V - UN MYSTERIEUX SOURIRE
Dehors le soleil n'en finissait plus de se croire en été et ses rayons, un peu plus pâles pourtant, donnaient un air de fête à cette fraîche journée d'automne. Malgré la profusion de lumière qui inondait le village, la pénombre restait entière à l'intérieur de l'église. Les vitraux étaient peu nombreux, étroits, leurs tons plutôt foncés. Ca et là pourtant, une tâche vivante et dorée trouait l'obscurité immobile qui flottait entre les travées. Derrière un pilier du fond de la nef, près de l’entrée, une jeune fille venait de se réfugier à l’abri de la petite église. Elle avait seulement un peu couru et maintenant, dans le silence respectueux qui flottait sous les voûtes, on l’entendait haleter faiblement. Elle cherchait à reprendre son souffle. Elle venait d’avoir vingt ans et pourtant, elle se sentait fatiguée. Un rien l’épuisait et cette petite course, le long du raidillon qui menait à l’église, lui avait coupé les jambes.
Une fois passé le porche, Bérengère Sauvegrain avait fermé les yeux pour conserver encore un peu de soleil dans sa tête puis le noir s'était fait et elle les avait à nouveau ouvert. Cette fois-ci, l'intérieur de l'église lui paraissait moins obscur et elle put apercevoir une silhouette perdue entre les chaises en bois. Une auréole de lumière faisait briller la soutane du curé en prière, courbé sur un prie-dieu. C’était le père Armand. Le prêtre était arrivé au village au tout début de la guerre ; c’était maintenant un vieil homme. Mais il avait conservé une allure vive et son visage était resté lisse et rose comme celui d’un jeune homme. Le temps ne semblait guère avoir de prise sur lui. Certains, au village, ricanaient en murmurant que c’était ses bonnes bouteilles qui donnaient au curé des joues si roses. Bérengère, elle, n’avait jamais vu le prêtre boire et son avis était bien différent : ce vieil homme paraissait si jeune parce qu’il aimait la vie, il aimait le village, il aimait les habitants de La Montée-sur-Cueille.
C’était sans doute pour cette raison que, depuis sa communion, Bérengère trouvait souvent refuge dans l'église. Elle venait y respirer les relents d’amour que le curé ne cessait d’y répandre. C'était aussi un endroit solitaire, tranquille, à l'abri de tous les regards mais un lieu où elle n'était jamais seule, où elle venait rencontrer un grand nombre d'amis silencieux qui lui racontaient mille histoires de bonheur. Les saintes et les saints qui peuplaient les niches lui étaient familiers. Elle connaissait chacune et chacun par son prénom, elle savait les qualités et les défauts de tous. Malgré leur visage de pierre un peu figé, elle les sentait proches d'elle et compréhensifs. Les premiers temps, ce fut la curiosité qui la poussa à rôder autour de l’église. Car à l’école, elle entendait bien les conversations de certains de ses camarades qui se moquaient du vieux curé. Ils disaient qu’il était un peu fou et qu’il passait son temps à parler avec les statues de l’église et que ces dernières lui répondaient. Certains fanfarons assuraient même que certains soirs, ils avaient eu le courage de rester cachés dans le confessionnal et qu’ils avaient bien entendu « de leurs oreilles qui n’en croyaient pas leurs yeux » ces conversations étranges entre le père Armand et les saints de pierre et de plâtre. « On aurait dit des bêlements, affirmait même Bernard Carpentier, son cousin, qui n’était pas le dernier à se moquer de Bérengère. » La fillette se défiait des autres enfants et son instinct la poussait à ne donner aucun crédit à ces affabulations. Pourtant, à force de les entendre, sa curiosité prit progressivement le dessus sur son incrédulité et c’est ainsi qu’elle en vint à visiter régulièrement la solitude obscure de la petite église, guettant les murmures des saints dans le silence sacré des voûtes. Les premières fois où le curé l’aperçut à rôder entre les piliers, il crut qu’il s’agissait encore d’un de ces garnements qui venaient jeter de la terre dans le bénitier ou dérober des hosties dans le saint ciboire. Il courut à elle, l’air menaçant et le cheveu hérissé. Bérengère, effrayée autant par le souvenir des histoires contées par ses camarades que par l’aspect revêche du prêtre, se sauva en criant. Mais bientôt, le vieux curé se rendit compte que c’était toujours la même petite fille qui revenait déambuler dans l’église, l’air sérieux et les yeux dévorant les statues de curiosité. Peu à peu, ils s’accoutumèrent l’un à l’autre : pour ces deux êtres transis de solitude, ces menues conversations dans l’église tenaient lieu de vie sociale et chacun y trouvait une sorte de réconfort. Au fil des années, le père Armand lui avait enseigné l’histoire des saints de son église et Bérengère les connaissait désormais si bien qu’ils lui tenaient lieu de grande famille.
Cependant, malgré l’habitude qu’elle avait de l’église, de ses saints et de ses recoins, elle conservait une certaine réserve à l’égard du Christ en croix qui occupait le fond du chœur et qui lui semblait si lointain, si douloureusement souriant que son beau visage de souffrances lui donnait chaque fois comme des palpitations. Plusieurs fois déjà, elle avait interrogé le curé sur le mystérieux sourire qui rendait la figure du Christ tellement digne de pitié. Ce n'était pas un sourire de joie car l'angoisse se lisait sur chacun des traits du visage divin mais ce n'était certainement pas de la tristesse qu'exprimait l'auguste crucifié. D'ailleurs, le vieux prêtre lui avait montré des images pieuses où l'on voyait d'autres figures du Christ beaucoup plus empreintes de souffrance; le sourire n'était plus qu'un rictus de doute ou de douleur. Alors pourquoi le Christ en croix de La Montée-sur-Cueille souriait-il?
« Ecoute-moi, répondait le père Armand, écoute-moi Bérengère, ce sourire que tu vois n'est pas le même que le nôtre. Tu as raison, ce n'est ni de la joie ni de la souffrance. C'est bien au-delà de ces pauvres sentiments humains...
- Bien au-delà?
- C'est la bonté, Bérengère, la bonté absolue pour toi, pour moi, pour nous tous! »
Sans doute lui avait-il fallu beaucoup de bonté, songeait Bérengère, pour sourire à ceux qui lui faisaient tant de mal. Cela voulait-il dire que le Christ en croix avait éprouvé une sorte de bonheur? Serait-il possible que l'on pût être heureux de se voir infliger de telles souffrances? Bérengère comprenait pourquoi l'on admirait à ce point un homme mort voilà déjà plusieurs siècles. Il était comme une sorte de héros de la bonté. Car toutes les fois que Bérengère souffrait, elle ne se sentait aucunement heureuse. Ce n'était pourtant pas faute de penser à ce christ souriant! Elle recherchait en elle les moindres parcelles de bonté mais ce n'était jamais de la bonté qu'elle rencontrait au fond d'elle-même; c'était toujours le visage du Christ en croix qui brillait en elle comme la preuve d'un inaccessible bonheur.
Car Bérengère souffrait souvent, plusieurs fois par jour et tous les jours de l'année. Ce n'était pas du tout une souffrance insupportable mais de petits élancements sourds qui passaient inaperçus la plupart du temps. Les jours où cette souffrance se faisait plus aiguë, presque insupportable, elle venait comme aujourd'hui chercher refuge dans l'église. Sous ces voûtes tellement solitaires, elle oubliait pour un moment sa solitude, son effrayante solitude. Bérengère avait toujours entendu sa mère répéter à qui voulait bien l’entendre ce genre d’expression que les adultes se plaisent à répandre, eux qui ont oublié leur vie d’enfant : « Mais à cet âge, on est heureux, on n’a aucun souci ! Ah, c’est le bel âge! » Les bonheurs enfantins ! N’existent-ils que dans nos souvenirs ? Aux yeux de Bérengère, la vie qu’elle menait depuis son plus jeune âge ne faisait guère de place au bonheur. Pourtant, pendant longtemps, il n’y eut pas de jours où elle ne fit de grands efforts pour être heureuse. Le soleil qui se levait et venait danser sur le plancher de sa chambre, promesse d’une belle journée, d’un matin d’été scintillant. Bérengère courait à la fenêtre et dans la rue inondée de lumière, les premiers clients entraient et sortaient de la boulangerie, sous le bras l’éclat mordoré et ensoleillé d’un bon pain. Ces matins-là, Bérengère avait des instants de jubilation, des envies d’amitié, des besoins de conversations frivoles avec ses camarades. Puis la matinée filait doucement, les heures s’effilochaient et Bérengère traînait entre sa chambre solitaire et la boutique où sa mère s’affairait tout en parlant. Plus d’une fois, elle prenait la ferme résolution de sortir et de courir jusqu’à la rivière où sans doute, déjà, les enfants du village organisaient leurs jeux. Mais son envie et sa volonté s’émoussaient, s’érodaient, se ratatinaient devant cette angoisse de toujours, cette peur qui lui mordait le ventre. Comment s’y prendre pour se mêler aux jeux des autres sans qu’ils ne remarquent son arrivée et ne commencent leurs espiègleries coutumières ? Comme il était facile de sortir de la boulangerie et de courir à travers les rues ! Puis la course se ralentissait déjà aux dernières maisons du village. Au loin, les peupliers lui faisaient pourtant des signes amicaux en penchant noblement leur haut front sous la brise. Mais Bérengère sentait ses jambes mollir, son cœur s’affoler, son ventre se nouer car déjà, au loin, par-dessus les herbes folles de l’été, elle percevait les cris des enfants. Déjà, elle entendait les rires faussement accueillants lorsqu’elle longerait le petit sentier de la berge : « C’est Bérengère, la boulangère, sa caboche et ses brioches ! »
La tâche de soleil avait glissé le long de la soutane du père Armand jusque sur le prie-dieu et elle caressait maintenant les doigts entrecroisés du prêtre. Bérengère fixait ces mains dorées, porteuses du pouvoir de bénir et de pardonner, ces belles mains qui savaient apaiser le feu de ses joues par leur fraîche tranquillité. Puis son regard effleura les épaules baissées, ces frêles épaules qui portaient le lourd fardeau d'enseigner l'amour de Dieu à des femmes et à des hommes qui n'avaient même jamais remarqué le sourire du Christ en croix, derrière le chœur. Elle soupira profondément en pensant à toutes les fois où, dans la cour de l’école, les autres enfants se moquaient de ses visites à l’église. Car bien vite, certains s’étaient aperçus que Bérengère passait de longs moments avec le père Armand. Et comme ils trouvaient cela mystérieux et que sans doute, ils auraient bien aimé, au fond d’eux-mêmes, être à la place de Bérengère et connaître les secrets du vieux prêtre, ils cherchaient à lui faire doublement payer cette chance et ce privilège qu’elle avait acquis sans même le vouloir. Bérengère se croyait méprisée par les autres alors qu’elle était enviée ; et pour cette raison même, ils la persécutèrent. Bernard Carpentier surtout était odieux avec sa cousine, sans doute pour faire oublier aux autres ce malheureux lien de parenté qui le gênait. Dans la cour de l’école, on ne comptait plus les sobriquets dont il affublait sa cousine et qu’il faisait circuler entre les autres enfants. Bérengère se souvenait avec amertume des chuchotements qui bruissaient derrière son dos car tantôt elle était « la bonne du curé », tantôt « le crapaud de bénitier » ou encore « la curette », « la reine des cloches », « Sainte Brioche », « la Vierge enfarinée ». Il y eut même des propos autrement grossiers que Bernard chercha à répandre mais les autres enfants, dans leur innocence relative, n’étaient pas toujours enclins à répéter des termes qu’ils ne comprenaient guère et dont, malgré tout, ils sentaient l’excès. Cependant, jamais ces vexations enfantines ne parvenaient aux oreilles des parents et le père Armand lui-même était bien loin de songer qu’à son corps défendant, il était l’instrument principal dont Bernard et les autres se servaient pour soumettre Bérengère à la torture. Et chaque dimanche, tous les enfants qui avaient sans vergogne maltraité la fillette tout au long de la semaine venaient assister avec des airs d’enfants de chœur à la messe célébrée par le vieux prêtre.
Lors de ces messes qui réunissaient presque tout le village, Bérengère se plaçait sur un côté du chœur d'où elle pouvait aisément observer l'assemblée des fidèles. Sur les visages dominicaux, au-dessus des cols raides, on voyait flotter l'ennui, l'absence ou le sommeil inachevé; la ferveur rarement; et jamais un regard émerveillé pour le Christ en croix qui n'en pouvait plus pourtant, messe après messe, d'offrir aux hommes son sourire de bonté. Bérengère se penchait de temps à autre pour voir le Christ car elle pensait que devant tant d'indifférence, un dimanche, le sourire allait peut-être s'évanouir. Mais sa patience devait être infinie. Alors Bérengère se retournait vers les bancs et regardait le lourd visage de son père qui ne souriait jamais; elle le voyait peu, elle ne savait jamais ce qu'il pensait; sans doute n'y avait-il guère de place pour elle entre le four et le comptoir du café! Elle aurait aimé connaître son père jeune, son visage plus mince, son visage souriant comme celui du Christ en croix... Dans les yeux mornes de sa mère, elle devinait un aveuglement absolu pour le merveilleux sourire qui illuminait le fond du chœur; même à l'église, sa mère restait la boulangère derrière ses brioches, la boulangère curieuse et médisante; debout face au pain béni que le curé offrait aux fidèles, son visage figé exprimait une attention polie qui avait la même intensité que celle du maire lorsque, au banquet annuel des anciens du village, le doyen de quatre vingt quinze ans avait ânonné pendant plus de deux heures un petit discours de remerciement. Il n’était pas si loin le temps où Gilberte Sauvegrain obligeait Bérengère, chaque dimanche matin, à revêtir une robe bleue, de grandes chaussettes blanches et des souliers vernis pour aller assister à l’office. Sur le chemin de l’église, haletant à chaque pas à cause du raidillon, sa mère ne cessait de vitupérer tantôt le père Armand dont les prêches l’ennuyaient à mourir, tantôt Mme Devaux qui s’en allait toujours communier alors qu’elle ne s’était jamais confessée de sa vie, tantôt l’église si humide… Bérengère se raidissait et parvenait parfois à ne plus prêter attention à cet incessant flot de paroles acrimonieuses. Son père les accompagnait rarement car il fallait bien continuer de servir le pain. Pourquoi donc sa mère l’obligeait-elle à se rendre chaque dimanche à la messe si rien de bon ne pouvait en résulter ? Et pour quelle autre mystérieuse raison, elle-même y allait-elle ? Cependant, elle ne partageait pas les sentiments de sa mère car elle trouvait le père Armand gentil et lorsqu’il montait en chaire, elle ressentait toujours la solennité de l’instant et même si les prêches lui paraissaient obscurs et difficiles à comprendre, elle y retrouvait parfois des épisodes de cette histoire du Christ que les Evangiles célébraient et que le père Armand lui enseignait, le jeudi, en compagnie des autres enfants de La Montée-sur-Cueille. Dans ces moments-là, il lui semblait que le prêtre s’adressait plus particulièrement à elle, en faisant référence à ces épisodes étudiés le jeudi au cours du catéchisme. Elle s’imaginait alors que le reste des fidèles ne comprenait pas l’intérêt des miracles ou des paraboles comme elle en saisissait toute la portée puisqu’ils n’avaient pas eu la chance d’en avoir une explication détaillée lors des séances du jeudi. De cette complicité imaginaire avec le père Armand, Bérengère avait gardé une attirance pour l’église.
Comme Bérengère songeait, les yeux perdus dans la demi-clarté qui baignait la nef, le père Armand se redressa soudain et son visage apparut baigné d'une douce teinte jaune dans la lumière tombante du soir que filtrait la robe éclatante de Balthazar face à l'enfant-roi. Le prêtre avait un air pensif et un vague sourire sur les lèvres. Tout sur son visage, pourtant mangé par les rides, semblait imprégné d’une grâce juvénile. Pendant quelques instants, Bérengère reconnut dans la douceur mordorée de ce visage humain la même bonté souriante qui illuminait le fond du chœur. Presque tremblante à cette révélation, elle s'avança lentement entre les travées en toussotant très doucement. Soudain, un nuage passa dans le ciel et la lumière s'assécha. Dans la pénombre, le curé aperçut enfin la jeune fille qui s'avançait vers lui. Elle était d'une extrême pâleur et il s'en alarma car il ne l'avait jamais vue ainsi.
« Bérengère, mon enfant, est-ce que tout va bien?
- Mais oui, mon père, je suis venue vous voir parce que je me suis sentie un peu seule.
- Comme tu fais bien, la solitude ne vaut rien; certes, elle est salutaire pour un homme comme moi qui suis au service de Dieu. Mais la jeunesse aime le monde, la foule...
- Oh non, mon père! Non, non! Moi je n'aime guère la foule, elle me fait peur. Même à la messe, le dimanche, je ne veux pas m'asseoir avec les autres car je sens tous ces gens autour de moi, cela m'oppresse, ils m'empêchent vraiment de respirer. Je préfère mon petit coin, là-bas sur le côté du chœur, je vous vois, je vois le Seigneur, je vois tout enfin et je suis bien tranquille.
- Je le sais bien, ma fille, et cela ne me plaît guère; je vois aussi que cela contrarie tes parents. Mais enfin cela ne gêne personne et surtout pas le Seigneur. Cependant, à ton âge, ce n'est pas gai de s'isoler comme tu le fais, tu serais beaucoup mieux avec les autres jeunes du village...
- Sans doute, mon père, mais je me sens tellement mieux loin d'eux. Ils ne sont pas méchants avec moi mais je ne parviens pas à leur parler, je sens leurs regards... sur moi... et cela me gêne vraiment. Et puis, avec eux je m'ennuie; rien ne les intéresse que le ballon ou le café. D'ailleurs au village que peut-on faire d'autre? Il n'y a vraiment rien d'intéressant à faire... Moi je rêve de voyager très loin, sur un grand bateau avec des voiles immenses comme des nuages, sur la mer bleu foncé. Vous, mon père, avez-vous fait beaucoup de voyages?
- Moi, ma fille? Quelle étrange question, ma foi! Mais je n'ai gère quitté notre belle région. Une fois seulement, je suis parti à Paris pour accomplir une sorte de pèlerinage à Notre-Dame, une église beaucoup plus grande que la nôtre. J'en avais le souffle coupé tellement il me semblait que cette énorme masse de pierre allait m'écraser. En pénétrant sous les immenses voûtes, l'obscurité m'a envahi tout entier et j'ai senti que le souffle de Dieu était partout et surtout derrière les merveilleuses rosaces qui sont comme un admirable regard vers le ciel. Mais pour moi, tu sais, c'est le long chemin qui mène vers Dieu mon vrai voyage, ce sont-là mes rêves de pays lointains, c'est là mon horizon vers lequel fuient les grands voiliers...
- Mon père, mon père, soyez franc! N'auriez-vous pas envie de traverser les mers?
- Sais-tu, ma fille, que je ne me suis même jamais posé la question ? Servir le Seigneur est déjà une si belle tâche que je songe rarement à d'autres plaisirs. Et puis Dieu est présent partout, alors qu'importe connaître les autres pays si Dieu vous écoute si bien ici?
- Mais le voyage est si long pour aller jusqu'à Dieu! Mon père... je veux vous avouer quelque chose...
- Allons, dis-moi donc ce qui te tourmente ainsi.
- Je n’aime pas la vie.
- Voyons! Que dis-tu là, petite sotte? La vie est un don du Seigneur!
- Peut-être mais la vie que le Seigneur m'a donnée n'est pas aussi belle que celle à laquelle je ne cesse de rêver.
- Ne t'inquiète donc pas, c'est là chose normale à ton âge que de vouloir toujours davantage. Ensuite, tu te rendras compte que la vie est à l'image du Seigneur qui la donne et la reprend, une richesse qu'il ne faut pas gaspiller, une richesse de tous les jours qui jaillit des fleurs, des arbres, des enfants qui naissent. La vie est amour, Bérengère, ne l'oublie pas.
- Moi je trouve que la vie est cruelle, mon père, et je n'en veux plus de cette vie-là!
- Sais-tu bien que c'est le pire des blasphèmes que tu prononces là? Allons, rentre bien vite chez toi, tu me sembles bien fatiguée, ma fille, et il se fait tard. »
En effet, on ne voyait déjà plus les travées du fond et les vitraux n'étaient plus que des trouées un peu plus claires dans l'obscurité presque entière qui s'était répandue dans la nef. Seuls deux ou trois cierges faisaient flotter des lueurs tremblantes comme les feux d'un navire au loin dans la nuit. Maintenant, Bérengère distinguait à peine le visage du père Armand et derrière lui, le sourire du Christ avait complètement disparu. En reculant, elle heurta une chaise qui, en tombant, claqua comme un coup de feu dans le silence de pierre. Le prêtre laissa échapper un cri sourd. Puis on entendit le frôlement de sa soutane tandis qu’il s'éloignait vers la sacristie. Bérengère retrouva facilement son chemin au milieu des bancs et des prie-dieu. Au passage, elle trempa entièrement sa main dans le bénitier et la fraîcheur qui saisit ses doigts lui rappela celle de la Cueille les soirs d'été, après la chaleur. Elle se demanda si le curé allait puiser son eau dans la rivière pour la bénir et venir en remplir son bénitier. Elle ne croyait pas en effet qu'il pût bénir l'eau qui coulait d'un simple robinet, de ce même robinet qu'on ouvrait pour rincer une assiette.
Elle promenait ses doigts sur le fond du bénitier et sentait ainsi une matière visqueuse dont elle imaginait la couleur verdâtre comme les mousses qui couvraient le pilier du petit pont en bas du village. C'était bien le signe qu'il s'agissait de la même eau, cette eau qui coulait à travers la Montée, cette eau qui dormait dans le bénitier de l'église, cette eau qui remplissait les carafes pour étancher la soif. Bérengère n'en sentait plus la fraîcheur et sa main semblait s'être dissoute au fond du bénitier. En la retirant, elle lui parut chaude mais lorsqu'elle posa ses doigts sur sa joue, elle retrouva toute la fraîcheur de la rivière, cette même fraîcheur qui fait crier l'enfant que l'on baptise, cette fraîcheur qui ne fait plus frémir celui dont on lave le corps pour la dernière fois.
Comme elle s’apprêtait à franchir le portail de l’église, elle jeta un dernier regard vers le fond du chœur, par-dessus son épaule. Comme il faisait bien sombre, elle devina plus qu’elle ne vit le sourire mystérieux du Christ. Sans doute à cause de la distance ou peut-être de l’obscurité, peut-être aussi parce qu’elle avait encore l’esprit confus de cet excès de mélancolie qui l’avait saisie en voyant le père Armand agenouillé dans ses prières, le regard de Bérengère se troubla et la figure du Christ s’effaça derrière le beau visage sombre de Pierre Fontanier. Ce fut comme une vision qui aurait illuminé le fond de l'église; elle sut enfin pourquoi le sourire douloureux du Christ en croix soulevait en elle une telle tendresse amère. Un sanglot souleva sa poitrine et l’étouffa. L’instant d’après, l’illusion avait disparu. En chancelant, elle fit quelques pas sur le petit parvis. Jamais encore elle n’avait songé à cette ressemblance mais maintenant, le cœur battant et les genoux tremblants, sur ces marches qui descendaient vers le village, l’évidence l’aveuglait. Elle dut s’asseoir sur la dernière marche car ses jambes ne la portaient plus. Alors elle leva les yeux vers le ciel. Le crépuscule noyait déjà le village tandis qu'une bise soudaine venait de mettre fin à l'été. Bérengère frissonna de froid peut-être, de chagrin sûrement. Elle avait fait tant d’efforts pour oublier le visage de Pierre Fontanier ! Il lui avait fallu une patience infinie. Avant d’entrer dans l’église, cette après-midi, son souvenir n’était plus qu’une trace légère dans sa mémoire, comme un halo de poussière sur un visage ancien. Sans le sourire mystérieux du Christ…