Il en était encore à hésiter sur la décision à prendre, lorsque deux petits coups légers furent frappés à la porte de sa chambre. Porfirio demeura immobile, fixant de ses yeux démesurément ouverts la faible clarté qui montait de la rue, là où la vie nocturne commençait. Il n'avait pas entendu les deux coups. Mais la porte s'ouvrit sans attendre sa réponse et Valentine Aubry se glissa à l'intérieur de la chambre Vert-Directoire, comme elle le faisait presque tous les soirs. Elle portait une lampe à pétrole qui l'entourait d'un halo lumineux et révélait avec une netteté cruelle un visage déjà fripé et jauni par la vie. Elle semblait flotter dans une robe mal ajustée, dont les couleurs incertaines la rendaient presque invisible. L'apparition d'une lueur dans l'obscurité de la pièce rompit le charme qui immobilisait Porfirio depuis déjà un long moment. Il détourna son regard de la rue pour le poser avec lenteur sur l'intruse. Elle revenait donc encore ce soir ! Pourquoi cette obstination insatiable ? Valentine Aubry s'installa au pied du lit et déposa délicatement la lampe sur le sol. Immédiatement les ombres s'allongèrent donnant encore plus de mystère aux recoins de la chambre. Sur le visage de Valentine, légèrement déformé par les effets de lumière, s'épanouissait un sourire engageant. Son nez retroussé et vulgaire palpitait d'une frémissante curiosité. Ses cheveux tirés en un chignon approximatif laissaient à découvert des rides déjà profondes. Malgré tout, le souvenir d'une certaine beauté tremblait encore au fond de ses yeux, grands et humides. Entre temps, Porfirio avait ramené son regard vers la fenêtre et ses yeux avaient sombré dans l'indifférence. Brisant le silence de la nuit, la douce voix de Valentine Aubry s'éleva soudain :
« Mon cher Porfirio, comment allez-vous ce soir ? Bien, je l'espère ? Nous allons bientôt servir le dîner. Mais je voulais passer prendre de vos nouvelles auparavant. Mon Dieu ! Veuillez me pardonner, je ne parle sans doute pas assez fort ! Et maintenant, cria-t-elle subitemment, m'entendez-vous, mon ami ?
- Je vous entends, madame, inutile de hurler, grogna-t-il en songeant qu'elle répétait les mêmes idioties chaque soir – au moins une qualité, ma constance !
- Oh ! Pardonnez-moi mais j'ai parfois l'impression que ma voix est si faible ! Placido me le fait toujours remarquer ; notez bien qu'il rajoute aussitôt que j'ai une voix de velours, ce qui me fait bien plaisir. »
Une voix de velours et une langue de vipère : pauvre Placido, ces misérables compliments ne pouvaient tromper que lui. Porfirio poussa un soupir et ne répondit pas. Valentine, qui guettait la moindre réaction du vieil homme, s'empara du soupir furtif pour se mettre à nouveau à pépier avec bonne humeur :
« Je vois qu'on a un petit coup de fatigue le soir venant, n'est-ce pas ? Nous sommes tous dans le même cas à nos âges. Et puis, on a peut-être une petite faim ? Ce serait somme toute normal car il est déjà loin le repas de midi. Tenez, à ce propos, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais la cazuelaétait une vraie réussite, ma mère n'a vraiment pas perdu la main. »
C'est vrai, elle était même excellente cettecazuela ! Mais ce n'est pas pour me vanter les mérites de la cuisine Aubry qu'elle a fait le déplacement, la petite madame. Voyons si elle va me parler de sa fille adorée...
« D'ailleurs, Audeline, mon petit trésor, en a repris deux fois, ce qui n'est pas dans ses habitudes ! »
Gagné ! Quel génie vous faites, Porfirio ! Non, je vous en prie, le scénario était cousu de fil blanc, je n'ai vraiment aucun mérite.
« Tiens, elle m'a d'ailleurs parlé de vous au cours du repas. Vous savez que la chère petite vous adore... »
La pauvre enfant, je dois lui faire horreur...
« … et elle ne manque pas une occasion de dire un mot gentil sur vous. C'est tout à fait touchant. D'ailleurs, elle m'aurait volontiers accompagné ce soir pour vous saluer. Mais je dois me montrer sévère avec elle car ses leçons de piano ne me donnent pas entière satisfaction. Aussi ai-je dû lui refuser ce petit plaisir qui vous eût également comblé. J'en ai eu le cœur vraiment serré, je vous le confesse. Hélas ! le rôle d'une mère n'est guère facile ! »
Quel plaisir de s'asseoir non loin du piano, de laisser son âme s'imprégner de cette musique divine, et de voir ses doigts de fée courir sur les touches avec tant de grâce ! Ah ! Si au moins je pouvais mieux l'entendre !
« Remarquez, je ne me plains aucunement : c'est une enfant merveilleuse, attentive et respectueuse... »
Aimable Audeline, as-tu vraiment le choix ?
« … c'est un vrai plaisir que d'être la mère d'une enfant si sage. J'en fais souvent la remarque à Placido. D'ailleurs mon époux n'a jamais l'occasion d'élever la voix contre elle... »
Il a bien trop à faire entre une épouse revêche et une belle-mère tyrannique. Mais va-t-elle en finir ? Je commence à sentir mon estomac crier famine, moi !
« Chère madame, pardonnez-moi, l'interrompit-il, mais je n'ai pas saisi tout ce que vous me disiez. Aussi, je n'ose guère vous répondre de peur de répondre à côté.
- Soyez sans crainte, mon cher Porfirio, glapit Valentine en étirant son sourire le plus doucereux, je vous parlais de tout et de rien, pas grand-chose d'important en tous les cas. Mais j'en oubliais l'heure ! Mon Dieu ! il est temps de descendre pour le dîner, vous devez mourir de faim !
- En effet, je mangerais bien volontiers, répondit immédiatement Porfirio. »
Pour la première fois, il tourna la tête vers Valentine en essayant de lui sourire aimablement mais il ne réussit qu'à agiter toutes ses rides en une effrayante grimace. Valentine Aubry poussa un petit cri, surprise autant par le rictus de Porfirio, rendu plus terrifiant encore par les effets de clair-obscur, que par sa réponse sans ambiguïté. Puis elle se baissa en hâte pour reprendre sa lampe, laissant deviner au vieil homme la blancheur laiteuse d'une nuque parcourue d'un fin mais abondant duvet noir. Alors, avec vivacité, elle glissa son bras gauche sous le coude droit de Porfirio et l'obligea, plus qu'elle ne l'aida, à se redresser. Et ensemble, bras dessus dessous, ils sortirent de la chambre Vert-Directoire, comme un vieux couple réconcilié.