Son regard s'était embué davantage et si elle n'avait pas été douée de parole, Léon aurait cru sans hésitation qu'un loup de mer aimable, le museau couvert de poudre, lui avait pris amicalement les mains entre ses deux nageoires. Il était loin de comprendre tout ce que sous-entendait l'attitude exagérément chaleureuse de la vieille dame. Sans doute, le vicomte, qui observait la scène d'un œil ironique, saisissait-il précisément la teneur particulière de cette bonté qui révélait un sens de l'hospitalité traditionnel, une courtoisie exacerbée par la bonne éducation et une affection profonde, immédiate pour les êtres qu'elle estimait sans défense, solitaires ou simplement dans la peine. Elle agissait avec Léon comme elle le faisait avec Audeline ou avec Fermín, sans distinction.
« Cher ami, vous avez décidément fait la conquête de doña Angélica, remarqua le vicomte en clignant de l’œil à l'adresse de Léon ; quant à moi, cela fait belle lurette que je n'ai plus droit à de telles marques d'affection, rajouta-t-il faussement affligé. »
Doña Angélica eut une de ces moues dont se servent les jeunes filles pour consoler un amoureux éconduit. Puis elle s'empara du bras de Léon qu'elle passa sous le sien tout en continuant de lui tapoter les mains. Léon songeait qu'elle conservait beaucoup de charme dans le regard et le maintien ; il devinait, sous les excès de poudre et les innombrables rides, ces traces que même le temps n'efface guère et qui sont celles de la beauté, éternelle et sûre d'elle.
« Hâtons-nous, mes amis, hâtons-nous, déclara doña Angélica en faisant un petit signe au cocher, car ce beau soleil ne va pas durer. Je sens, à certaines douleurs, que l'hiver n'a pas dit son dernier mot et il pleuvra avant ce soir. »
Et comme si le cheval avait compris toute l'urgence contenue dans ces propos, il bondit avec une sorte de ruade qui faillit faire tomber le vicomte à genoux aux pieds de doña Angélica. Tandis que Rocquencourt pestait tout ce qu'il savait de grossièretés en espagnol contre l'imprudent conducteur, la vieille dame redressa dignement sa toque qui avait glissé sur son oreille et murmura :
« Balthazar, ne vous jetez plus à mes genoux, j'en suis gênée. »
Pour cacher le fou rire qui le gagnait, Léon avait tourné la tête en arrière et regardait s'éloigner l'Hotel Aubry au travers d'un nuage de poussière ; dans la lumière matinale, on aurait cru un voile de grains d'or tourbillonnant accroché à l'arrière de la voiture et destiné à protéger les voyageurs des regards indiscrets. Maintenant sur le point de disparaître au tournant de la rue, l'Hotel Aubry révélait à Léon les secrets de son architecture, l'élégance de sa balustrade et l'harmonieux alignement de ses fenêtres. Pour la première fois, le jeune garçon découvrait l'ensemble du bâtiment et pouvait admirer son imposante présence qui rendait les façades des autres édifices frileuses et maussades. Et puis, au moment où la voiture tournait dans une autre avenue et comme l'hôtel allait disparaître, un rayon de soleil vint frapper une vitre à l'étage comme un dernier clin d’œil qui laissa Léon ébloui.
« Si vous voulez mon avis, cette rossinante n'ira pas plus loin », soupira le vicomte en jetant un regard désespéré sur le cheval que le cocher encourageait vainement de la voix et de la trique.
La petite voiture s'était immobilisée au milieu d'une petite rue en forte pente qui longeait l'ascenseur El Peral et grimpait au Cerro Alegre. On avait déjà parcouru tout le centre de Valparaiso en passant par le port et la place Victoria où le vicomte avait arrêté la voiture devant le grand théâtre : « Un peu de la civilisation européenne en terre américaine : vous avez devant vous le seul endroit fréquentable de cette ville, par ailleurs pleine de tavernes et autres lieux de mauvaise vie. Mme Sarah Bernhardt, oui la grande Sarah Bernhardt en personne, y a joué l'un de ses rôles les plus poignants. Ah, quelle magnifique soirée ! Oui, Léon, vous n’étiez peut-être pas encore né, jeune marmouset, quand la divine actrice, devant un parterre de fervents admirateurs, dont votre serviteur n'était pas le moins enthousiaste, a fait de ce théâtre, de cette ville, de ces collines, l'espace d'une représentation, le lieu le plus important au monde. De sa voix céleste, de son geste souverain, de son regard prophétique, elle a mis Athènes dans Valparaiso, elle a aboli les cimes de l'Aconcagua et de l'Olympe ; ce soir-là, le marin qui déambulait sur le môle Prat aurait pu apercevoir, au détour de son long voyage, Ulysse, l'intrépide navigateur, aborder les côtes chiliennes à la recherche de Nausicaa ou trompé par quelque séduisante sirène. »
Impuissant, le cocher se retourna vers les occupants de la voiture et à son regard l'on comprit aussitôt que la bête l'avait emporté.
« Et si nous prenions l'ascenseur, Balthazar, déclara doña Angélica en tapotant la main de son voisin dont elle n'avait pas lâché le bras pendant tout le parcours ?
- Mais comment cela, Angélica, vous n'y pensez pas ? Entrer dans cette machine infernale ? Mais c'est instable, c'est sale et puis c'est plein de vauriens ne pensant qu'à détrousser les honnêtes gens !
- Voyons, mon ami, quel horrible rabat-joie vous faites ! Et croyez-vous que j'ai attendu vos conseils pour monter dans les ascenseurs ? Mais vous Léon, qu'en pensez-vous ?
- Je vous accompagnerai avec plaisir... et j'avoue aussi avec un peu d'anxiété.
- « Mais aux âmes bien nées... » comme l'a écrit un de vos compatriotes... Vous allez voir, c'est très amusant et puis très pratique, beaucoup plus rapide que ce birlocho... oui, mon cher, c'est le nom de cette petite voiture que l'on trouve partout dans les rues de Valparaiso.
- Angélica, décidément et sauf votre respect, grommela le vicomte, vous êtes folle.
- Et vous un vieux froussard. »