'assentiment et sembla soudain perdre tout intérêt pour la discussion. Dans un mouvement giratoire où tout son corps se mut dans un même élan, elle s'éloigna vers le fond du salon, accompagnée du lourd bruissement de ses jupes sombres et faisant frémir sur son passage les feuilles des palmiers nains. Balthazar de Rocquencourt avait saisi Léon par le bras pour l'entraîner en dehors de l'hôtel. Léon, furieux contre lui-même et contre le vicomte, cherchait à le regarder droit dans les yeux. Mais Rocquencourt marchait précipitamment, les yeux fixés loin devant lui. Dans la rue, le soleil enveloppa les deux hommes de son haleine chaude et lumineuse ; ils restèrent un instant immobiles, aveugles et comme hébétés. Dans leur dos, l'Hotel Aubry bruissait d'une activité matinale bien réglée. Tout au long du balcon de la façade, un ballet de femmes de chambre dessinaient de gracieux mouvements d'allées et venues, accompagnés de coups de plumeaux nerveux et cadencés tandis que la rambarde se couvrait de draps, de couvertures et de taies d'oreillers en une longue broderie improvisée, multicolore et chaque matin renouvelée.

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Quatrième De Couverture

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"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

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