X - LES ECLATS D’UNE VALSE
A bien des égards, La Montée-sur-Cueille n’était pas un village ordinaire. Certes, il y avait bien cette petite rivière qui coulait si paisiblement à ses pieds. Mais une rivière si cruelle parfois, une rivière qui charriait tous les remords du village, une rivière aux eaux troubles certains jours. Il y avait aussi toutes ces morts curieuses qui étaient l’histoire du village, cette histoire à nulle autre pareille. Pourtant, La Montée-sur-Cueille s’apprêtait à fêter la Saint-Jean comme tant d’autres villages des alentours, avec entrain et musette. Le grand chapiteau blanc était la représentation la plus visible d’une agitation et d’une activité patientes et discrètes. Depuis des années, les habitants de La Montée mettaient tous leurs espoirs dans ce jour de liesse, comme si cette grande fête qui réunissait tout le village avait la vertu de le purifier de la malédiction qui s’était emparé de lui depuis la mort d’Emilienne Deschamps. Et il est vrai qu’elles furent nombreuses les années où l’on n’eut pas à déplorer la moindre mort suspecte. Mais il n’était pas moins certain qu’il y eut aussi des années où, les lampions du bal à peine soufflés, la mort revenait frapper là où on l’attendait le moins. Certains villages avaient leur procession, d’autres leur carnaval : le bal de la Saint-Jean, à La Montée, unissait tous les habitants dans un même recueillement et une même allégresse. Tandis que de grands feux brûlaient dans les champs, la place de la mairie vibrait des accords des valses musette, éclats de rire d’un village qui voulait croire que les jours les plus sinistres avaient coulé avec les remous de la Cueille.
C’était sans doute là le cours que suivaient les pensées de Me Gaillac qui surveillait les ultimes préparatifs du bal à travers les vitres de son bureau, dont le verre parsemé de bulles donnait à la place de la mairie des perspectives inattendues. Après toutes ces journées d’agitation et d’inquiétude, le notaire qui n’aimait rien d’autre que l’ordre, le silence et la lecture, avait éprouvé un besoin viscéral de s’isoler avant la dernière épreuve qui l’attendait ce soir-là, lorsque le jour tomberait sur La Montée-sur-Cueille. Tout en gardant un œil inquiet sur le grand chapiteau blanc, son petit menton replet appuyé sur son poing fermé, il revoyait tous les bals des années passées qui, dans sa mémoire, se superposaient jusqu’à ne faire qu’une seule et unique fête où se croisaient parents, enfants et grands-parents, tous âgés d’une vingtaine d’années, cet âge où danser est aussi nécessaire que découvrir la vie et l’amour.
Tandis que six heures du soir sonnaient discrètement à la pendulette dorée qui ornait le dessus de l’imposante cheminée de son bureau, le maire de La Montée soupira à plusieurs reprises. Avec nostalgie, un peu de fatigue et avec une sorte de contentement discret mais bien réel. Il serait donc le maire de la grande réconciliation ! Son entregent, dont il n’était pas peu fier, avait fini par triompher des vieilles rancoeurs. Un Fontanier était officiellement convié au bal avec l’assentiment du conseil municipal ! Dans son esprit, il ne faisait d’ailleurs aucun doute que Pierre Fontanier serait ce soir parmi les danseurs qui tournoieraient sous le grand chapiteau. Comme il aurait blêmi s’il avait deviné les hésitations de Pierre et l’opposition farouche de Ferdinand Fontanier ! Mais rien n’aurait pu troubler la sérénité de Me Gaillac en cette fin de journée de juin tandis qu’au dehors, on entendait les derniers coups de marteau du garde champêtre.
De l’autre côté de la place, Gilberte Sauvegrain s’apprêtait à fermer boutique. Il ne restait que la vieille demoiselle Blanc qui n’en finissait pas de remettre son porte-monnaie dans un immense et vieux sac en cuir qu’elle portait pendu à son bras depuis des années. « Sans doute dort-elle avec ! » se demandait parfois Gilberte. Et tandis qu’elle plongeait son bras maigre dans les profondeurs du sac, la vieille dame ne cessait de jacasser, ressassant toujours les mêmes petites histoires, les mêmes petits tracas et tous ses petits soucis domestiques. Tout en la poussant courtoisement mais fermement vers la sortie, Gilberte ne prêtait aucune attention aux radotages de mademoiselle Blanc. Elle avait les yeux fixés sur le grand chapiteau blanc, songeant déjà aux airs de valse sur lesquels elle danserait dans son beau tailleur crème. Cela faisait sans doute une vingtaine d’années qu’à l’approche de la Saint-Jean, elle faisait vœu de se faire faire une tenue particulière pour l’occasion ; et autant d’années qu’au dernier moment, elle ressortait le tailleur crème qu’elle avait acheté à la ville le jour de ses vingt ans, lorsque ses parents l’y avait emmenée pour la première fois. Le tailleur avait subi mille reprises et ajustements tout au long de ces années et, en somme, on pouvait presque croire, à chaque bal, qu’il s’agissait d’une tenue différente.
Comme si elle avait lu dans les pensées de la boulangère, la vieille demoiselle Blanc s’approcha enfin de la porte en ricanant :
« Ah ! je vous demande bien pardon, chère madame Sauvegrain ! Quelle vieille bête je fais décidément ! Vous avez encore à vous habiller pour le bal, n’est-ce pas ? Hum !…et dans quelle nouvelle et splendide tenue vous y verra-t-on cette année, rajouta-t-elle perfidement en clignant ingénument de ses yeux larmoyants ?
- C’est-à-dire… Mais, voyons, chère mademoiselle Blanc, je vous en ferai la surprise à l’ouverture du bal, rétorqua Gilberte Sauvegrain qui n’ignorait pas que la vieille femme n’allait plus au bal depuis longtemps. Alors à tout à l’heure ! »
Et sans même laisser mademoiselle Blanc répliquer, elle ferma en toute hâte la porte de la boutique dans le dos de sa cliente. Tout en traitant la vieille dame de tous les noms, elle s’empressa de mettre la boutique en ordre puis de grimper à l’étage où Bérengère devait l’attendre. Car cette année, Claude Sauvegrain avait décrété que sa fille avait l’âge d’accompagner ses parents au bal de la Saint-Jean.
Gilberte passa avec précaution devant la porte de sa chambre car, à cette heure, Claude Sauvegrain dormait à poings fermés. Elle ne le réveillerait qu’un peu plus tard. Sous ses pas, le parquet se mit à gémir affreusement et malgré l’habitude prise depuis des années, elle ne parvenait pas à éviter les lattes les plus bruyantes. Cependant, depuis des années aussi, aucun grincement n’avait jamais réveillé le boulanger. Et comme un petit jeu entre eux, à son réveil, il se plaignait pourtant d’avoir une fois de plus été réveillé par tout le vacarme qu’elle faisait après la fermeture de la boutique.
Mme Sauvegrain s’arrêta un bref instant devant la chambre de sa fille puis elle donna un coup léger contre le battant, si léger qu’il ne pouvait qu’être inaudible, et sans attendre le moindre encouragement, elle entra. Assise au pied de son lit, Bérengère avait la tête inclinée sur sa poitrine, comme en prière. Et cependant, elle ne priait pas. Elle pleurait. Gilberte Sauvegrain eut un haut-le-corps car les larmes de sa fille l’émouvaient plus qu’elle ne voulait en convenir ; mais elle s’agaçait aussi de ces chagrins si fréquents et sans raison particulière.
« Es-tu prête, lui demanda-t-elle sur un ton plus sec qu’elle n’aurait souhaité ?
- Oui, murmura Bérengère en relevant soudain son visage baigné de larmes.
- Qu’as-tu donc encore, grommela Gilberte au comble de l’agacement ?
- Ce n’est rien, je t’assure… juste un peu d’angoisse. C’est mon premier bal après tout. »
Mme Sauvegrain ne répondit rien. Elle examinait sa fille qu’elle trouvait plutôt jolie dans sa robe blanche toute simple, à peine décolletée et qu’un contour de fine dentelle faisait paraître comme un prolongement naturel et soyeux de sa peau pâle comme le lait. Pourtant, Gilberte n’eut que cette remarque :
« Arrange donc un peu ta coiffure, que tu donnes peine à voir ! »
Bérengère ne répondit même pas à sa mère et son visage retomba lentement sur sa poitrine. Gilberte attendit un instant puis, devant l’immobilité de sa fille, elle sortit de la chambre, à la fois ravie et agacée de voir sa fille si jolie dans sa tenue. Avec son vieux tailleur crème, elle serait bien loin d’attirer autant les regards. Décidément, c’était bien la dernière année qu’elle mettrait cette tenue défraîchie !
Bérengère ne savait pas exactement pourquoi elle s’était mise à pleurer en se voyant dans le miroir. Peut-être cette insupportable attente de quatre jours qui l’avait presque tenue éveillée chaque nuit ? Et puis la robe que sa mère lui avait fait confectionner lui allait si bien… Elle s’en trouvait presque effrayée. Tant de sentiments nouveaux et étranges dilataient son cœur depuis plusieurs jours. Elle ressentait bien encore sa mélancolie ordinaire, tapie au plus profond de son âme mais c’était un peu comme lorsque, dans une mare fangeuse et verdâtre, on lance un gros pavé : les beaux ronds dans l’eau repoussent la laideur verte et visqueuse de l’eau stagnante. Et pendant un moment, l’eau n’est plus trouble. Depuis que Pierre lui avait adressé la parole, un vague sentiment d’allégresse avait envahi le cœur de Bérengère. Bien sûr, elle ne cessait de douter de tout, d’elle-même, de Pierre et du monde entier. Pourtant, à la veille de son premier bal, elle osait vouloir être heureuse enfin. Pour cela surtout elle pleurait. Après un long moment, bien des minutes après le départ de sa mère, Bérengère Sauvegrain redressa son cou comme un jeune cygne qui va enfin prendre son envol. Au-dehors, on entendait déjà les premiers accords de l’orchestre, sous le chapiteau blanc ; les éclats d’une valse, répétés à l’envi, heurtaient amicalement les carreaux de Bérengère comme si sous ses fenêtres, c’était Pierre qui lançait des petits cailloux. La jeune fille se leva prestement et s’en vint guetter derrière ses rideaux : la place était vide encore et sous la grande tente blanche, on devinait une agitation de dernière minute, dans la lueur tremblotante des lampions qu’on venait juste d’allumer. Car déjà, le ciel d’été s’obscurcissait doucement.
***
On avait déjà beaucoup dansé. La nuit n’avait guère fraîchi et sous le chapiteau, l’air était lourd de tous ces corps en mouvement. L’orchestre entamait une nouvelle valse et Pierre Fontanier n’avait pas encore invité Bérengère Sauvegrain. Il était seul, assis près de l’entrée de la grande tente blanche. Au début du bal, Me Gaillac était venu le saluer et avait fait l’effort, qu’il considérait hautement diplomatique, de prendre une chaise et de rester à discuter auprès de Pierre pendant une bonne vingtaine de minutes. Tandis que les deux hommes ne parvenaient pas à échanger plus de dix mots consécutifs, le maire songeait que chacun devait l’observer et qu’il accomplissait là un geste politique historique, une manœuvre stratégique qui resterait gravée dans les annales du village. Une nuit de la Saint-Jean à marquer d’une pierre blanche. La nuit de la réconciliation pour La Montée-sur-Cueille. Puis Me Gaillac avait dû ouvrir le bal en prononçant quelques mots : cela lui avait permis de s’éloigner de Pierre d’une manière tout à fait naturelle et convenable, qui ne pouvait faire l’objet d’aucune interprétation défavorable ni donner lieu à aucun sous-entendu malveillant. Tout au contraire, il profita de l’allocution pour, une fois encore, s’adresser à Pierre Fontanier, lui souhaiter la bienvenue d’un ton qu’il voulut extrêmement cordial, propice à encourager cette réconciliation des Fontanier avec les habitants de La Montée. D’ailleurs, il n’avait perçu aucune hostilité dans l’auditoire, tout au plus une attention polie, une réserve bien compréhensible. Il ne fallait pas non plus aller trop vite en besogne. Ce bal n’était qu’une première étape sur le long chemin des retrouvailles.
Puis Me Gaillac, une fois le bal ouvert, avait commencé à faire le tour de ses concitoyens et il n’était plus retourné auprès de Pierre. Et c’est ainsi que le jeune homme s’était retrouvé seul, près de l’entrée, aussi seul qu’à son arrivée. Car, au dernier moment, son père avait empêché Irène d’accompagner son fils, secret espoir qu’elle entretenait depuis plusieurs jours. Si Pierre en avait éprouvé de la rage contre Ferdinand, il en ressentit aussi un peu de soulagement : la présence de sa mère l’aurait embarrassé. Il avait quitté la ferme en faisant semblant de ne pas apercevoir les larmes d’Irène. En arrivant sur la place de la mairie, il l’avait déjà oubliée.
Lorsqu’il pénétra sous le chapiteau, il y avait encore très peu de danseurs. Il avait choisi cette place près de l’entrée pour apercevoir Bérengère dès qu’elle ferait son apparition. Les personnes qui s’engouffraient peu à peu sous le chapiteau soit ne prêtaient pas attention au jeune homme soit le saluaient d’un air distant. Et Pierre restait isolé sur sa chaise, guettant Bérengère. Le geste de Me Gaillac le laissa indifférent car il n’avait rien à dire à cet homme qui, jadis, ne le saluait jamais dans les rues de La Montée. Sa présence d’ailleurs l’obligeait à détourner son attention de l’entrée du chapiteau et lorsque le maire se leva pour s’en aller ouvrir le bal, Pierre se rendit compte que les Sauvegrain étaient déjà arrivés et qu’il avait manqué l’apparition de Bérengère.
Elle était assise entre ses parents, pâle dans sa robe blanche comme un lys fragile. Elle tenait ses yeux obstinément fixés sur le bout de ses escarpins vernis. L’orchestre entonna la première valse, quelques danseurs s’élancèrent sur la piste et Bérengère demeura immobile. Pierre ne la quittait pas du regard mais pas un instant, elle ne releva son blanc visage pour le regarder. Tandis que la musique virevoltait entre les chaises, emplissait tout le chapiteau et s’éparpillait bientôt sur la place de la mairie, tandis que La Montée-sur-Cueille frémissait d’allégresse aux éclats de la valse, Bérengère semblait absente, presque transparente. Pierre savait que tant qu’elle ne l’aurait pas regardé, il ne trouverait pas la force ni l’audace d’aller l’inviter à danser. Comme s’il attendait de sa part un signe d’acceptation ou un geste de soumission. Dans son absolue immobilité, elle était aussi blessante, pour lui, que dans son absence au rendez-vous de l’autre soir.
Les valses s’enchaînaient. Pierre restait isolé sur sa chaise, portant sur ses épaules le poids du mépris que tout un village continuait de vouer aux Fontanier. Ce n’était pas la solitude, au milieu de cette foule joyeuse et bruyante, qui rendait plus sensible à son cœur cette éternelle rancœur. Il n’y avait plus à ses yeux, désormais, que la désobligeante indifférence de Bérengère. Un être seul personnifiait toutes ces années de souffrance et de haine qui avaient accablé son grand-père puis son père et enfin sa mère. Un être aussi innocent que lui, cette blanche Bérengère, assise modestement, telle une sainte, entre les deux gardiens de la loi qui régnait depuis toujours à La Montée-sur-Cueille. Comme elle était belle dans cette absence immaculée et combien pourtant il la haïssait de cette innocence mensongère !
Tandis que l’orchestre résonnait maintenant des éclats somptueux d’une valse viennoise, Pierre Fontanier, parvenu au bout de sa solitude, de cette séculaire solitude qui mortifiait sa famille depuis l’origine des temps montésiens, Pierre Fontanier avait abandonné sa chaise solitaire et se tenait immobile devant le front pudiquement incliné de Bérengère Sauvegrain. Pierre ignora le regard furibond de Claude Sauvegrain et d’un bras ferme, il saisit la main offerte de la jeune fille en blanc. Il la força avec douceur à se lever, à s’élever à sa hauteur. Alors seulement elle mit ses yeux dans les siens et s’abandonna à sa détermination. Plus rien désormais n’allait entraver la force du destin. Le couple s’enlaça dans le rythme exaltant de la valse comme deux cygnes, l’un blanc l’autre noir, dans une mortelle parade d’amour. Car l’un comme l’autre savaient depuis toujours l’agonie qui s’annonçait. C’était l’ultime partition d’une lente tragédie que La Montée-sur-Cueille vivait depuis la mort d’Emilienne Deschamps. Bérengère et Pierre tournaient sur eux-mêmes au rythme des derniers accords parfaits d’une valse funèbre. Les yeux de Pierre disaient toute la haine et tout l’amour que la jeune fille faisait vivre en lui et Bérengère, timide et ignorante, triste d’une éternelle et blanche mélancolie, croyait lire sur les lèvres mystérieuses du jeune homme le même sourire que celui qui flottait sur le visage émacié du Christ en agonie, dans la petite église du XIème siècle.
Autour des deux danseurs, tout le village observait, perplexe, ce rapprochement inattendu entre une Sauvegrain et un Fontanier. Me Gaillac souriait déjà, un regard de triomphe derrière ses lunettes : sa politique de la réconciliation portait enfin ses fruits, aux accords d’une valse de Strauss qui plus est ! Là où le marquis de La Motte ou Gaston Deschamps avaient échoué, lui avait réussi : il vengeait ainsi son père que l’on avait toujours empêché d’accéder à la charge suprême. Enivré par les accents princiers de la musique, Me Gaillac n’en pouvait plus d’orgueil. A ses côtés, Gilberte Sauvegrain se sentait tour à tour mère émue devant les premiers pas de danse de sa fille et épouse indignée d’un Sauvegrain qu’offensaient les prétentions d’un fils Fontanier. Néanmoins, son beau visage de Bouddha impassible ne reflétait aucune émotion comme si elle avait devant les yeux un simple couple de cygnes traçant d’harmonieuses arabesques sur un lac. Un peu en arrière, en revanche, Claude Sauvegrain ouvrait des yeux exorbités par l’indignation et la couleur pourpre qui faisait de vilaines tâches sur ses joues pleines annonçait un violent et prochain orage. Et ainsi, en observant de près la physionomie de chacun des participants au bal, qui s’étaient comme figés devant la scène presque impossible à croire, on aurait pu aisément comprendre que les Montésiens n’avaient pas encore emprunter le chemin de la réconciliation.
Cependant, aucun d’eux n’aurait pu imaginer le tour tragique qu’allaient prendre les événements. Seul Pierre Fontanier avait pressenti dès son retour au village que la tragédie était tapie dans l’ombre et que l’histoire de La Montée-sur-Cueille suivait les mêmes méandres que la rivière. Jamais on ne change le cours d’une rivière et qui en prend la redoutable initiative doit s’attendre, parfois, à de bien cruelles représailles. Seul Pierre Fontanier savait combien était violent le ressentiment qui s’abritait sous le masque d’une passion récente. Seul Pierre savait que Bérengère n’avait pas fait naître de l’amour en lui, seulement du désir. Depuis le rendez-vous manqué, au bord de la Cueille, Pierre Fontanier avait compris qu’il était incapable d’éprouver une forme quelconque d’amour pour Bérengère Sauvegrain. En tournoyant avec elle, sur un air frivole de Strauss, il se demandait ce qui aurait pu arriver si d’aventure, ce soir-là, Bérengère l’avait rejoint sous les grands arbres. Un bref instant, il ferma les yeux et derrière ses paupières fatiguées, il crut voir défiler trop vite les apaisantes images d’un bonheur au bord de la Cueille.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, les dernières notes de la valse s’enfonçaient dans le silence et Bérengère le regardait en souriant pour la première fois. Ah ! comme ce sourire lui était insupportable ! Il ne l’avait jamais vue sourire, même enfant. Lui revinrent des souvenirs cruels de la grosse fille du boulanger dont tous les enfants du village se moquaient. Il se rappela aussi qu’à cette époque, il la détestait parce qu’elle partageait avec lui seul le sort des enfants tenus à l’écart. Et il aurait tant voulu être dans le camp des moqueurs !
Ce sourire premier de madone triste lui donnait la nausée. Ses bras se raidirent sur la taille de Bérengère qu’il n’osait même plus serrer contre lui. Sans cet abominable sourire, il aurait peut-être pardonné à Bérengère d’être tout ce qu’elle était mais le sourire un peu figé de la jeune fille était en tous points semblable au masque indifférent que Gilberte Sauvegrain offrait chaque jour à sa clientèle. Et cette fille à laquelle il n’avait cessé de rêver depuis quatre jours, cette fille qu’il avait imaginée délicieusement blottie contre son épaule sous les grands saules de la Cueille, cette fille qu’il désirait tant posséder non seulement parce qu’elle l’attirait physiquement mais qu’il sentait aussi en elle une pureté fascinante, désormais il la tenait dans ses bras et ce n’était pourtant que du dégoût qui lui raidissait les bras pendant qu’il l’entraînait maladroitement dans les derniers tourbillons d’une valse. Bérengère souriait avec bonheur pour la première fois de sa vie sans doute et Pierre Fontanier sentait déborder en lui la haine que toutes les générations passées de Fontanier avaient inexorablement déposée dans le fond de son âme.
Tandis que l’orchestre vibrait encore des dernières mesures, tandis que Me Gaillac se rengorgeait devant le succès de sa politique, tandis que les Sauvegrain soupiraient de dépit à voir leur fille ainsi compromise, tandis que l’on commençait déjà à jaser entre soi sous le grand chapiteau, tandis que dans sa petite maison la vieille demoiselle Blanc soupirait d’aise en se retournant dans son lit solitaire, tandis qu’Irène et Ferdinand s’étaient enfermés dans un silence renfrogné, tandis que la Cueille coulait joyeusement au bas du village, Pierre Fontanier gifla à toute volée Bérengère Sauvegrain puis quitta le bal sans se retourner.