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6 avril 2013 6 06 /04 /avril /2013 14:46

          NemirovskyDepuis Suite française, Irène Némirovsky, écrivain qui connut ses heures de gloires dans l'entre-deux-guerres, a ressurgi des oubliettes de la littérature et il n'est pas un de ses textes qui ne produise sur le lecteur d'aujourd'hui une heureuse surprise: c'est encore le cas avec le recueil de nouvelles intitulé Les vierges (titre éponyme de la dernière nouvelle du recueil).

          Irène Némirovsky considérait l'écriture d'une nouvelle comme un laboratoire d'expérience pour ce qui était le véritable enjeu d'écriture: le roman. Il n'empêche, ils sont loin de n'être que des exercices d'éprouvettes ces petits récits courts, nerveux, aux dialogues parfois éblouissants, à l'issue bien souvent tragique, tragique comme peut l'être la vie, comme le sera le destin de l'écrivain. Dans certaines nouvelles, la mort surgit dans la dernière page, incongrue, absurde comme celle de l'ami qu'on tue par mégarde dans "La peur" ou cette femme qui trouve la mort par accident dans "L'ami et la femme".

          Et puis, le recueil commence avec une nouvelle surprenante, différente: "Film parlé". En effet, ce récit est construit comme un scénario de film, les phrases y sont courtes, elles ont le rythme d'indications de mise en scène; on y voit sans arrêt des travelings et des zooms sur les personnages. Là aussi, l'issue n'est guère heureuse même si la mort, là, est absente. Ces nouvelles ont aussi une certaine couleur, celle de femmes au destin brisé, qui cherchent un sens à leur vie et qui, souvent, n'en perçoivent ou n'en vivent que l'absurdité.

          Comme une prémonition du destin fatal que connaîtra bientôt l'auteur du recueil...

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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 18:41

Hôtel Aubry« Je les trouve vraiment insupportables... »

La voix légèrement impatiente de doña Angélica le tira soudain de sa rêverie.

« Je vous trouve intransigeante, Angélica : ils n'ont pas encore mis les pieds sur la table, répliqua le vicomte en se penchant vers sa voisine comme un conspirateur.

             - Bienheureux Porfirio qui ignore leur affreux langage, soupira à nouveau Angélica en jetant un bref coup regard de mépris sur la table voisine où effectivement la conversation devenait de plus en plus animée et bruyante.

               - Savez-vous qu'une fois par mois, nous avons droit à ce concert de vociférations, reprit Rocquencourt à l'adresse de Léon ; aujourd'hui les affaires ont été excellentes si j'en juge par l'excitation de ces messieurs. »

             Léon parcourut d'un œil indifférent le groupe de négociants hilares puis son regard s'arrêta sur la porte du petit salon particulier qui restait obstinément close. Derrière ce petit battant de bois buté, se dissimulait un monde à part, l'univers d'Audeline, avec ses secrets et ses rites inconnus. En quoi consistait le rituel des soupers au-delà de ce seuil infranchissable ? Audeline, le visage doucement incliné sur son assiette, sa main d'ivoire portant une cuillère d'argent vers ses lèvres si roses, si fraîches... Léon s'empourpra et il sentit comme un vertige lui saisir la nuque. Dans un effort démesuré, il parvint à retrouver le fil de la conversation.

« Sans aucun doute, poursuivait le vicomte qui s'était lancé dans un de ses monologues habituels, Mme Aubry les tolère-t-elle parce que ce sont les seuls clients de passage à venir régulièrement dépenser des sommes folles. Peut-être même, continua-t-il sur un ton plus bas qui annonçait quelque méchanceté, y-a-t-il quelques affinités particulières entre elle et ces rudes négociants, je veux dire la même habileté dans les affaires et puis aussi cette sorte d'intransigeance, de dureté qui la caractérise. Ah, pauvres de nous si nous nous avisions de faire le même tapage !

                - Elle vous traite donc si mal, s'écria Léon un peu malgré lui !

                   - Mon garçon, vous n'avez pas idée, répondit à la hâte doña Angélica, profitant d'un moment où Rocquencourt avait la bouche pleine, c'est un vrai despote !

                   - Mais alors, pourquoi restez-vous dans cet hôtel ? Se risqua Léon en songeant qu'ils n'avaient sûrement pas les mêmes raisons que lui pour le faire.

                   - Ma foi, commença le vicomte, comme je vous le disais tantôt, cet hôtel est excellent... et puis l'habitude...

                   - Balivernes, Balthazar, balivernes ! »

                  Doña Angélica lui avait coupé la parole avec une sécheresse inhabituelle et Léon nota que le menton de la vieille dame frémissait d'une indignation contenue :

                   « Tout cela n'est que sornettes...

               - Voyons, Angélica !

                  - Tout cela n'est que sornettes et vous le savez bien, s'indigna doña Angélica, guère intimidée par le regard sévère que lui lança le vicomte ; voulez-vous savoir pourquoi nous restons à l'Hotel Aubry, pourquoi nous devons essuyer chaque jour brimades et réprimandes, pourquoi nous acceptons depuis si longtemps la tyrannie de cette... de cette... »

                 Même Porfirio releva la tête comme s'il avait senti qu'un événement considérable se préparait.

                 « De cette...

                 - Angélica... murmura Rocquencourt dans un ultime effort pour éviter l'irréparable. »

                Plus tard, à chaque fois que Léon repenserait à cette scène, il en viendrait toujours à la conclusion qu'à cet instant il était trop tard pour faire obstacle au flot de haine que doña Angélica avait accumulé en elle et qui s'apprêtait à rompre les digues du silence. Au fond, l'arrivée de Léon, en introduisant une nouvelle donne dans cet univers en apparence bien réglé, en avait subtilement modifié le fonctionnement et rendu inéluctable son dérèglement. Et tandis qu'à la table voisine, les Américains continuaient de vociférer, doña Angélica acheva sa phrase dans un souffle :

                « … de cette fille de pute ? »

 

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30 mars 2013 6 30 /03 /mars /2013 11:23

          BéréniceAu théâtre, la tragédie ne se déroule pas forcément sur scène mais parfois en coulisses. Comme ce fut le cas pour la Comédie Française lors de la diffcile période de l'occupation allemande. Voilà le beau sujet choisi par Isabelle Stibbe pour un premier roman intitulé Bérénice 34-44.

         Bérénice est une jeune adolescente juive, dans les années 30, qui se lance dans l'art dramatique contre l'avis de sa famille avec qui elle coupe tous les ponts; à tel point qu'elle adopte le nom d'une vieille aristocrate qui lui sert de protectrice et de mère par nécessité . Naturellement douée, elle entre au Conservatoire où elle cotoie Jouvet puis elle devient pensionnaire et sociétaire de la Comédie Française, se rendant célèbre dans les grands rôles tragiques du répertoire.

        Tout va bien jusqu'au début de la guerre. Puis l'étau contre les juifs se resserre. Certains sociétaires se voient contraints de démissionner; Bérénice, elle, parvient quelque temps à cacher sa véritable identité puis elle est trahie par une autre sociétaire jalouse de son succès. A partir de ce moment-là, sa vie bascule dans la clandestinité, la résistance puis... Mais je ne dévoilerai pas la fin du récit. 

         Comme bien des premiers romans, celui-ci est un mélange de bonnes choses et de moins bonnes: intérêt du sujet et du contexte d'un côté, manque de qualité du style (voire quelques fautes dont on présumera qu'elles sont des coquilles liées à l'édition), manque d'épaisseur des personnages de l'autre. Surtout, le lecteur ressort un peu frustré de voir le thème de l'antagonisme entre art et politique plutôt légèrement traité (ou traité sous l'angle d'habituels poncifs).

         Somme toute, n'est pas Racine qui veut pour faire d'une Bérénice un vrai sujet de tragédie!

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29 mars 2013 5 29 /03 /mars /2013 10:36

Hôtel AubryUne grande animation régnait dans la salle à manger. Un groupe de négociants américains arrosait fort joyeusement et sans beaucoup de retenue le succès d'une affaire. On avait ajouté des lampes et des éclats de lumière parsemaient les figures déjà rouges, presque brillantes. Léon parcourut un instant l'assemblée et il aperçut soudain le vicomte qui lui adressait de petits signes discrets de la main, en clignant de l’œil comme pour l'associer à une conspiration. Ce soir-là, on avait rapproché deux tables et aux côtés de Rocquencourt, doña Angélica se penchait amicalement vers Porfirio Rubio Moreno comme sur un enfant à qui elle aurait expliqué comment se servir de ses couverts. Léon ne se sentait guère enclin à parler et il aurait volontiers feint d'ignorer l'invitation du vicomte si une autre table avait été libre. Et puis, peut-être par timidité, il hésita à contrarier le vicomte. A cet instant, il s'en sentait incapable et il préférait affronter le bavardage inépuisable du vieil homme plutôt que son ironie acerbe. Comme il rejoignait ses trois compagnons, l'on servit un potage aux asperges, fumant de promesses veloutées.

« Nous n'espérions plus que vous seriez des nôtres ce soir, jeune homme, grommela le vicomte, feignant l'indifférence et un peu d'irritation mais laissant davantage poindre, dans les accents interrogateurs de sa voix, de la curiosité teintée d'inquiétude, par tous les diables, où donc étiez-vous passé ?

              - Bonsoir madame, bonsoir messieurs, veuillez me pardonner ce retard mais je me suis un peu perdu en chemin...

                 - Vous voyez Balthazar, je n'avais pas tort de me faire du souci ! Mais pour vous, il n'y avait, comme d'habitude, aucune raison de s'en faire !

                - Mais bien entendu Angélica, une fois encore vous aviez raison, répliqua Rocquencourt moitié agacé, moitié moqueur ; quant à vous, jeune homme, voyez dans quel état vous avez mis doña Angélica...

               - Madame, je suis vraiment confus... je vous remercie bien de vous soucier de moi mais je vous assure que cela n'en valait pas la peine...

               - Ce n'est rien, mon garçon, rien du tout et il est normal qu'à mon âge, on s'inquiète à tout propos. Voyez-vous, on se sent très faible et démuni...

               - Tss, tss ! Angélica, cessez donc de vous apitoyer sur votre âge ! Je parie qu'à vingt ans, vous passiez votre temps à vous inquiéter pour les autres. Ai-je tort ? Vous ne répondez rien, alors je crois bien que j'ai raison. C'est dans votre nature que ce penchant philanthropique ; vous êtes une œuvre de bienfaisance à vous toute seule. Alors, ce bel enfant qui vous tombe du ciel, du ciel de France je veux dire, c'est pain béni pour votre petit commerce d'altruisme. Car on ne peut rêver meilleure affaire : un jeune garçon innocent, ou presque, ne sachant pas un mot de castillan et ignorant tout de la vie, tombe dans les griffes de Mme Aubry puis erre pendant des heures dans les ruelles sombres de Valparaiso. De l'Eugène Sue à la mode chilienne !

               - Mon pauvre Balthazar, vous dites décidément n'importe quoi. Soyez gentil, servez-nous plutôt le potage car Porfirio me semble au bord du malaise. »

Et en effet, Rubio Moreno s'agrippait aux rebords de la table comme un naufragé à sa planche de salut ; ses narines se dilataient pour happer un peu de l'agréable fumet qui se dégageait du potage aux asperges. Qui n'eut pas connu son exquise politesse et son éducation parfaite n'aurait pas été loin de penser que ce vieil homme courbé allait brusquement recouvrer les forces de sa jeunesse pour bondir au milieu des couverts, arracher la soupière fumante et y plonger goulûment les lèvres comme un animal affamé. Léon fut même surpris d'entendre Porfirio murmurer presque avec gêne qu'il serait bien aise de goûter au potage avant qu'il ne refroidît. Ces quelques mots eurent d'ailleurs sans doute plus d'effet sur les autres convives que la scène de sauvagerie affamée dont Léon avait eu un instant la vision grotesque : on s'empressa de remplir son assiette et chacun sembla attendre religieusement, presque avec crainte, le verdict du vieillard. D'une main peu assurée, il avait porté à sa bouche l'épais velouté et il y avait trempé ses lèvres tremblantes. Un léger bruit de succion, le gargouillis d'une déglutition hésitante puis un petit claquement de langue : Porfirio Rubio Moreno sembla content de sa première cuillerée. On échangea alors des sourires entendus, presque complices et le doux concert du repas commença, chacun jouant sa propre partition. Rocquencourt avec délectation, au rythme soutenu de longues cuillerées, les paupières à demi jointes, les narines palpitantes, son gros visage rouge presque en extase. Doña Angélica tenait sa cuillère avec distinction, le petit doigt relevé, pleine d'une élégante indifférence.. Elle goûtait le potage, elle ne s'en nourrissait pas ; elle humectait ses lèvres et semblait ne jamais avaler. De son côté, Porfirio lapait sa soupe avec bruit mais non sans élégance, presque désolé d'avouer ainsi sa faim.

Léon avala enfin sa première cuiller. Dans l'amertume légère que les asperges lui laissèrent dans la bouche, il retrouva le parfum familier de certains potages que sa mère servait les soirs d'été. Ils lui paraissaient d'autant plus délicieux qu'il avait contribué, dans la chaleur de la journée, d'abord à la cueillette des longues tiges charnues puis à leur sacrifice en une longue et bavarde séance d'épluchage. Et tandis que ses compagnons vidaient leur assiette sans état d'âme apparent, Léon se laissa aller quelques instants à la douce mélancolie d'une journée d'été retrouvée, journée d'enfance remplie d'une brume d'heureux souvenirs à travers laquelle le triste sourire de sa mère avait le goût discrètement aigre d'une farandole d'asperges.

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24 mars 2013 7 24 /03 /mars /2013 15:40

Braves gens - F O'Connor          Qui y-a-t-il de commun entre le Sud profond des Etats-Unis dans les années 50 et n'importe quelle autre coin perdu d'une campagne quelconque à travers le monde? L'universalité du mal-être et d'une folie rampante qui se cache sous la banalité et la tristesse de l'humaine condition. Voilà la leçon que je tire de la lecture des nouvelles intitulées Les Braves Gens ne courent pas les rues de Flannery O'Connor, jeune américaine atteinte d'une maladie incurable et qui meurt à seulement 39 ans en laissant derrière elle deux romans, vingt-six nouvelles, un livre d'essais et une importante correspondance.

          La campagne sudiste, des fermes bien souvent, constitue l'unité de lieu de la plupart de ces nouvelles, univers où Flannery a passé une grande partie de sa vie, notamment la dernière partie lorsqu'elle était clouée par la maladie. Les personnages sont des gens simples, menant une vie frugale et dont l'horizon ne dépasse guère la route nationale ou le chemin vicinal. Et tous souffrent d'une fêlure ou d'une folie qui ne se révèle qu'au fur et à mesure de la nouvelle, ou même dans les dernières lignes comme le jeune vendeur de bibles de "Braves gens de la campagne" ou Mrs McIntyre de "La personne déplacée".

         Sous une narration en apparence calme et anodine, le lecteur ressent dès les premières lignes de chaque nouvelle une tension et un mystère qui atteignent généralement leur paroxysme dans les toutes dernières lignes. Quelques thèmes récurrents traversent aussi les différents récits: la relation mère-fille(s), le handicap physique, la présence des animaux (notamment des oiseaux, des paons), la thématique raciale du Sud, un humour grinçant et féroce, une omniprésence de la religion..., thèmes qui ont aussi constitué grande partie de l'univers de l'auteur. Enfin, comme chez la plupart des grands écrivains, l'écriture adopte souvent des angles de vue inattendus ou utilisent des métaphores surprenantes qui donne au récit un ton et une texture particulières.

          Une fois refermé le recueil, on garde longtemps en mémoire l'étrange et douce folie de tous ces "braves gens"!

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17 mars 2013 7 17 /03 /mars /2013 12:56

Hôtel AubryIl en était encore à hésiter sur la décision à prendre, lorsque deux petits coups légers furent frappés à la porte de sa chambre. Porfirio demeura immobile, fixant de ses yeux démesurément ouverts la faible clarté qui montait de la rue, là où la vie nocturne commençait. Il n'avait pas entendu les deux coups. Mais la porte s'ouvrit sans attendre sa réponse et Valentine Aubry se glissa à l'intérieur de la chambre Vert-Directoire, comme elle le faisait presque tous les soirs. Elle portait une lampe à pétrole qui l'entourait d'un halo lumineux et révélait avec une netteté cruelle un visage déjà fripé et jauni par la vie. Elle semblait flotter dans une robe mal ajustée, dont les couleurs incertaines la rendaient presque invisible. L'apparition d'une lueur dans l'obscurité de la pièce rompit le charme qui immobilisait Porfirio depuis déjà un long moment. Il détourna son regard de la rue pour le poser avec lenteur sur l'intruse. Elle revenait donc encore ce soir ! Pourquoi cette obstination insatiable ? Valentine Aubry s'installa au pied du lit et déposa délicatement la lampe sur le sol. Immédiatement les ombres s'allongèrent donnant encore plus de mystère aux recoins de la chambre. Sur le visage de Valentine, légèrement déformé par les effets de lumière, s'épanouissait un sourire engageant. Son nez retroussé et vulgaire palpitait d'une frémissante curiosité. Ses cheveux tirés en un chignon approximatif laissaient à découvert des rides déjà profondes. Malgré tout, le souvenir d'une certaine beauté tremblait encore au fond de ses yeux, grands et humides. Entre temps, Porfirio avait ramené son regard vers la fenêtre et ses yeux avaient sombré dans l'indifférence. Brisant le silence de la nuit, la douce voix de Valentine Aubry s'éleva soudain :

« Mon cher Porfirio, comment allez-vous ce soir ? Bien, je l'espère ? Nous allons bientôt servir le dîner. Mais je voulais passer prendre de vos nouvelles auparavant. Mon Dieu ! Veuillez me pardonner, je ne parle sans doute pas assez fort ! Et maintenant, cria-t-elle subitemment, m'entendez-vous, mon ami ?

               - Je vous entends, madame, inutile de hurler, grogna-t-il en songeant qu'elle répétait les mêmes idioties chaque soir – au moins une qualité, ma constance  !

               - Oh ! Pardonnez-moi mais j'ai parfois l'impression que ma voix est si faible ! Placido me le fait toujours remarquer ; notez bien qu'il rajoute aussitôt que j'ai une voix de velours, ce qui me fait bien plaisir. »

            Une voix de velours et une langue de vipère : pauvre Placido, ces misérables compliments ne pouvaient tromper que lui. Porfirio poussa un soupir et ne répondit pas. Valentine, qui guettait la moindre réaction du vieil homme, s'empara du soupir furtif pour se mettre à nouveau à pépier avec bonne humeur :

« Je vois qu'on a un petit coup de fatigue le soir venant, n'est-ce pas ? Nous sommes tous dans le même cas à nos âges. Et puis, on a peut-être une petite faim ? Ce serait somme toute normal car il est déjà loin le repas de midi. Tenez, à ce propos, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais la cazuelaétait une vraie réussite, ma mère n'a vraiment pas perdu la main. »

C'est vrai, elle était même excellente cettecazuela ! Mais ce n'est pas pour me vanter les mérites de la cuisine Aubry qu'elle a fait le déplacement, la petite madame. Voyons si elle va me parler de sa fille adorée...

« D'ailleurs, Audeline, mon petit trésor, en a repris deux fois, ce qui n'est pas dans ses habitudes ! »

Gagné ! Quel génie vous faites, Porfirio ! Non, je vous en prie, le scénario était cousu de fil blanc, je n'ai vraiment aucun mérite.

« Tiens, elle m'a d'ailleurs parlé de vous au cours du repas. Vous savez que la chère petite vous adore... »

La pauvre enfant, je dois lui faire horreur...

« … et elle ne manque pas une occasion de dire un mot gentil sur vous. C'est tout à fait touchant. D'ailleurs, elle m'aurait volontiers accompagné ce soir pour vous saluer. Mais je dois me montrer sévère avec elle car ses leçons de piano ne me donnent pas entière satisfaction. Aussi ai-je dû lui refuser ce petit plaisir qui vous eût également comblé. J'en ai eu le cœur vraiment serré, je vous le confesse. Hélas ! le rôle d'une mère n'est guère facile ! »

Quel plaisir de s'asseoir non loin du piano, de laisser son âme s'imprégner de cette musique divine, et de voir ses doigts de fée courir sur les touches avec tant de grâce !  Ah ! Si au moins je pouvais mieux l'entendre !

« Remarquez, je ne me plains aucunement : c'est une enfant merveilleuse, attentive et respectueuse... »

Aimable Audeline, as-tu vraiment le choix ?

« … c'est un vrai plaisir que d'être la mère d'une enfant si sage. J'en fais souvent la remarque à Placido. D'ailleurs mon époux n'a jamais l'occasion d'élever la voix contre elle... »

Il a bien trop à faire entre une épouse revêche et une belle-mère tyrannique. Mais va-t-elle en finir ? Je commence à sentir mon estomac crier famine, moi !

« Chère madame, pardonnez-moi, l'interrompit-il, mais je n'ai pas saisi tout ce que vous me disiez. Aussi, je n'ose guère vous répondre de peur de répondre à côté.

             - Soyez sans crainte, mon cher Porfirio, glapit Valentine en étirant son sourire le plus doucereux, je vous parlais de tout et de rien, pas grand-chose d'important en tous les cas. Mais j'en oubliais l'heure ! Mon Dieu ! il est temps de descendre pour le dîner, vous devez mourir de faim !

               - En effet, je mangerais bien volontiers, répondit immédiatement Porfirio. »

Pour la première fois, il tourna la tête vers Valentine en essayant de lui sourire aimablement mais il ne réussit qu'à agiter toutes ses rides en une effrayante grimace. Valentine Aubry poussa un petit cri, surprise autant par le rictus de Porfirio, rendu plus terrifiant encore par les effets de clair-obscur, que par sa réponse sans ambiguïté. Puis elle se baissa en hâte pour reprendre sa lampe, laissant deviner au vieil homme la blancheur laiteuse d'une nuque parcourue d'un fin mais abondant duvet noir. Alors, avec vivacité, elle glissa son bras gauche sous le coude droit de Porfirio et l'obligea, plus qu'elle ne l'aida, à se redresser. Et ensemble, bras dessus dessous, ils sortirent de la chambre Vert-Directoire, comme un vieux couple réconcilié.

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13 mars 2013 3 13 /03 /mars /2013 09:24

          La-guerre-des-saintsQu'ont donc de commun Crabas, bourgade perdue dans la campagne sarde et Clochemerle, improbable village du Beaujolais? Ce que d'aucuns qualifieraient de phénomène de bandes dans certaines banlieues: la moitié du village contre l'autre pour des motifs qui ne remettent guère en cause le sort de l'humanité!

          Crabas, donc, en Sardaigne, est le théâtre du second roman de la jeune auteur (sarde) Michela Murgia intitulé La guerre des saints. Les héros du récit sont trois enfants dont l'amitié se scelle grâce aux jeux qui les réunissent dans les rues du petit village, notamment pendant les vacances d'été. C'est d'ailleurs le début du roman et cet aspect de l'amitié par le jeu qui me paraissent le mieux traités dans le livre.

          Et voilà que cette amitié est menacée par le projet de l'évêque du coin de créer une seconde église et donc une seconde paroisse dans cette bourgade de neuf mille âmes. Conséquence immédiate: les O'Timmins et O'Hara à la mode sarde s'affrontent pour ou contre leurs saints respectifs (la Vierge et le Christ). La procession annuelle sera le point d'orgue de cette rivalité.

          Récit court, frais et qui démarre bien mais dont l'issue est peut-être un peu moins bien maîtrisée selon moi. Récit d'apprentissage dans une Sardaigne qui, somme toute, dans ses moeurs, sa magie et ses querelles "picrocholines" renvoie le lecteur à sa propre expérience de l'enfance, dans le Beaujolais ou ailleurs.

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12 mars 2013 2 12 /03 /mars /2013 11:04

          YersinDans la famille Pasteur, je demande le fils voyageur. Il est moins connu qu'Emile Roux ou que Calmette (celui du BCG) mais il a contribué autant que les autres à diffuser l'oeuvre, la pensée et les méthodes du père de la microbiologie moderne. Il s'agit d'Alexandre Yersin, découvreur du bacille de la peste et du vaccin pour s'en protéger. Son itinéraire vient d'être retracé dans le dernier livre de Patrick Deville, Peste & Choléra.

          Dans un style nerveux, direct, au présent, l'auteur nous immerge dans une sorte de reportage sur les pas d'un savant qui avait la "bougeotte" et qui fut non seulement un grand microbiologiste mais un touche-à-tout des sciences. Patrick Deville, d'ailleurs, se place au plus près de son personnage puisqu'il apparaît lui-même dans la narration sous la forme du "fantôme du futur", artifice littéraire qui permet au lecteur de pénétrer dans l'intimité de la pensée et de l'action de Yersin.

          Ce savant d'origine helvétique passera une grande partie de sa vie loin de l'Europe, installé en Indochine où il sera médecin, marin, explorateur, chimiste, astronome, planteur (d'hévéas et d'arbres à quinine...). "Ce n'est pas une vie que de ne pas bouger": ce mot du savant donne le ton d'un récit qui alterne constamment entre le passé de Yersin et le présent de son dernier séjour en Indochine.

          C'est aussi à un bref panorama de la science du début du XXème siècle que nous convie l'auteur, une époque de pionniers et d'innovation comme le monde en a rarement connue. Une époque de confiance dans le progrès scientifique aussi que les tourments des deux conflits mondiaux vont mettre à mal. Ces deux guerres qui furent comme la peste et le choléra du siècle dernier!

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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 15:00

          Belle-de-jour

 

          Nous avons tous en mémoire le film de Luis Bunuel avec l'inoubliable Catherine Deneuve (que nous l'ayons vu ou non d'ailleurs) mais Belle de Jour, c'est d'abord un roman de Joseph Kessel, romancier un peu oublié de nos jours mais qui mérite une redécouverte. Enfant j'ai lu, comme tant d'autres, Le Lion du même Kessel et j'en garde le souvenir d'une lecture exotique et poétique, l'appel d'un ailleurs qui fait toujours rêver un gamin. Je voulais le relire et c'est ainsi que je suis tombé sur Belle de Jour: je ne le regrette pas! Comme ce roman a dû paraître "sulfureux" en 1928! A tel point que l'auteur s'est obligé à écrire une préface a posteriori afin, écrit-il, de "dissiper le malentendu".

          Pensez-donc! Il s'agit de l'histoire d'une jeune femme, Séverine, bien sous tous rapports, bourgeoise comme il faut, mariée à un jeune, tendre et séduisant chirurgien qu'elle aime mais avec qui elle n'éprouve guère de plaisir; au hasard d'une conversation, elle découvre l'existence d'une maison de passe où elle finit par se prostituer mais seulement l'après-midi, d'où son surnom de Belle de Jour, à la recherche de plaisirs interdits qui provoquent en elle une jouissance ignorée. Elle commence alors à mener une double vie mais progressivement, elle parvient de moins en moins à maintenir étanche la cloison entre ses deux existences jusqu'au jour où...

          L'analyse du parcours "psychologique" de Séverine est d'une extraordinaire subtilité, sa lente descente aux enfers tient le lecteur dans une tension permanente. Le récit s'accélère progressivement, un peu à la même vitesse à laquelle le goût du vice progresse chez Séverine: les dernières pages se lisent comme un thriller contemporain dans un vertigineux enchaînement des circonstances qui nous conduisent jusqu'au drame final... mais chut! Ne dévoilons pas au grand jour tous les secrets de la Belle!

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9 mars 2013 6 09 /03 /mars /2013 18:04

              Mo YanLorsqu'un prix Nobel de littérature porte un nom de plume qui signifie "celui qui ne parle pas", on devine qu'on est en présence d'un écrivain au moins bavard, sinon beau conteur (pour ne pas dire beau parleur!). Les parents du petit Mo Yan, dans leur campagne du Shandong, au moment de la Révolution culturelle, lui ont inculqué le silence hors de la maison sous peine de... Qu'ils en soient éternellement loués pour ce que ce silence imposé a donné à la littérature de belles narrations!

          Dans Le veau suivi de Le coureur de fond c'est d'ailleurs cette période de l'histoire chinoise, "où mille fleurs devaient s'épanouir" et qui se sont bien vite fanées, que Mo Yan met en scène, à travers les yeux d'un petit garçon turbulent dans un village de la campagne profonde. Le gamin est espiègle, il est porteur de l'esprit frondeur de l'écrivain qui porte un regard à la fois critique et presque amusé sur les aberrations d'un système communiste qui réglemente jusqu'à l'élevage du bétail, qui fait l'éloge de la paysannerie tout en la maintenant dans sa pauvreté et son ignorance et qui qualifie de "droitière" toute personne aux idées non réglementaires.

          Dans le récit de Mo Yan, on sent combien chacun mesure ses paroles, évite de trop parler et organise son existence en référence aux consignes du parti dans la crainte de déplaire au premier petit fonctionnaire ou membre de comité de surveillance venu. Réflexes d'autant plus prompts à se manifester qu'ils sont manifestement conformes à une culture millénaire de la tyrannie venue d'en-haut et de la volonté de ne jamais perdre la face (comme ce vétérinaire qui castre un veau contre son gré et que la mort de l'animal rend coupable aux yeux des autorités). Le tout avec un sens du détail et de l'humour aux dimensions universelles et qui nous rend le récit proche et familier en dépit de l'écart culturel qui nous sépare de la Chine.

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Quatrième De Couverture

  • : Livres-sur-le-net
  • : Blog sur lequel sont publiées des oeuvres de l'auteur (sous forme de feuilleton) ainsi que des articles sur les livres qui comptent pour l'auteur. L'envie de partager l'amour de lire et d'écrire.
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Parole d'auteur

"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

"Assez curieusement, on ne peut pas lire un livre, on ne peut que le relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est un relecteur."

 

    Vladimir Nabokov in Littératures

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