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17 février 2011 4 17 /02 /février /2011 18:35

Mme de StaëlUne biographie est de qualité lorsque l'on oublie que c'en est une et que l'on en tourne les pages comme celles d'un roman captivant.

Voilà mon sentiment en refermant la vie de Madame de Staël racontée par l'historien Michel Winock. Roman en vérité que la vie de Germaine de Staël, fille de Necker, dernier ministre de Louis XVI et dont la popularité n'aura d'égale que son impuissance à sauver le destin funeste d'une monarchie autiste.

Vie politique passée à défendre la liberté: dès les premiers jours de la Révolution, elle est du côté des sans grade et restera toujours opposée à toutes les tyrannies, celle de la Terreur comme celle de Napoléon Ier, ce qui lui vaudra des années d'exil.

Vie romantique aussi, en un temps où ce mouvement ne dit encore pas son nom: elle est d'un physique ingrat mais son charme et son agilité d'esprit mettront tous les hommes à ses genoux; elle est passionnée et exige le même excès dans les sentiments de ceux dont elle tombe amoureuse, jusqu'à les effrayer et les décourager!

Vie d'"intellectuelle", là aussi avant la lettre: elle tient salon (au sens XVIIIè du terme) et toute l'Europe des brillants esprits s'y précipitent; elle cultive au plus haut point l'art de la conversation brillante, "à la française" et elle en remontre à tous les grands esprits de son temps de Goethe à Chateaubriand; avec Benjamin Constant, elle forme le couple symbole du libéralisme de pensée et d'action.

Femme de lettres enfin, qui a beaucoup écrit, avec succès en son temps mais dont peu d'ouvrages sont arrivés intacts jusqu'à nos bibliothèque (qui d'entre nous a lu du Staël? qui connaît même De la littérature, De l'Allemagne?). 

C'est d'ailleurs ainsi que s'achève le livre de M. Winock, par cette question (titre du dernier chapitre): "Qui êtes-vous, Madame de Staël?" Assurément une femme remarquable, un peu oubliée et dont le combat pour la liberté peut encore aujourd'hui servir d'exemple.

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12 février 2011 6 12 /02 /février /2011 13:59

 

marronsOn la dit brune ou marron comme la prune ou le pignon.

Elle est la couleur de la terre qu'on laboure au printemps; elle est la couleur des campagnes à l’automne lorsque les bogues des châtaignes (vulgairement appelées les marrons) craquent sous les pieds des promeneurs; elle est la couleur des troncs d'arbres, piliers sombres de la forêt verte; elle est la couleur des gentlemen farmers vêtus de velours côtelé et d’écharpe Burburry; elle est la couleur de la biche aux abois coursée par les meutes des chasses d’octobre; elle est la couleur de l'ours qui plonge son muffle dans le miel en grognant de gourmandise; elle est la couleur des dames oiseaux, modestement parées auprès de leurs mâles multicolores; elle est la couleur du désert et de ses infinies étendues que les chameaux, ton sur ton, parcourent en tanguant.

Elle se dit parfois, non sans coquetterie, châtain; non sans gourmandise, chocolat (miam!); non sans connaissance picturale, bistre ou terre de Sienne; non sans nostalgie photographique, sépia; non sans sérieux, beige; non sans exotisme, acajou.

van dyck charles IElle se revendique de Van Dyck dans les portraits so british de Charles 1er d'Angleterre et elle est encore très british dans le quatrième roman d'Agatha Chrisitie, L'Homme au complet marron.

 

Elle est marron dans nos yeux et elle est brune dans nos cheveux.

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30 janvier 2011 7 30 /01 /janvier /2011 12:10

5262748545_2ae6a95477.jpgAprès Enfant 44, déjà commenté il y a quelques jours, voici Kolyma, second opus de Tom Rob Smith. Même décor: la Russie soviétique; même héros: un ex-agent du KGB un peu déboussolé. Mais l'époque a changé: un léger dégel ébranle l"URSS avec la publication du fameux rapport de Khrouchtchev en 1956. Et l'intrigue est moins policière que politique: une ancienne victime de Leo, le héros (du temps où il avait encore des certitudes), cherche à se venger et c'est un prétexte pour nous entraîner dans cette région éloignée de Sibérie, la Kolyma, dans l'antre d'un goulag ordinaire.

Mais dans ce second volet, un ressort est cassé. Le récit est moins haletant et le lecteur a de plus en plus de mal à trouver crédible l'enchaînement des épisodes. Oh! certes, ce n'est pas faute de nous servir quelques bonnes tranches d'atrocité afin de nous maintenir dans l'ambiance. Cela ne suffit pourtant pas à nous ôter le sentiment que cette histoire ne sait plus tout à fait comment s'achever. 

Splendeur et misères des suites... 

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29 janvier 2011 6 29 /01 /janvier /2011 17:03

 

stael les toits"Suis-je vraiment une couleur", se dit le gris?

 

" Les autres me le répètent sans cesse: je suis toujours dans l’entre-deux, ni aussi profond que le noir ni aussi éclatant que le blanc éclatant, juste un moment de passage, un simple temps neutre et fade où tout semble se confondre : « la nuit tous les chats sont gris », voilà tout ce qu'on trouve à dire de moi!

 

"Pourtant, je ne suis pas un simple faire-valoir du rouge, du bleu et de tous les verts de France et de Navarre! Regardez donc ce tableau de Nicolas de Stael, Les toits: le peintre a su rendre toute la subtilité de ma gamme chromatique pour évoquer une ville par-dessus les toits, un jour de temps couvert. Ah! oui, le temps, parlons-en: « il fait gris », « c'est la grisaille qui dominera aujourd'hui... », telles sont les remarques vexantes que font les commentateurs météo dès que les nuages envahissent le ciel et que le soleil, ce prétentieux doré, menace de disparaître.

 

"Mais qui habille de flanelle les femmes et les hommes les plus distigués de ce monde? L'élégance discrète n'est-elle pas toujours gris-perle ou gris-souris pour les gants ou les redingotes? Sait-on que pour l'hindouisme, je suis une couleur sacrée, associée à la fumée de l'encens qui porte vers les dieux les prières des hommes? Le petit vin gris d'Alsace est-il si mauvais? Et qui ne rêve d'avoir suffisamment de matière grise?

 

 

"Alors bien sûr, je dois sans cesse faire fasse aux pisse-froid qui font de moi le symbole de la tristesse, de la mélancolie et de la solitude parce que je suis couleur de la cendre et de la poussière, couleur des murs glauques de ruelles obscures. Lisez donc Les âmes grises, de Philippe Claudel, et vous me direz si vous sautez de joie à chaque page. Il n'est pas jusqu'à d'illustres poètes qui, bien souvent sans me citer expressément, me mettent en scène dans leurs poèmes remplis de sanglots et de désespérance. Ecoutez Verlaine dans Romances sans paroles et dites-moi si ce n'est pas le gris qui vous envahit:

 

Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !

 

"Sans parler des Fleurs du Mal de Baudelaire où un vers tiré de Spleen fait irresistiblement songer à votre humble serviteur: « […] Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle... »

 

"Autant dire que je m'attends à ce que nombre de lecteurs de cet article fassent « grise mine »!

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23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 16:05

Enfant 44Voilà quelques articles de là, j'avais évoqué un roman policier ancré dans l'univers du tango argentin. Dans le monde si divers et désormais si pléthorique de la littérature policière, mes pas de lecteur encore assez novice dans ce genre me conduisent, sur les conseils de mon épouse, au-delà du rideau de fer et au son de la balalaïka, sur les traces de Tom Rob Smith qui, dans Enfant 44, nous entraîne dans l'Union Soviétique l'année de la mort de Staline, aux côtés de Leo, un agent de la police politique tombé en disgrâce et qui s'acharne à élucider des meurtres en série de jeunes enfants.

On est évidemment assez loin de Tintin au pays des Soviets: peu de détails nous sont épargnés sur les aspects sordides de ces meurtres (je passerai sous silence le moment peu ragoûtant où le meurtrier fait rissoler l'estomac de l'une de ses petites victimes pour le donner à déguster à son chat préféré!). Il est vrai que la restitution de l'univers oppressant de la société soviétique de cette époque, fondée sur le soupçon et la délation chroniques, sonne assez juste et nous donne des envies d'anticommunisme primaire.

Avouons aussi que le récit est bien ficelé, sans longueurs, et nous pousse assez vite à dévorer les uns après les autres les chapitres, toujours assez courts, afin de connaître le dénouement: apparamment le signe habituellement considéré d'un roman policier de qualité. Même si, inexplicablement à mon goût, l'auteur se "tire une balle dans le pied" en nous révélant bien trop tôt l'identité du "serial killer" (ce que je me garderai bien de faire ici et maintenant). Du même coup, les cent dernières pages perdent sérieusement de leur saveur.

Saveur. C'est sans doute là-aussi que le bât blesse lorsque l'on considère le style! La comparaison ne soutient guère la route avec le roman de Vazquez Montalban, évoqué plus haut. De mon point de vue, et pour dire les choses avec modération, le style est, au mieux, "international". Je veux dire par là qu'il est aussi caractéristique de Tom Rob Smith qu'un hamburger de n'importe quel "fast food" du monde, qu'il nous soit servi à Buenos Aires ou... Moscou!

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22 janvier 2011 6 22 /01 /janvier /2011 09:18

 XI - L'EAU FRAÎCHE DE LA CUEILLE

 

 

 

          Sous le ciel rosissant, le village tout entier dormait encore d'un souffle paisible. Par-dessus les masses sombres des maisons, on voyait le clocher trapu de l'église que le soleil viendrait saluer en premier. En traversant la place de la mairie, on se heurtait au vaste chapiteau de toile, grande trouée claire parmi les murs obscurs. La brise matinale s'amusait à faire frémir cet immense drap écru comme la voilure d'un navire. Tout autour, le pied se heurtait aux débris de la fête qui donnaient à la place un air d’ivrogne au réveil. Et puis en descendant vers le pont de pierre, on entendait soudain le murmure monotone de la rivière qui paraissait pressée d'abandonner le village pour courir à la rencontre des arbres et des champs encore mal réveillés.

Pierre longeait la rive à travers les joncs bruyants. Il tournait maintenant le dos au village et s'éloignait d'un pas tranquille. La conversation solitaire et inépuisable de la rivière mettait un grand calme dans son cœur et il retrouvait soudain ses rêveries d'enfant. Son père détestait la Cueille, la cause de tous les malheurs de sa famille; elle avait ruiné les chercheurs d'eau, elle les avait vaincus dans l'abondance de ses eaux retrouvées. Chaque jour qui passait, Pierre Fontanier avait entendu son père maudire le cours d'eau; il connaissait le moindre détail du déluge qui avait emporté l'arche familiale. Mais chaque matin à son réveil, il se réjouissait d'enfreindre l'interdiction de son père et d'aller jouer au bord de la Cueille. Elle était sa compagne de jeu, elle était la confidente de ses peines d'enfant. Lorsqu'il partit pour l'Algérie, son seul regret fut de quitter la rivière.

Pierre s'arrêta brusquement, pris d'un désir vague. Il fit demi-tour et remonta vers le village à grandes enjambées. Il vint s'asseoir sur le parapet du petit pont de pierre. Et les jambes pendantes, il regardait le dos luisant de la Cueille qui remuait comme un animal fidèle. Il ne serait jamais revenu au village si la pensée de revoir la rivière ne l'y avait pas poussé. Son idée, lorsque la guerre l'avait enfin laissé libre de rentrer, avait d'abord été de partir à Paris avec des compagnons de régiment qui lui parlaient sans cesse de la grande ville. Puis une frayeur inavouée l'avait saisi et il avait renoncé. Il avait eu peur de ne pas revoir la Cueille. Et puis, il pourrait toujours rejoindre la capitale après quelques temps passés au village.

Dans le silence de l'aube, il sentait monter en lui le regret comme un flot de larmes longtemps contenu. Son retour avait tout brisé, il n'avait rien reconnu et même la Cueille lui paraissait un ruisseau mesquin. Il en avait trop rêvé lorsque allongé sur le sable brûlant d'un oued disparu, il croyait entendre au loin le frais refrain de la rivière. Un vide immense se creusait en lui lorsqu'il traversait les ruelles de ce village sans vie, lorsqu'il croisait les visages fermés de ces gens sans ardeur. Village maudit qui tenait sa famille à l’écart comme des parias. Il voyait chaque matin la tristesse infinie flotter dans les yeux d’Irène Fontanier. Et le silence de son père était insupportable. Les premiers jours, combien il avait aimé cette campagne tranquille et verte, le chant des oiseaux le matin ! Puis la solitude était venue, insidieuse et tenace. Alors, dans le silence des journées sans fin lui revenaient les mauvais souvenirs de la guerre. Abattu sur son lit étroit, les yeux grand ouverts sur le ciel vide de La Montée-sur-Cueille, il voyait l'étendue étincelante de la mer et le pays de lumière et de bruits où il avait perdu son innocence. Il avait vu des hommes mourir et peut-être en avait-il tué. Certaines nuits, il se réveillait trempé de sueur et tenaillé par l'angoisse, la gorge si sèche qu'il lui fallait deux ou trois verres de l'eau fraîche de la Cueille pour se sentir mieux.

Ses journées s'écoulaient d'elles-mêmes, sans hâte et avec résignation. Il avait voulu retourner dans les vignes, aider son père, s’oublier dans la tâche. Mais bien souvent, il s’abandonnait à de mauvais rêves et Ferdinand Fontanier devait le houspiller pour qu’il termine sa besogne. Vite, très vite, chacun s’était lassé et Pierre avait déserté le vignoble. Ce qu'il préférait, c'était marcher sans fin dans la vaste campagne qui entourait La Montée-sur-Cueille. Il reconnaissait pas à pas ses chemins d'enfance, ces grandes routes de l'aventure, les talus qui paraissaient des montagnes et les taillis qu'on imaginait peuplés de terrifiantes bêtes sauvages. Et au loin, les champs ondulaient comme un vaste océan aux reflets verts et or. A l'horizon enfin, commençaient des terres inconnues qu'on devinait derrière la ligne sombre des bois de Marcillat. Il marchait jusqu'à l'épuisement et ses pas finissaient toujours par le ramener à la Cueille qu'il remontait alors en se dirigeant vers le village.

Ces longues journées monotones s'illuminaient pourtant de la visite matinale qu'il rendait à Bérengère: elle lui apportait chaque fois un peu d'espoir et de courage. Il se souvenait difficilement d'une petite fille, un peu grosse et plutôt laide avec laquelle il n'avait jamais joué parce qu'entre les Sauvegrain et les Fontanier, les relations avaient la saveur du vinaigre. C'était une inconnue qu'il découvrait maintenant. Elle le regardait à peine mais lui savait tout de son visage pâle, de ses yeux baissés que l'on devinait sombres et de ce flot insoumis de cheveux qui dégringolait dans son dos. Il quittait la boulangerie sans lui avoir dit un mot mais avec les yeux éblouis pour le reste du jour. Il rangeait précieusement son petit briochon et avec lui, le souvenir sucré de l'entrevue matinale. A l'heure du repas, cette brioche accompagnant son café fondait sur sa langue comme un long baiser donné par Bérengère Ce baiser qu'il ne lui donnerait jamais. Cette entrevue quotidienne et silencieuse, le cri bleuté d'un regard lancé à la dérobée, l'échange sacré d'un briochon chaud, ce rituel lui suffisait et le comblait. Que pouvait-il lui dire de si beau que ses yeux ne lui avaient déjà maintes fois avoué?

Les premières semaines, Bérengère avait été son rêve et ce rêve s'accomplissait quotidiennement, sans surprise, dans une douce et sereine habitude. Avant même de pousser la porte de la boulangerie et d'entendre l'amical accueil de la clochette, il voyait déjà le regard qu'elle poserait sur lui, il devinait le geste solennel de ses mains qui viendraient doucement soulever le briochon, il attendait le mouvement mille fois répété des doigts fins glissant sur le papier et le pliant prestement et il bénissait l'offrande de ce paquet si tendrement tendu et qu'il prendrait avec délicatesse et reconnaissance. Chaque matin, il devenait un peu plus prisonnier de cette aimable coutume. Dans cette cérémonie sans parole, Bérengère était à lui entièrement, sans retenue ni pudeur. Et ce don matinal du briochon lui procurait une jouissance si forte que, plus d'une fois, il sortit de la boutique les jambes flageolantes et l'esprit stupide.

Sans doute eût-il fallu peu de chose, un sourire plus appuyé, le frôlement imperceptible mais prolongé de leurs mains pour que leur destin basculât; sans doute aussi le pressentaient-ils avec délice et avec terreur. Mais il était si facile de laisser couler les jours dont la régulière succession procurait la tranquille assurance que, le lendemain, on allait refaire les mêmes gestes, guetter les mêmes attitudes, en somme refaire éternellement le même chemin parce que c'était celui qu'on avait choisi à l'origine, un peu par hasard et un peu pour ses agréables détours. Au fil des jours, pourtant, il avait senti monter en lui d’autres sentiments à l’égard de cette jeune fille effarouchée. Lorsqu’il guettait ses yeux baissés et ce regard fuyant, il voyait aussi l’éternel mépris du village pour sa famille. Elle était comme tous les autres, elle refusait sa présence ; elle le tenait à distance dans ce mutisme impénétrable. Certains jours, une fois le seuil franchi, il en rageait et traversait la place de la Mairie à grandes enjambées de colère. Et puis, l’homme en lui en était venu aussi à la désirer, à vouloir s’approprier ce corps intouchable et lointain. Certains matins, face au comptoir qui les séparait, il avait des envies brutales. Mais elle demeurait immobile, comme si elle ne sentait rien de ces effluves sauvages qu’il répandait autour de lui ; elle gardait pudiquement ses yeux baissés sur son paquet de satin. Lorsque sa main blanche lui tendait le briochon délicatement enveloppé, plus d’une fois en frôlant ces doigts blancs, il avait eu un éblouissement de désir. Il sortait alors de la boulangerie presque en haletant.

          Comme il aurait voulu que cette joie demeure éternellement ! Mais le destin funeste des Fontanier l’avait rattrapé. Il n’aurait jamais dû lui parler, ce matin-là, ni lui donner un rendez-vous comme on en donne à des filles faciles. Car Bérengère n’était pas comme les autres, elle ne l’avait jamais été. C’était sous les grands saules, au bord de la rivière, que le drame s’était noué. Car ce soir-là, la haine avait surgi dans le cœur blessé de Pierre, cette haine qui avait si bien su se draper des oripeaux trompeurs de l’amour. Puis pendant les quatre jours suivants, la haine avait macéré en lui comme du piment. Pierre voulait à tout prix revoir Bérengère et c’est en pénétrant sous le chapiteau du bal, hier soir, qu’il avait enfin compris que ce n’était pas l’amour qui l’avait poussé à venir au bal de la Saint-Jean mais le désir absurde de faire du mal à Bérengère.

          Assis au-dessus de la Cueille, il écoutait encore les mesures cadencées de la dernière valse comme si elles ressurgissaient des remous joyeux de la rivière. Comme un homme ivre qui, au lendemain d’une débauche, ne garde que des souvenirs intermittents de ses excès, de même Pierre s’était réveillé dès l’aube en doutant presque d’avoir jamais été au bal de la Saint-Jean. Puis il s’était redressé dans son lit, le souffle coupé au souvenir de la gifle ignoble qui avait jeté Bérengère à terre. Il l’avait frappée et il avait fui. Avec cette gifle, sa haine s’était consumée d’un seul coup. Au matin, il n’y avait plus qu’un grand vide en lui et un remords douloureux comme une plaie à vif.

          A son réveil, la ferme était silencieuse, ses parents dormaient encore. Ils ne savaient rien pour le moment mais bientôt ils sauraient. Pierre n’hésita pas longtemps. Il rassembla hâtivement quelques effets et son petit baluchon prêt, il ne prit même pas le temps de boire un café. Il se glissa au dehors avec une peur atroce au ventre, celle de se heurter à sa mère dont le sommeil était si léger qu’elle paraissait constamment aux aguets du moindre bruit. Mais Irène, ce matin-là, n’entendit pas son fils quitter la ferme pour toujours.

          Il allait rejoindre Paris, se perdre dans le labyrinthe de l’immense ville et prendre le chemin d’une autre vie, oublier Bérengère, oublier La Montée-sur-Cueille, oublier la malédiction des Fontanier. Il sortit de la ferme et s’en fut rapidement vers la Cueille dont il comptait suivre le cours jusqu’à la grande route qui menait à la ville voisine. Et puis le désir de revoir une dernière fois le petit pont de pierre l’avait fait revenir sur ses pas. Comme si La Montée-sur-Cueille n’en avait pas fini avec lui, comme si aucun Fontanier ne pouvait jamais en finir avec l’histoire tumultueuse de ce village.

Et maintenant, son regard flottait sur la rivière qui s’enfuyait vers les champs sans se soucier de lui. Dans la transparence de l'eau, il pouvait voir des pierres luisantes. Des reflets de fraîcheur montaient vers lui comme un parfum. Sa tête lui faisait atrocement mal et il y avait en lui comme un bourdonnement de tout son sang. La vue de l’eau l’apaisait un peu. Et le faisait souffrir aussi car il songeait que bientôt, il serait loin de la Cueille, loin du village, loin d’Irène. Loin aussi de Bérengère. Il ne regrettait pas son geste, geste inéluctable, inscrit dans le destin des Sauvegrain et des Fontanier, brillant depuis toujours au firmament des discordes villageoises. Pourtant ne pas revoir Bérengère et ne pas pouvoir lui parler, voilà ce qui provoquait en lui ces douloureux élancements de son cœur. Il n’espérait aucun pardon ; il n’y avait pas de place pour le pardon. Mais même lorsque l’on ne parvient pas à pardonner, on peut comprendre. Dire à Bérengère qu’elle ne méritait pas ce geste fou, se jeter à ses genoux parce que faute d’amour, elle avait droit au respect ! Revoir Bérengère pour sécher ses larmes, rafraîchir sa joue meurtrie de cette mortelle offense !

La petite rivière lui gazouillait à l’oreille qu’il n’y avait pas de retour possible et comme cette eau joyeuse aujourd’hui, mortifère parfois, la vie ne revenait pas en arrière. Pierre porterait à jamais son fardeau et ses doigts misérables laisseraient pour toujours leur trace sur le beau visage blanc de Bérengère Sauvegrain. Sa migraine redoublait et il sentit brusquement l'envie de boire l'envahir. En lui remontaient les angoisses ataviques des Fontanier, l'incessante quête de l'eau qui avait fait courir tous ses aïeux par les chemins et qui avait donné à sa famille un pouvoir sans partage le temps d'une éphémère domination sur le village. L'eau coulait maintenant, abondante et provocante sous ses yeux, comme une femme que l'on a longtemps courtisée et qui semble enfin s'offrir. Car la Cueille était bien davantage que la compagne de ses jeux d'enfant, elle était son ennemie, elle était le chagrin de son père, elle était la misère de sa jeunesse. Et cette envie irrépressible de boire avait le goût d'une vengeance. Cette rivière que l'on avait si longtemps haïe, il allait abuser d'elle à présent, il allait lui montrer qu'il pouvait la prendre et la dominer, qu'elle ne pourrait indéfiniment le narguer de ses ondulations fuyantes.

          D'un saut, il fut dans l'eau jusqu'aux cuisses et il plongea son visage dans l'onde. Il buvait avidement, à grandes goulées, comme après la traversée d'un désert. Il aspirait la rivière, elle entrait en lui comme une maîtresse exigeante. Depuis longtemps, sa soif s'était tarie mais il ne pouvait cesser d'aspirer cette eau brillante qui venait vers lui. Il la sentait maintenant le remplir tout entier et l'étouffer. Lui revinrent à l'esprit, en une sorte d'éblouissement, toutes les rumeurs qui accusaient la Cueille d'empoisonner lentement le village; il levait les yeux au ciel et dans l'aube naissante, il distinguait encore quelques étoiles comme des larmes dans les yeux de Bérengère. Car la jeune fille était auprès de lui désormais et elle lui prenait la main. Elle venait à lui, apportant le pardon et l’amour. Son beau regard triste brillait comme les pierres polies au fond de la rivière. Hébété, il tituba encore quelques instants et s'effondra dans un bouquet de joncs.

          Un peu avant midi, on le retrouva mort au bord de la Cueille.

          Pendant plusieurs jours, Bérengère resta muette, allongée sur son lit. Claude Sauvegrain s'en inquiéta et fit venir le médecin. Gilberte Sauvegrain était préoccupée mais avait tout compris. Elle pensa que la jeunesse l'emporterait sur le chagrin. Au bout de quelques jours, sa fille se leva et reprit son activité à la boulangerie. Elle était seulement un peu plus pâle. Lorsqu’elle recommença d’aller à l’église, Gilberte s'en trouva heureuse et soulagée.

          Et parfois Bérengère longeait la Cueille, le regard perdu sous les reflets de la rivière.

 

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16 janvier 2011 7 16 /01 /janvier /2011 09:09

Diana          Le titre attire: Le premier principe Le second principe. Principe de l'entropie, principe du désordre: Serge Bramly, l'auteur de ce polar politico-médiatique, nous invite à réviser nos grands principes de physique! Le titre est prometteur et les premières pages, sur la mort de la princesse Diana, sont prenantes et font preuve d'une certaine originalité dans le point de vue dans lequel l'auteur place le lecteur.

          C'est ensuite que tout se gâte! Car les grands (ou les bons) principes ne font pas un grand livre. L'intrigue, forcément un peu embrouillée au départ, mêle les tribulations d'un photographe, taupe de la DGSE à ses heures, la mort de Diana, celle de l'ancien Premier Ministre de Mitterrand, Pierre Bérégovoy, les trafics d'armes de l'époque et les services secrets français. Tout cela sur une impression de complot généralisé, déjà vu à bien d'autres occasions.  

          Et c'est justement là que S. Bramly fait intervenir les deux principes en nous expliquant que, si l'on songe à un complot qui relierait toutes ces histoires, l'on se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude (principe de l'aveuglement assuré! NDLR). Tout vient donc de l'entropie et du désordre, donc. J'avoue que l'explication est courte, très plaquée sur les intrigues et qu'elle a du mal à irriguer tout le récit: en fait, au bout de cinquante pages, je l'avais complètement oubliée et il a fallu qu'apparaisse, en toute fin de récit, l'exposé sur le théorème Lincoln-Kennedy pour me la remettre à l'esprit (comment ça, vous ignorez tout du théorème Lincoln-Kennedy?). Beregovoy

          Vous l'aurez compris, j'ai moyennement aimé ce roman, au titre prometteur, mais rempli de longueurs, au dénouement un peu plat et où toute tentative de style est absente: comme je viens de le lire dans un autre blog, "le style n'est rien mais rien n'est sans le style". C'est certainement une question de principe, le principe dit de "littérature"!

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14 janvier 2011 5 14 /01 /janvier /2011 16:44

orangesEn plein coeur de l'hiver, c'est un fruit qui illumine les étals, qui enivre l'odorat de son parfum de Noël et qui réchauffe nos papilles nostalgiques des fruits estivaux. L'orange est une couleur chaude et éclatante, une couleur solaire comme l'a chanté Eluard: "la terre est bleue comme une orange".

 

Mais sur la tête des enfants roux, la belle couleur orangée vire vite au "poil de carotte", symbole de la persécution par les adultes de la faiblesse enfantine, comme l'a si bien conté Jules Renard (le bien nommé, homonyme de l'animal rusé au pelage... orangé!). Rousseur étrangement belle et qui rappelle les arrière-saisons nostalgiques.

 

Beaucoup de peintres ont aussi illuminé leur palette de cette couleur, de Turner aux Impressionnistes et à Van Gogh. J'ai récemment redécouvert l'un des trente six tableaux recensés de Vermeer, La dame avec les deux gentilshommes, dans lequel, au centre de la toile, attirant irrésistiblement le regard, une robe de la plus belle teinte orangée qui soit occupe tout l'espace pictural.

la dame avec vermeer 

Orange, couleur hollandaise s'il en est à l'image de la famille Orange-Nassau qui a donné plusieurs célèbres Stathouder aux Pays-Bas des XVIème et  XVIIème siècle. Orange comme les maillots des footballeurs bataves, si lumineux sur le fond vert des pelouses et si euphoriques dans la victoire.

 

Et puis la couleur orange qui revient dans la mode contemporaine nous rappelle aussi les teintes psychédéliques des années soixante-dix, celles d'avant la crise lorsque nous portions des pantalons aux pattes d'éléphant et que nous courrions voir... Orange mécanique!

 

 

 

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11 janvier 2011 2 11 /01 /janvier /2011 22:21

 X - LES ECLATS D’UNE VALSE

 

 

 

          A bien des égards, La Montée-sur-Cueille n’était pas un village ordinaire. Certes, il y avait bien cette petite rivière qui coulait si paisiblement à ses pieds. Mais une rivière si cruelle parfois, une rivière qui charriait tous les remords du village, une rivière aux eaux troubles certains jours. Il y avait aussi toutes ces morts curieuses qui étaient l’histoire du village, cette histoire à nulle autre pareille. Pourtant, La Montée-sur-Cueille s’apprêtait à fêter la Saint-Jean comme tant d’autres villages des alentours, avec entrain et musette. Le grand chapiteau blanc était la représentation la plus visible d’une agitation et d’une activité patientes et discrètes. Depuis des années, les habitants de La Montée mettaient tous leurs espoirs dans ce jour de liesse, comme si cette grande fête qui réunissait tout le village avait la vertu de le purifier de la malédiction qui s’était emparé de lui depuis la mort d’Emilienne Deschamps. Et il est vrai qu’elles furent nombreuses les années où l’on n’eut pas à déplorer la moindre mort suspecte. Mais il n’était pas moins certain qu’il y eut aussi des années où, les lampions du bal à peine soufflés, la mort revenait frapper là où on l’attendait le moins. Certains villages avaient leur procession, d’autres leur carnaval : le bal de la Saint-Jean, à La Montée, unissait tous les habitants dans un même recueillement et une même allégresse. Tandis que de grands feux brûlaient dans les champs, la place de la mairie vibrait des accords des valses musette, éclats de rire d’un village qui voulait croire que les jours les plus sinistres avaient coulé avec les remous de la Cueille.

          C’était sans doute là le cours que suivaient les pensées de Me Gaillac qui surveillait les ultimes préparatifs du bal à travers les vitres de son bureau, dont le verre parsemé de bulles donnait à la place de la mairie des perspectives inattendues. Après toutes ces journées d’agitation et d’inquiétude, le notaire qui n’aimait rien d’autre que l’ordre, le silence et la lecture, avait éprouvé un besoin viscéral de s’isoler avant la dernière épreuve qui l’attendait ce soir-là, lorsque le jour tomberait sur La Montée-sur-Cueille. Tout en gardant un œil inquiet sur le grand chapiteau blanc, son petit menton replet appuyé sur son poing fermé, il revoyait tous les bals des années passées qui, dans sa mémoire, se superposaient jusqu’à ne faire qu’une seule et unique fête où se croisaient parents, enfants et grands-parents, tous âgés d’une vingtaine d’années, cet âge où danser est aussi nécessaire que découvrir la vie et l’amour.

          Tandis que six heures du soir sonnaient discrètement à la pendulette dorée qui ornait le dessus de l’imposante cheminée de son bureau, le maire de La Montée soupira à plusieurs reprises. Avec nostalgie, un peu de fatigue et avec une sorte de contentement discret mais bien réel. Il serait donc le maire de la grande réconciliation ! Son entregent, dont il n’était pas peu fier, avait fini par triompher des vieilles rancoeurs. Un Fontanier était officiellement convié au bal avec l’assentiment du conseil municipal ! Dans son esprit, il ne faisait d’ailleurs aucun doute que Pierre Fontanier serait ce soir parmi les danseurs qui tournoieraient sous le grand chapiteau. Comme il aurait blêmi s’il avait deviné les hésitations de Pierre et l’opposition farouche de Ferdinand Fontanier ! Mais rien n’aurait pu troubler la sérénité de Me Gaillac en cette fin de journée de juin tandis qu’au dehors, on entendait les derniers coups de marteau du garde champêtre.

          De l’autre côté de la place, Gilberte Sauvegrain s’apprêtait à fermer boutique. Il ne restait que la vieille demoiselle Blanc qui n’en finissait pas de remettre son porte-monnaie dans un immense et vieux sac en cuir qu’elle portait pendu à son bras depuis des années. « Sans doute dort-elle avec ! » se demandait parfois Gilberte. Et tandis qu’elle plongeait son bras maigre dans les profondeurs du sac, la vieille dame ne cessait de jacasser, ressassant toujours les mêmes petites histoires, les mêmes petits tracas et tous ses petits soucis domestiques. Tout en la poussant courtoisement mais fermement vers la sortie, Gilberte ne prêtait aucune attention aux radotages de mademoiselle Blanc. Elle avait les yeux fixés sur le grand chapiteau blanc, songeant déjà aux airs de valse sur lesquels elle danserait dans son beau tailleur crème. Cela faisait sans doute une vingtaine d’années qu’à l’approche de la Saint-Jean, elle faisait vœu de se faire faire une tenue particulière pour l’occasion ; et autant d’années qu’au dernier moment, elle ressortait le tailleur crème qu’elle avait acheté à la ville le jour de ses vingt ans, lorsque ses parents l’y avait emmenée pour la première fois. Le tailleur avait subi mille reprises et ajustements tout au long de ces années et, en somme, on pouvait presque croire, à chaque bal, qu’il s’agissait d’une tenue différente.

          Comme si elle avait lu dans les pensées de la boulangère, la vieille demoiselle Blanc s’approcha enfin de la porte en ricanant :

          « Ah ! je vous demande bien pardon, chère madame Sauvegrain ! Quelle vieille bête je fais décidément ! Vous avez encore à vous habiller pour le bal, n’est-ce pas ? Hum !…et dans quelle nouvelle et splendide tenue vous y verra-t-on cette année, rajouta-t-elle perfidement en clignant ingénument de ses yeux larmoyants ?

          - C’est-à-dire… Mais, voyons, chère mademoiselle Blanc, je vous en ferai la surprise à l’ouverture du bal, rétorqua Gilberte Sauvegrain qui n’ignorait pas que la vieille femme n’allait plus au bal depuis longtemps. Alors à tout à l’heure ! »

          Et sans même laisser mademoiselle Blanc répliquer, elle ferma en toute hâte la porte de la boutique dans le dos de sa cliente. Tout en traitant la vieille dame de tous les noms, elle s’empressa de mettre la boutique en ordre puis de grimper à l’étage où Bérengère devait l’attendre. Car cette année, Claude Sauvegrain avait décrété que sa fille avait l’âge d’accompagner ses parents au bal de la Saint-Jean.

          Gilberte passa avec précaution devant la porte de sa chambre car, à cette heure, Claude Sauvegrain dormait à poings fermés. Elle ne le réveillerait qu’un peu plus tard. Sous ses pas, le parquet se mit à gémir affreusement et malgré l’habitude prise depuis des années, elle ne parvenait pas à éviter les lattes les plus bruyantes. Cependant, depuis des années aussi, aucun grincement n’avait jamais réveillé le boulanger. Et comme un petit jeu entre eux, à son réveil, il se plaignait pourtant d’avoir une fois de plus été réveillé par tout le vacarme qu’elle faisait après la fermeture de la boutique.

          Mme Sauvegrain s’arrêta un bref instant devant la chambre de sa fille puis elle donna un coup léger contre le battant, si léger qu’il ne pouvait qu’être inaudible, et sans attendre le moindre encouragement, elle entra. Assise au pied de son lit, Bérengère avait la tête inclinée sur sa poitrine, comme en prière. Et cependant, elle ne priait pas. Elle pleurait. Gilberte Sauvegrain eut un haut-le-corps car les larmes de sa fille l’émouvaient plus qu’elle ne voulait en convenir ; mais elle s’agaçait aussi de ces chagrins si fréquents et sans raison particulière.

          « Es-tu prête, lui demanda-t-elle sur un ton plus sec qu’elle n’aurait souhaité ?

          - Oui, murmura Bérengère en relevant soudain son visage baigné de larmes.

          - Qu’as-tu donc encore, grommela Gilberte au comble de l’agacement ?

          - Ce n’est rien, je t’assure… juste un peu d’angoisse. C’est mon premier bal après tout. »

         Mme Sauvegrain ne répondit rien. Elle examinait sa fille qu’elle trouvait plutôt jolie dans sa robe blanche toute simple, à peine décolletée et qu’un contour de fine dentelle faisait paraître comme un prolongement naturel et soyeux de sa peau pâle comme le lait. Pourtant, Gilberte n’eut que cette remarque :

« Arrange donc un peu ta coiffure, que tu donnes peine à voir ! »

          Bérengère ne répondit même pas à sa mère et son visage retomba lentement sur sa poitrine. Gilberte attendit un instant puis, devant l’immobilité de sa fille, elle sortit de la chambre, à la fois ravie et agacée de voir sa fille si jolie dans sa tenue. Avec son vieux tailleur crème, elle serait bien loin d’attirer autant les regards. Décidément, c’était bien la dernière année qu’elle mettrait cette tenue défraîchie !

          Bérengère ne savait pas exactement pourquoi elle s’était mise à pleurer en se voyant dans le miroir. Peut-être cette insupportable attente de quatre jours qui l’avait presque tenue éveillée chaque nuit ? Et puis la robe que sa mère lui avait fait confectionner lui allait si bien… Elle s’en trouvait presque effrayée. Tant de sentiments nouveaux et étranges dilataient son cœur depuis plusieurs jours. Elle ressentait bien encore sa mélancolie ordinaire, tapie au plus profond de son âme mais c’était un peu comme lorsque, dans une mare fangeuse et verdâtre, on lance un gros pavé : les beaux ronds dans l’eau repoussent la laideur verte et visqueuse de l’eau stagnante. Et pendant un moment, l’eau n’est plus trouble. Depuis que Pierre lui avait adressé la parole, un vague sentiment d’allégresse avait envahi le cœur de Bérengère. Bien sûr, elle ne cessait de douter de tout, d’elle-même, de Pierre et du monde entier. Pourtant, à la veille de son premier bal, elle osait vouloir être heureuse enfin. Pour cela surtout elle pleurait. Après un long moment, bien des minutes après le départ de sa mère, Bérengère Sauvegrain redressa son cou comme un jeune cygne qui va enfin prendre son envol. Au-dehors, on entendait déjà les premiers accords de l’orchestre, sous le chapiteau blanc ; les éclats d’une valse, répétés à l’envi, heurtaient amicalement les carreaux de Bérengère comme si sous ses fenêtres, c’était Pierre qui lançait des petits cailloux. La jeune fille se leva prestement et s’en vint guetter derrière ses rideaux : la place était vide encore et sous la grande tente blanche, on devinait une agitation de dernière minute, dans la lueur tremblotante des lampions qu’on venait juste d’allumer. Car déjà, le ciel d’été s’obscurcissait doucement.

 

 

 

***

 

 

 

          On avait déjà beaucoup dansé. La nuit n’avait guère fraîchi et sous le chapiteau, l’air était lourd de tous ces corps en mouvement. L’orchestre entamait une nouvelle valse et Pierre Fontanier n’avait pas encore invité Bérengère Sauvegrain. Il était seul, assis près de l’entrée de la grande tente blanche. Au début du bal, Me Gaillac était venu le saluer et avait fait l’effort, qu’il considérait hautement diplomatique, de prendre une chaise et de rester à discuter auprès de Pierre pendant une bonne vingtaine de minutes. Tandis que les deux hommes ne parvenaient pas à échanger plus de dix mots consécutifs, le maire songeait que chacun devait l’observer et qu’il accomplissait là un geste politique historique, une manœuvre stratégique qui resterait gravée dans les annales du village. Une nuit de la Saint-Jean à marquer d’une pierre blanche. La nuit de la réconciliation pour La Montée-sur-Cueille. Puis Me Gaillac avait dû ouvrir le bal en prononçant quelques mots : cela lui avait permis de s’éloigner de Pierre d’une manière tout à fait naturelle et convenable, qui ne pouvait faire l’objet d’aucune interprétation défavorable ni donner lieu à aucun sous-entendu malveillant. Tout au contraire, il profita de l’allocution pour, une fois encore, s’adresser à Pierre Fontanier, lui souhaiter la bienvenue d’un ton qu’il voulut extrêmement cordial, propice à encourager cette réconciliation des Fontanier avec les habitants de La Montée. D’ailleurs, il n’avait perçu aucune hostilité dans l’auditoire, tout au plus une attention polie, une réserve bien compréhensible. Il ne fallait pas non plus aller trop vite en besogne. Ce bal n’était qu’une première étape sur le long chemin des retrouvailles.

          Puis Me Gaillac, une fois le bal ouvert, avait commencé à faire le tour de ses concitoyens et il n’était plus retourné auprès de Pierre. Et c’est ainsi que le jeune homme s’était retrouvé seul, près de l’entrée, aussi seul qu’à son arrivée. Car, au dernier moment, son père avait empêché Irène d’accompagner son fils, secret espoir qu’elle entretenait depuis plusieurs jours. Si Pierre en avait éprouvé de la rage contre Ferdinand, il en ressentit aussi un peu de soulagement : la présence de sa mère l’aurait embarrassé. Il avait quitté la ferme en faisant semblant de ne pas apercevoir les larmes d’Irène. En arrivant sur la place de la mairie, il l’avait déjà oubliée.

          Lorsqu’il pénétra sous le chapiteau, il y avait encore très peu de danseurs. Il avait choisi cette place près de l’entrée pour apercevoir Bérengère dès qu’elle ferait son apparition. Les personnes qui s’engouffraient peu à peu sous le chapiteau soit ne prêtaient pas attention au jeune homme soit le saluaient d’un air distant. Et Pierre restait isolé sur sa chaise, guettant Bérengère. Le geste de Me Gaillac le laissa indifférent car il n’avait rien à dire à cet homme qui, jadis, ne le saluait jamais dans les rues de La Montée. Sa présence d’ailleurs l’obligeait à détourner son attention de l’entrée du chapiteau et lorsque le maire se leva pour s’en aller ouvrir le bal, Pierre se rendit compte que les Sauvegrain étaient déjà arrivés et qu’il avait manqué l’apparition de Bérengère.

Elle était assise entre ses parents, pâle dans sa robe blanche comme un lys fragile. Elle tenait ses yeux obstinément fixés sur le bout de ses escarpins vernis. L’orchestre entonna la première valse, quelques danseurs s’élancèrent sur la piste et Bérengère demeura immobile. Pierre ne la quittait pas du regard mais pas un instant, elle ne releva son blanc visage pour le regarder. Tandis que la musique virevoltait entre les chaises, emplissait tout le chapiteau et s’éparpillait bientôt sur la place de la mairie, tandis que La Montée-sur-Cueille frémissait d’allégresse aux éclats de la valse, Bérengère semblait absente, presque transparente. Pierre savait que tant qu’elle ne l’aurait pas regardé, il ne trouverait pas la force ni l’audace d’aller l’inviter à danser. Comme s’il attendait de sa part un signe d’acceptation ou un geste de soumission. Dans son absolue immobilité, elle était aussi blessante, pour lui, que dans son absence au rendez-vous de l’autre soir.

Les valses s’enchaînaient. Pierre restait isolé sur sa chaise, portant sur ses épaules le poids du mépris que tout un village continuait de vouer aux Fontanier. Ce n’était pas la solitude, au milieu de cette foule joyeuse et bruyante, qui rendait plus sensible à son cœur cette éternelle rancœur. Il n’y avait plus à ses yeux, désormais, que la désobligeante indifférence de Bérengère. Un être seul personnifiait toutes ces années de souffrance et de haine qui avaient accablé son grand-père puis son père et enfin sa mère. Un être aussi innocent que lui, cette blanche Bérengère, assise modestement, telle une sainte, entre les deux gardiens de la loi qui régnait depuis toujours à La Montée-sur-Cueille. Comme elle était belle dans cette absence immaculée et combien pourtant il la haïssait de cette innocence mensongère !

Tandis que l’orchestre résonnait maintenant des éclats somptueux d’une valse viennoise, Pierre Fontanier, parvenu au bout de sa solitude, de cette séculaire solitude qui mortifiait sa famille depuis l’origine des temps montésiens, Pierre Fontanier avait abandonné sa chaise solitaire et se tenait immobile devant le front pudiquement incliné de Bérengère Sauvegrain. Pierre ignora le regard furibond de Claude Sauvegrain et d’un bras ferme, il saisit la main offerte de la jeune fille en blanc. Il la força avec douceur à se lever, à s’élever à sa hauteur. Alors seulement elle mit ses yeux dans les siens et s’abandonna à sa détermination. Plus rien désormais n’allait entraver la force du destin. Le couple s’enlaça dans le rythme exaltant de la valse comme deux cygnes, l’un blanc l’autre noir, dans une mortelle parade d’amour. Car l’un comme l’autre savaient depuis toujours l’agonie qui s’annonçait. C’était l’ultime partition d’une lente tragédie que La Montée-sur-Cueille vivait depuis la mort d’Emilienne Deschamps. Bérengère et Pierre tournaient sur eux-mêmes au rythme des derniers accords parfaits d’une valse funèbre. Les yeux de Pierre disaient toute la haine et tout l’amour que la jeune fille faisait vivre en lui et Bérengère, timide et ignorante, triste d’une éternelle et blanche mélancolie, croyait lire sur les lèvres mystérieuses du jeune homme le même sourire que celui qui flottait sur le visage émacié du Christ en agonie, dans la petite église du XIème siècle.

Autour des deux danseurs, tout le village observait, perplexe, ce rapprochement inattendu entre une Sauvegrain et un Fontanier. Me Gaillac souriait déjà, un regard de triomphe derrière ses lunettes : sa politique de la réconciliation portait enfin ses fruits, aux accords d’une valse de Strauss qui plus est ! Là où le marquis de La Motte ou Gaston Deschamps avaient échoué, lui avait réussi : il vengeait ainsi son père que l’on avait toujours empêché d’accéder à la charge suprême. Enivré par les accents princiers de la musique, Me Gaillac n’en pouvait plus d’orgueil. A ses côtés, Gilberte Sauvegrain se sentait tour à tour mère émue devant les premiers pas de danse de sa fille et épouse indignée d’un Sauvegrain qu’offensaient les prétentions d’un fils Fontanier. Néanmoins, son beau visage de Bouddha impassible ne reflétait aucune émotion comme si elle avait devant les yeux un simple couple de cygnes traçant d’harmonieuses arabesques sur un lac. Un peu en arrière, en revanche, Claude Sauvegrain ouvrait des yeux exorbités par l’indignation et la couleur pourpre qui faisait de vilaines tâches sur ses joues pleines annonçait un violent et prochain orage. Et ainsi, en observant de près la physionomie de chacun des participants au bal, qui s’étaient comme figés devant la scène presque impossible à croire, on aurait pu aisément comprendre que les Montésiens n’avaient pas encore emprunter le chemin de la réconciliation.

Cependant, aucun d’eux n’aurait pu imaginer le tour tragique qu’allaient prendre les événements. Seul Pierre Fontanier avait pressenti dès son retour au village que la tragédie était tapie dans l’ombre et que l’histoire de La Montée-sur-Cueille suivait les mêmes méandres que la rivière. Jamais on ne change le cours d’une rivière et qui en prend la redoutable initiative doit s’attendre, parfois, à de bien cruelles représailles. Seul Pierre Fontanier savait combien était violent le ressentiment qui s’abritait sous le masque d’une passion récente. Seul Pierre savait que Bérengère n’avait pas fait naître de l’amour en lui, seulement du désir. Depuis le rendez-vous manqué, au bord de la Cueille, Pierre Fontanier avait compris qu’il était incapable d’éprouver une forme quelconque d’amour pour Bérengère Sauvegrain. En tournoyant avec elle, sur un air frivole de Strauss, il se demandait ce qui aurait pu arriver si d’aventure, ce soir-là, Bérengère l’avait rejoint sous les grands arbres. Un bref instant, il ferma les yeux et derrière ses paupières fatiguées, il crut voir défiler trop vite les apaisantes images d’un bonheur au bord de la Cueille.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, les dernières notes de la valse s’enfonçaient dans le silence et Bérengère le regardait en souriant pour la première fois. Ah ! comme ce sourire lui était insupportable ! Il ne l’avait jamais vue sourire, même enfant. Lui revinrent des souvenirs cruels de la grosse fille du boulanger dont tous les enfants du village se moquaient. Il se rappela aussi qu’à cette époque, il la détestait parce qu’elle partageait avec lui seul le sort des enfants tenus à l’écart. Et il aurait tant voulu être dans le camp des moqueurs !

Ce sourire premier de madone triste lui donnait la nausée. Ses bras se raidirent sur la taille de Bérengère qu’il n’osait même plus serrer contre lui. Sans cet abominable sourire, il aurait peut-être pardonné à Bérengère d’être tout ce qu’elle était mais le sourire un peu figé de la jeune fille était en tous points semblable au masque indifférent que Gilberte Sauvegrain offrait chaque jour à sa clientèle. Et cette fille à laquelle il n’avait cessé de rêver depuis quatre jours, cette fille qu’il avait imaginée délicieusement blottie contre son épaule sous les grands saules de la Cueille, cette fille qu’il désirait tant posséder non seulement parce qu’elle l’attirait physiquement mais qu’il sentait aussi en elle une pureté fascinante, désormais il la tenait dans ses bras et ce n’était pourtant que du dégoût qui lui raidissait les bras pendant qu’il l’entraînait maladroitement dans les derniers tourbillons d’une valse. Bérengère souriait avec bonheur pour la première fois de sa vie sans doute et Pierre Fontanier sentait déborder en lui la haine que toutes les générations passées de Fontanier avaient inexorablement déposée dans le fond de son âme.

Tandis que l’orchestre vibrait encore des dernières mesures, tandis que Me Gaillac se rengorgeait devant le succès de sa politique, tandis que les Sauvegrain soupiraient de dépit à voir leur fille ainsi compromise, tandis que l’on commençait déjà à jaser entre soi sous le grand chapiteau, tandis que dans sa petite maison la vieille demoiselle Blanc soupirait d’aise en se retournant dans son lit solitaire, tandis qu’Irène et Ferdinand s’étaient enfermés dans un silence renfrogné, tandis que la Cueille coulait joyeusement au bas du village, Pierre Fontanier gifla à toute volée Bérengère Sauvegrain puis quitta le bal sans se retourner.

 

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9 janvier 2011 7 09 /01 /janvier /2011 09:24

chlorophylleEn ce début janvier, la neige à peine fondue, nous sommes encore bien loin du printemps, bien loin de pouvoir battre la campagne et ses verts paturages, bien loin de voir éclater les bourgeons d'un vert tendre, pointer l'herbe nouvelle, contempler cette symphonie végétale comme dans certains tableaux d'Arcimboldo.

 

Giuseppe Arcimboldo Le printempsCar c'est au printemps que l'on prend le mieux la mesure du vert, qui est partout dans la nature (même si de l'espace, la terre est plutôt bleue... comme une orange!). C'est à la chlorophylle que nous devons la couleur de l'espoir devenue aujourd'hui la couleur de l'écologie; Hémingway, lui, était davantage du côté des chasseurs lorsqu'il écrit Les vertes collines d'Afrique.

Dans mes souvenirs d'enfant (c'était à l'époque du « vert paradis des amours enfantines » chanté par Baudelaire...), c'est la couleur de mes premiers livres, ceux de la Bibliothèque Verte de Hachette. Et dans cette collection, l'un des tout premiers fut Le rayon vert de Jules Verne: car, le sait-on, même le soleil (quand il n'est pas noir de mélancolie) peut être vert à ses heures:

« Bientôt le soleil disparut à demi derrière la ligne horizontale. Quelques jets lumineux, lancés comme des flèches d'or, vinrent frapper les premières roches de Staffa.

« En arrière, les falaises de Mull et la cime du Ben More s'empourprèrent d'une touche de feu.

« Enfin, il n'y eut plus qu'un mince segment de l'arc supérieur à l'affleurement de la mer.

« - Le Rayon-Vert! Le Rayon-Vert!, s'écrièrent d'une commune voix les frères Melvill, Bess et Partridge, dont les regards, pendant un quart de seconde, s'étaient imprégnés de cette incomparable teinte de jade liquide. »

 

 

EmeraudeJade ou émeraude, le vert peut être précieux comme dans les aurores boréales (encore une facétie du soleil!):

 

« J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies » nous dit Rimbaud dans Le Bateau Ivre. Dans ses Voyelles, c'est le U qui est vert: « U, cycles, vibrements divins des mers virides... »

 

Tant il est vrai que la mer n'est pas toujours bleue, souvent verte, turquoise ou... émeraude.

 

 

Le vert est donc partout dans la nature: il est par définition la couleur de base des peintres de paysages comme les  naturatlistes et les impressionnistes et j'en veux pour preuve l'extraordinaire exposition Monet, dont j'ai fait mention dans un autre article (Couleurs et bonheur: bonne année avec Monet ), qui nous rend à cette réalité première de la peinture en plein air: le vert est dans l'oeil du peintre.   

En attendant le printemps donc, je vais aller ranger les dernières guirlandes de Noël qui enturbannent le beau sapin... vert.

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Quatrième De Couverture

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"... je connaissais l'histoire de dizaines d'écrivains qui essayaient d'accomplir leur travail malgré les innombrables distractions du monde et les obstacles dressés par leurs propres vices."

 

Jim Harrisson in Une Odyssée américaine

 

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    Vladimir Nabokov in Littératures

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