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27 octobre 2013 7 27 /10 /octobre /2013 18:20

          vallotonSi l'on devait juger un roman au poids, La chute des géants de Ken Follett ne serait pas mal classé. Près de mille pages à avaler pour suivre, presque mois après mois, le destin de plusieurs personnages dans le tourbillon du premier conflit mondial.

          A propos de ces personnages, je note qu'aucun français n'en fait partie, ce qui au mieux relève de l'étourderie inconsciemment mâtinée de francophobie (encore un sale tour de l'éternelle perfide Albion) et au pire du contresens historique.

          Par ailleurs, il faut reconnaître que le profil de ces personnages ne fait pas dans l'analyse subtile et que les aristocrates ont toute la morgue qu'on attend d'eux, les ouvriers, évidemment exploités, sont en passe de prendre leur revanche car le bon sens populaire vient à bout de tout, les brutes sont brutales, les femmes féministes...

         Mais passons. Le mérite de ce pavé réside essentiellement dans sa capacité à d'une part nous rafraîchir la mémoire sur tous ces événements dont on va nous rebattre les oreilles l'an prochain pour cause de centenaire et d'autre part à nous faire sentir parfois subtilement parfois moins combien le monde d'avant va disparaître dans la Grande Guerre.

          Autant dire que j'attends avec impatience de découvrir le second opus tant me taraude la curiosité de savoir de quoi sera fait le monde issu de la der des der...

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20 octobre 2013 7 20 /10 /octobre /2013 12:31

          Hôtel AubrySon regard s'était embué davantage et si elle n'avait pas été douée de parole, Léon aurait cru sans hésitation qu'un loup de mer aimable, le museau couvert de poudre, lui avait pris amicalement les mains entre ses deux nageoires. Il était loin de comprendre tout ce que sous-entendait l'attitude exagérément chaleureuse de la vieille dame. Sans doute, le vicomte, qui observait la scène d'un œil ironique, saisissait-il précisément la teneur particulière de cette bonté qui révélait un sens de l'hospitalité traditionnel, une courtoisie exacerbée par la bonne éducation et une affection profonde, immédiate pour les êtres qu'elle estimait sans défense, solitaires ou simplement dans la peine. Elle agissait avec Léon comme elle le faisait avec Audeline ou avec Fermín, sans distinction.

          « Cher ami, vous avez décidément fait la conquête de doña Angélica, remarqua le vicomte en clignant de l’œil à l'adresse de Léon ; quant à moi, cela fait belle lurette que je n'ai plus droit à de telles marques d'affection, rajouta-t-il faussement affligé. »

          Doña Angélica eut une de ces moues dont se servent les jeunes filles pour consoler un amoureux éconduit. Puis elle s'empara du bras de Léon qu'elle passa sous le sien tout en continuant de lui tapoter les mains. Léon songeait qu'elle conservait beaucoup de charme dans le regard et le maintien ; il devinait, sous les excès de poudre et les innombrables rides, ces traces que même le temps n'efface guère et qui sont celles de la beauté, éternelle et sûre d'elle.

         « Hâtons-nous, mes amis, hâtons-nous, déclara doña Angélica en faisant un petit signe au cocher, car ce beau soleil ne va pas durer. Je sens, à certaines douleurs, que l'hiver n'a pas dit son dernier mot et il pleuvra avant ce soir. »

          Et comme si le cheval avait compris toute l'urgence contenue dans ces propos, il bondit avec une sorte de ruade qui faillit faire tomber le vicomte à genoux aux pieds de doña Angélica. Tandis que Rocquencourt pestait tout ce qu'il savait de grossièretés en espagnol contre l'imprudent conducteur, la vieille dame redressa dignement sa toque qui avait glissé sur son oreille et murmura :

          « Balthazar, ne vous jetez plus à mes genoux, j'en suis gênée. »

          Pour cacher le fou rire qui le gagnait, Léon avait tourné la tête en arrière et regardait s'éloigner l'Hotel Aubry au travers d'un nuage de poussière ; dans la lumière matinale, on aurait cru un voile de grains d'or tourbillonnant accroché à l'arrière de la voiture et destiné à protéger les voyageurs des regards indiscrets. Maintenant sur le point de disparaître au tournant de la rue, l'Hotel Aubry révélait à Léon les secrets de son architecture, l'élégance de sa balustrade et l'harmonieux alignement de ses fenêtres. Pour la première fois, le jeune garçon découvrait l'ensemble du bâtiment et pouvait admirer son imposante présence qui rendait les façades des autres édifices frileuses et maussades. Et puis, au moment où la voiture tournait dans une autre avenue et comme l'hôtel allait disparaître, un rayon de soleil vint frapper une vitre à l'étage comme un dernier clin d’œil qui laissa Léon ébloui.

 

          « Si vous voulez mon avis, cette rossinante n'ira pas plus loin », soupira le vicomte en jetant un regard désespéré sur le cheval que le cocher encourageait vainement de la voix et de la trique.

          La petite voiture s'était immobilisée au milieu d'une petite rue en forte pente qui longeait l'ascenseur El Peral et grimpait au Cerro Alegre. On avait déjà parcouru tout le centre de Valparaiso en passant par le port et la place Victoria où le vicomte avait arrêté la voiture devant le grand théâtre : « Un peu de la civilisation européenne en terre américaine : vous avez devant vous le seul endroit fréquentable de cette ville, par ailleurs pleine de tavernes et autres lieux de mauvaise vie. Mme Sarah Bernhardt, oui la grande Sarah Bernhardt en personne, y a joué l'un de ses rôles les plus poignants. Ah, quelle magnifique soirée ! Oui, Léon, vous n’étiez peut-être pas encore né, jeune marmouset, quand la divine actrice, devant un parterre de fervents admirateurs, dont votre serviteur n'était pas le moins enthousiaste, a fait de ce théâtre, de cette ville, de ces collines, l'espace d'une représentation, le lieu le plus important au monde. De sa voix céleste, de son geste souverain, de son regard prophétique, elle a mis Athènes dans Valparaiso, elle a aboli les cimes de l'Aconcagua et de l'Olympe ; ce soir-là, le marin qui déambulait sur le môle Prat aurait pu apercevoir, au détour de son long voyage, Ulysse, l'intrépide navigateur, aborder les côtes chiliennes à la recherche de Nausicaa ou trompé par quelque séduisante sirène. »

          Impuissant, le cocher se retourna vers les occupants de la voiture et à son regard l'on comprit aussitôt que la bête l'avait emporté.

          « Et si nous prenions l'ascenseur, Balthazar, déclara doña Angélica en tapotant la main de son voisin dont elle n'avait pas lâché le bras pendant tout le parcours ?

          - Mais comment cela, Angélica, vous n'y pensez pas ? Entrer dans cette machine infernale ? Mais c'est instable, c'est sale et puis c'est plein de vauriens ne pensant qu'à détrousser les honnêtes gens !

        - Voyons, mon ami, quel horrible rabat-joie vous faites ! Et croyez-vous que j'ai attendu vos conseils pour monter dans les ascenseurs ? Mais vous Léon, qu'en pensez-vous ?

          - Je vous accompagnerai avec plaisir... et j'avoue aussi avec un peu d'anxiété.

          - « Mais aux âmes bien nées... » comme l'a écrit un de vos compatriotes... Vous allez voir, c'est très amusant et puis très pratique, beaucoup plus rapide que ce birlocho... oui, mon cher, c'est le nom de cette petite voiture que l'on trouve partout dans les rues de Valparaiso.

          - Angélica, décidément et sauf votre respect, grommela le vicomte, vous êtes folle.

          - Et vous un vieux froussard. »

 

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21 septembre 2013 6 21 /09 /septembre /2013 10:43

          Hôtel AubrySur le seuil, la lumière matinale l'enveloppa de son aile dorée et en respirant l'air vif, légèrement salé et mêlé de poussière, il eut comme un éblouissement. Abolies les distances, oublié le voyage. L'aube avait la même couleur et le même goût que lorsqu'il quittait la maison paternelle, le dimanche matin, pour courir acheter le pain sur la place du village, en prenant un petit sentier de traverse poussiéreux et semé de marguerites. Ce matin à Valparaiso ressemblait à tous les matins éternels de son enfance et dans la nouveauté de cette ville lointaine, au-delà des cris des vendeurs de journaux, par-delà les collines qui dominaient le port, il entendait sonner le carillon familier d'une petite église de France. Peu à peu, l'éblouissement s'effrita en fondant sous l'haleine impitoyabe du soleil. Devant l'Hotel Aubry, la rue déversait son flot de travailleurs et de carrioles, livrait de loin en loin passage à un omnibus tiré par de vigoureux chevaux sur le passage desquels un chien sans maître glapissait son angoisse d'animal errant. Valparaison s'ébranlait et émergeait de la torpeur nocturne, reprise de son éternelle et fébrile activité, agitée de mille commerces différents venus se réfugier au pied des montagnes après de si lointains voyages.

          La rumeur de la ville s'empara de lui, le souleva et, comme le ressac, le jeta presque inconscient contre la petite voiture à cheval au fond de laquelle l'attendait Rocquencourt, solennel et presque assoupi, imposant loup de mer sur son rocher. Abritée derrière lui, protégée des tempêtes et des ardeurs du soleil, doña Angélica agitait prestement un éventail rouge et les battements vifs de cette nageoire écarlate étaient les seuls signes de vie que l'on décelait à bord de la voiture. Les rapports humains sont éphémères, leur persistance est si fragile que par moment elle paraît dépendre du regard que nous portons sur autrui ; une nuit suffit alors pour briser le lien et tout est à reprendre. C'est cette sensation que Léon éprouva en se retrouvant dans la carriole, les jambes dans celles du vicomte et le regard vaguement mouillé de doña Angélica posé sur lui : ces deux êtres, dans leur attitude marine, lui étaient aussi étrangers à cet instant que ne l'auraient été deux véritables loups de mer faisant irruption par quelque miracle de la nature dans cette voiture en plein cœur de Valparaiso. Et le malaise de Léon était d'autant plus intense qu'une certaine familiarité donnait à cette apparition animale une indéniable proximité, comme si la relation avec les loups de mer faisait partie du type habituel de relations sociales que Léon aimait cultiver. Une fois encore, en pareille circonstance, Léon comprit qu'il était loin de comprendre toute la complexité des caractères et des situations. Alors qu'il s'attendait à un accueil réservé de doña Angélica, peut-être en raison de l'incident de la veille et surtout parce qu'il jugeait qu'un tel comportement allait de soi entre deux personnes se connaissant à peine et que l'âge éloignait l'une de l'autre, la vieille dame lui saisit avec effusion les deux mains en poussant une sorte de gloussement de plaisir :

          « Bonjour, mon garçon, venez, je vous en prie, installez-vous près de moi ; ce matin, je vous veux tout à moi. Je veux vous montrer Valparaiso, ma ville... »

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15 septembre 2013 7 15 /09 /septembre /2013 11:10

          Hôtel AubrySur le piano, ses doigts couraient prestes et légers, sautillant sur les touches d'ivoire, avec une caresse épisodique pour les touches sombres. Les doigts magiques, petites fées vivantes et graciles, faisaient résonner le piano d'une mélodie cristalline, entrecoupée de temps à autre par les coups sourds des accords sombres les plus éloignés. Ces doigts alertes et aguicheurs n'étaient qu'une promesse, la promesse de ses bras blancs et fragiles qui donnaient à la musique son rythme balancé. La nudité de ses bras était éclatante et le doux va-et-vient qu'ils imprimaient aux doigts sur le clavier s'alanguissaient encore au fur et à mesure que l'on remontait vers les avant-bras, là où l'on devinait les trésors d'une gorge ensorcelante bien qu'étroitement dissimulée. Les coups sourds s'accéléraient et la musique tourbillonnait tandis que les doigts s'entremêlaient, que les bras montaient et descendaient, que la gorge apparaissait et disparaissait, terre promise et paradis perdu. Les doigts, les coups, les bras, les doigts, la gorge, les coups, les coups sourds sur la musique délicate, les coups, ces coups, ces coups...

          Léon s'éveilla dans un sursaut : l'on frappait vigoureusement à sa porte. Il bondit hos de son lit, moite, titubant et nu comme un ver ; bredouillant une excuse, il se retourna hagard vers la chambre en cherchant à la hâte de quoi se couvrir. Il s'entortilla gauchement dans une couverture et, en claudiquant, s'en fut ouvrir au vicomte.

          « Mon jeune ami, à votre tête je vois que je vous réveille mais il est grand temps de découvrir le monde et à votre âge, il faut se lever tôt ! Et puis laissez-moi vous dire que votre accoutrement est effrayant.

          - Pardonnez-moi, monsieur, mais j'ai eu un peu de mal à me lever. »

          Léon sentait la confusion lui picoter désagréablement la peau en même temps que s'enfuyait irrémédiablement la virevoltante mélodie de son rêve. De ces deux sensations, il se demandait laquelle nourrissait davantage son envie de claquer la porte au nez du désagréable personnage qui venait de le réveiller aussi brutalement.

         « Angélica et moi projetons une petite sortie en voiture sur les hauteurs de la ville. Vous plairait-il de vous joindre à nous par hasard ? »

          Pour mettre fin à l'embarrassante situation, Léon accepta en grommelant bien que la demande du vicomte ressemblât davantage à un ordre qu'à une invitation. La porte à peine refermée, il se jeta sur son lit, le cœur en rage, cherchant à retenir quelques parcelles du songe perdu. Mais l'exaltation était retombée et seul lui restait un souvenir désagréablement humide. Pourtant l'idée d'avoir rêvé d'Audeline répandit peu à peu un baume consolateur dans ses veines : à n'en pas douter, c'était un signal clair qu'aujourd'hui il allait revoir la jeune fille. L'allégresse laissée par le rêve interrompu lui revint avec vigueur et il se rua vers la petite table de toilette pour s'asperger le visage. Mais en enfilant sa veste, son sang se figea au souvenir de son altercation avec Mme Aubry. A cet instant, il avait de la peine à retrouver les raisons qui l'avaient conduit à agir de la sorte. Pour un peu, il aurait juré qu'il n'avait pas pris part à la querelle, qu'un autre Léon, inconnu, plus violent et moins raisonnable avait pris sa place pendant quelques minutes. Sur la route encombrée de ses souvenirs, il ne voyait plus qu'une trace vague et épineuse de la soirée de la veille et il sentait que tout son être désirait à tout prix prendre à rebours le sentier bordé de fleurs où ses pas pouvaient à nouveau croiser ceux d'Audeline. Mais pourquoi espérer revoir Audeline s'il fallait quitter l'hôtel au plus vite comme il l'avait crié haut et fort à la cantonade ? Combien il s'était montré puéril ! Audeline valait davantage qu'un instant d'orgueil blessé ! Mais pas une seconde il n'y avait songé. La main sur la poignée de sa porte, sa jubilation toute récente se diluait progressivement dans un flot d'amertume et de regrets. Comment revenir sur ces malheureuses paroles ? Il retourna vers la table de toilette à pas lents et jeta un coup d'oeil dans le petit miroir qui la surmontait. Des mèches blondes en brousailles lui battaient le front et ses yeux encore rougis de sommeil donnaient à son visage un air penaud encore accentué par le nez fin qu'il trouvait décidément bien trop long. Il se passa négligemment la main sur le bas du visage, ce qui ne contribua en rien à lui rendre le moral : il ne s'était pas rasé depuis une semaine et c'est à peine s'il apercevait quelques poils de barbe en débandade sur le menton et disséminés, presque invisibles, dans le creux des joues. Comment Audeline pouvait-elle même s'intéresser à lui avec ce visage et cette peau de gamin ? Découragé, il donna un grand coup de poing dans le plat de toilette rempli d'eau et sans même remarquer les éclaboussures sur sa veste, il sortit de la chambre en grommelant : « Et puis flûte ! Je trouverai bien un moyen de ne pas quitter ce damné hôtel. On verra ça plus tard. Sortons un peu, l'air frais me fera du bien. » Et soudainement insouciant, presque joyeux à l'idée que les problèmes les plus angoissants pouvaient disparaître simplement en les remettant à plus tard, il bondit dans le couloir. Tout en dévalant les escaliers, comme si les mouvements heurtés de son corps avaient chassé les mauvaises pensées, il se sentit envahi par une bouffée d'espérance et par la certitude que rien ne pouvait l'obliger à quitter l'hôtel. Marche après marche, les mauvais souvenirs fuyaient, les pensées tortueuses se dissipaient et l'allégresse montait comme une vapeur bienfaisante qui le poussait en avant. Marche après marche, il laissait derrière lui le sourire triste de sa mère, le regret de la France, la crainte de ne plus voir Audeline et la peur d'affronter la redoutable Mme Aubry.

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25 août 2013 7 25 /08 /août /2013 09:57

Hôtel AubryIl ouvrit la porte avec les précautions d'un prêtre pénétrant dans un sanctuaire. Un léger grincement rompit le silence de la nuit. Il suspendit son geste, anxieux. Mais rien d'autre que le calme ne répondit à son attente. Au loin, il crut entendre aboyer un chien. Dans une chambre, il n'arrivait pas à identifier laquelle, quelqu'un marchait de long en large. Il guetta encore un instant, le souffle court, la main sur la poignée, scrutant l'ombre d'où rien ne venait. Il savait bien pourtant qu'à cet instant de la nuit, l'hôtel était plus silencieux qu'une église, car dans une église l'on perçoit toujours quelques chuchotements, le frôlement d'une soutane ou l'écho des pas menus d'une bigote.

Alors le courage lui revint et il entra sur la pointe des pieds dans la chambre Jaune-Mimosa.

Une pâle lueur traversait les minces rideaux, peut-être un réverbère ou bien le clair de lune. On devinait dans l'ombre les contours de meubles légers. Et dans le plus profond de la chambre, loin des bruits extérieurs, à l'abri de la lumière et des regards, reposait Audeline dans son petit lit d'enfant, trop étroit maintenant pour la jeune fille. Posant ses pas sur les quelques lattes de plancher qui ne grinçaient pas, étroit sentier parcouru chaque soir avec la certitude du fidèle, il s'approcha religieusement de l'alcôve. Chaque mouvement le rapprochait de l'être adoré et lui en donnait une perspective à tout instant différente. D'abord, il ne distingua qu'une vague forme se confondant presque avec les voiles du lit ; puis imperceptiblement, la silhouette émergea des édredons et des couvertures ; un visage se dessina mais les traits encore noyés dans la confusion de la literie et le flou de la pénombre ; enfin dans la blancheur du calme du sommeil, les paupières légères, le nez droit et la bouche sérieuse reprirent leur place, comme chaque nuit, dans l'ordre tranquille de la beauté. Comme chaque fois, il resta ébahi par la pureté de la jeune fille dans son sommeil, par sa provocante innocence, par cette renaissance nocturne de la fraîcheur de la peau et des traits. Sans doute un souffle léger devait-il agiter les narines et soulever la poitrine mais il ne pouvait que l'imaginer tant le visage d'Audeline demeurait immobile et serein. Comme chaque nuit, dans la chambre baignée d'obscurité et de mystère, voûté comme un pénitent, Placido pleurait en silence en une secrète communion avec son enfant endormie.

Maintenant, à pas comptés, il se retirait, soulagé et apaisé. Cet instant béni venait de lui faire oublier toute une journée d'ennui ou de vexations. Une dernière fois, avant de sortir de la pièce, il se retourna vers le lit d'Audeline qui disparaissait dans l'ombre et il prononça les mots rituels, que l'enfant n'avait sans doute jamais entendus : « Bonne nuit, mon petit amour. » En refermant la porte, son visage, qui avait paru briller de l'intérieur pendant ces instants de recueillement, reprit peu à peu son aspect terreux. En s'éloignant de la chambre Jaune-Mimosa, il se reprit à penser à la conversation entre Valentine et sa mère. La marier à ce vieil impotent, voilà les belles idées de la mère Aubry ! Mon Audeline, si fraîche et si fragile ! Mais ça ne se fera pas cette affaire-là, plutôt lui tordre le cou au vieux Porfirio. Et puis c'est qu'il n'a même pas l'air d'en avoir bien envie, depuis le temps que cela dure ! Peut-être que malgré tout Valentine le fait tourner en bourrique, elle n'est peut-être pas aussi monstrueuse que sa mère. D'ailleurs personne ne me la prendra, mon Audeline, pas même ce jeune godelureau de Français que ça doit bien travailler. Il n'a pas l'air mauvais, même plutôt gentil à ce qu'il paraît. Mais enfin, déjà sur le bateau, j'avais bien deviné son manège, à croire qu'il nous a suivis jusqu'à l'hôtel. Mais à tout prendre, il a quand même meilleure figure que cette momie de Porfirio. Bon mais ça n'a pas le sou ! Et puis ? La vieille est suffisamment riche pour refiler une dot correcte à sa petite-fille. Mais qu'est-ce qui me prend, me voilà déjà en train de lui mettre la bague au doigt à mon Audeline et en plus avec un sacripant sorti d'on ne sait trop où ! Tout doux, tout doux, on a bien le temps, ce n'est qu'une enfant. Allez, je ferais mieux d'aller me coucher plutôt que de débiter des sornettes à n'en plus finir.

A pas lents, Placido gagna le fond du couloir où, dans la chambre Beige-Campagne, l'attendait Valentine.

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18 août 2013 7 18 /08 /août /2013 12:02

          Etrusques          Les Etrusques avaient eux aussi le sourire mystérieux! C'est en tous les cas ce que nous enseigne José Luis Sampedro dans son roman La sonrisa etrusca.

          Un vieil homme, rongé par un cancer incurable, quitte son village calabrais pour rejoindre son fils à Milan pour des examens plus poussés. Dans ce nord abhorré, il découvre non seulement les Etrusques (la première scène du livre), la grande ville bourdonnante qu'est Milan mais aussi son petit-fils, nourrisson de quelques semaines, et bientôt l'amour d'une femme rencontrée par hasard dans un jardin public et elle aussi originaire du Sud.

          Le lecteur accompagne le vieil homme dans toutes ses pensées, dans sa lutte contre la maladie qu'il tente d'apprivoiser en la nommant familièrement (la Rusca), dans ses souvenirs d'ancien partisan, dans une dernière passion amoureuse apaisée et surtout dans sa relation avec l'enfant. Lui, l'homme dur et frustre du Sud impitoyable, il devient le plus doux et le plus attentionné des grands-pères, veillant sur l'enfant avec davantage de tendresse que les parents et lui donnant le premier rôle de ses derniers jours de vie.

          La subtilité de cette évolution progressive, vue par le regard du vieil homme lui-même et qu'il analyse de plus en plus lucidement, fait toute la beauté du roman. Nouvelle variation originale sur le thème du vieillard et de l'enfant, de la vie qui naît face la vie qui s'en va, c'est surtout une leçon de tolérance et d'humanité qui est transmise au lecteur: le Sud se réconcilie avec le Nord, la vieillesse avec la jeunesse, la ville avec la campagne, l'expérience ancestrale avec la modernité.

          Du fond des âges, les Etrusques sourient à la beauté éternelle de l'âme humaine et au triomphe de l'amour, malgré tout.

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11 août 2013 7 11 /08 /août /2013 09:15

          Miro          La colline de Montjuïc domine Barcelone et, sous la chaleur accablante du mois d'août, il faut s'armer de courage et de détermination pour en escalader les pentes puis parvenir jusqu'aux portes de la Fondation Joan Miro, perdue dans la végétation méditerranéenne  et éclatante de blancheur sous le soleil de feu.

          Eclat de village du Sud, écrin de fraîcheur suspendu au bord de la colline, au-dessus de la grande ville, oasis d'ombre qui accueille bon nombre des oeuvres du peintre catalan de la peinture aux collages en passant par la sculpture. 

           La couleur, surtout, éclabousse le visiteur tant l'artiste l'a voulu brute mais jamais brutale, originelle et pure: les rouges, les bleus, les jaunes brûlent au coeur des entrelacs de noir faussement naïfs et forment une symphonie primaire d'une évidente beauté.

          Deux toiles accrochent mon regard, celles de l'Oiseau de feu et de l'Oiseau de paradis, toiles jumelles dans le dessin et que seule la couleur différencie, l'une d'un rouge profond sur fond noir, l'autre en lignes claires sur le même fond noir et avec quelques touches colorées comme autant de plumes.

          Puis le visiteur s'accorde une pause déjeuner dans le petit coin restaurant, vitrine enfouie dans la verdure et d'où l'on devine vaguement la ville en contrebas, et sans doute la mer, si bleue, à l'horizon.

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28 juillet 2013 7 28 /07 /juillet /2013 18:30

H de Bingen          En dehors des saintes, les femmes d'exception ne sont pas si nombreuses à être reconnues par l'Eglise catholique: là aussi la parité se fait attendre! D'autant plus remarquables sont celles qui parviennent à imposer leur personnalité et leur savoir: c'est le cas d'une moniale du XIIème siècle, Hildegarde de Bingen dont le destin est retracé dans le court récit de Lorette Nobécourt joliment intitulé La clôture des merveilles.

          Dans une langue dépouillée et en même temps très élaborée, très proche de la poésie, il nous est donné de suivre au plus près Hildegarde dans les grandes étapes de sa vie et dans ses pensées les plus secrètes. Il nous est donné à voir la religieuse avec la même grâce et la même acuité que cette dernière voyait la révélation divine. 

          Femme sainte mais aussi femme de caractère qui, en cette époque d'écrasante domination masculine, non seulement s'impose à ses corréligionnaire et à la hiérarchie catholique mais a également l'audace d'écrire sa vision du monde en faisant du bonheur de vivre, et de vivre dans la présence de Dieu, sa constante préoccupation. Et l'on découvre une femme d'une extrême sensibilité au monde qui l'entoure: pour Hildegarde, le bonheur intérieur n'est possible qu'en s'appropriation la joie du monde extérieur.

          Et c'est par le verbe qu'elle chante la seule vérité qui compte vraiment: la "vie vivante" dans l'enceinte merveilleuse de la clôture monacale.  

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28 juillet 2013 7 28 /07 /juillet /2013 18:09

L Sepulveda          Tuer n'est pas une mince affaire, encore moins lorsqu'on en fait son gagne-pain! Le manque de professionnalisme, comme dans beaucoup d'autres entreprises, mène souvent au désastre. Voilà qui constitue la trame de la nouvelle de Luis Sepulveda intitulée Journal d'un tueur sentimental.

          Le tueur à gage en question est amoureux, voilà son talon d'Achille. Si la femme est l'avenir de l'homme, comme l'a chanté le poète, elle peut aussi le conduire à sa perte lorsque l'on mêle business et sentiments. Bref, dès les premiers mots du journal, le lecteur comprend qu'un coeur palpite sous la cuirasse du tueur et quelques jours et pages du journal plus tard, sa dernière mission tourne au fiasco.

          L'auteur chilien déploie beaucoup d'humour autour d'un sujet qui a priori en manque quelque peu et nous voilà embarqué avec enthousiasme dans la galère d'un meurtrier au grand coeur.  

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13 juillet 2013 6 13 /07 /juillet /2013 16:56

          Carson McCullersLe titre, déjà, est un accroche coeur! Comme dans bien des chefs d'oeuvre, l'art d'assembler des mots d'une manière incongrue ou inattendue provoque une réaction d'envie chez le lecteur et cet assemblage inhabituel révèle aussi l'essentiel du roman. Ainsi du célébrissime roman de Carson Mc Cullers: Le coeur est un chasseur solitaire!

          Quelques personnages affrontent leur solitude dans une ville anonyme du sud des Etats-Unis quelques temps avant la Seconde Guerre mondiale. Une jeune fille, Mick, découvre la dureté de la vie, la misère, le travail et les premiers émois: elle se réfugie bien dans "l'espace du dedans", ce monde intérieur de rêve et de musique mais peu à peu "l'espace du dehors" la rattrape cruellement. Un vieux médecin noir, le docteur Copeland, lutte pour améliorer le sort des gens de couleur mais il doit bientôt capituler devant les implacables meurtrissures que le destin lui inflige à lui et à sa famille. Un communiste, Jack, voudrait changer le monde mais il n'est que colère et solitude noyées dans l'alcool. Un sourd-muet, Mr Singer, se trouve séparé de son meilleur ami, sourd-muet comme lui et en éprouve une immense souffrance: tous le pensent serein mais il est de tous le plus fragile et la mort de son ami l'achève. Le roman s'achève pourtant sur une note positive: Biff, le barman veuf, après la désespérance habituelle de chaque nuit, finit par "se prépar[er] posément à l'arrivée du matin".

 

          Comme si, malgré la solitude des coeurs, malgré la montée des périls en Europe dont on a, de loin en loin, des échos, la vie devait continuer comme la clarté du matin succède immanquablement à l'obscurité de la nuit... du chasseur!

 

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Quatrième De Couverture

  • : Livres-sur-le-net
  • : Blog sur lequel sont publiées des oeuvres de l'auteur (sous forme de feuilleton) ainsi que des articles sur les livres qui comptent pour l'auteur. L'envie de partager l'amour de lire et d'écrire.
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Parole d'auteur

"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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Le Temps Retrouvé